Cela faisait plusieurs heures qu’elle conduisait. Une éternité pour celle qui ne tient pas en place. Elle avait tracé sa route, sans s’arrêter, sans se retourner. D’habitude, la vielle Ford était un joyeux fouillis, remplie de bouteilles vides, de cartes routières déchirées, de vêtements sales… sans oublier bien sur les diverses armes cachées un peu partout dans le tacot. Et il y avait toujours l’autoradio qui tournait à fond, le volume assourdissant, toujours branchée sur Rock N’Roll : les plus grands hits. C’était crade, puant et infernal mais au moins c’était vivant. Aujourd’hui, rien de tout cela. La voiture ne respirait pas la vie, mais la mort. Ne pleure pas. Ne pleure pas. Bordel, ne pleure pas ! Trop tard, les larmes traîtresses commencèrent à perler sur ses joues. La dernière fois que Keziah avait pleuré, c’était pour la mort de sa mère, il y’a quinze ans. Cela aurait dû être la dernière fois, et pourtant, c’était encore pour un parent mort qu’elle sanglotait aujourd’hui. Officiellement, Samuel Evans avait été attaqué par une bête sauvage lors d’une partie de chasse. Keziah savait la vérité. Si son père était bel et bien en train de chasser, ce n’était pas un coyote ou un loup qui lui avait fait ça mais quelque chose d’infiniment plus dangereux. Quelque chose d’inimaginable. Quelque chose d’horrible. Un monstre. Keziah avait toujours connu la réalité du monde qui l’entourait. Quand normalement on apprenait aux enfants que le père noël n’existait pas, Keziah, elle, apprit qu’il existait des créatures féroces et sanguinaires qui n’attendaient que le bon moment pour la dévorée, et que des fous furieux armés d’épées s’apprêtaient à l’égorger. Après cela, elle n’eut jamais plus d’enfance normale. Comme tous les Evans avant elle, sa vie ne fut dévouée qu’a l’extermination de ces abominations. Fini les copains à l’école : ce fut son père qui se chargea de son éducation, centrée exclusivement sur la mythologie. Interdiction de fréquenter les enfants de son âge, car ils pourraient la détournée de son destin. La Chasse avant tout. Ainsi, ils quittèrent le Texas très vite pour vagabonder dans tous les Etats-Unis, afin d’abattre un maximum de créatures. Au fil du temps, Samuel Evans était devenu fanatique, obsédé par le monde mythologique et comment le détruire. Les demi-dieux qu’il voyait avant comme de simples sont devenus de véritables ennemis, des parasites à tuer. Les lames de ses poignards se tachèrent d’un sang nouveau, un sang divin certes mais aussi humain. Et il fit de Keziah, qu’il avait déjà manipulée pour quelle lui soit dévouée corps et âme, l’instrument de sa folie. Dix ans s’écoulèrent selon le même schéma répété inlassablement : ils allaient dans une nouvelle ville, Keziah se faisait passer pour une sang-mêlé et infiltrait un petit groupe puis les menait tout droit dans un piège. Puis elle se bouchait les oreilles et fermait les yeux lorsque retentissait les premiers hurlements de douleur. Elle adorait son père, il était sa seule famille… Elle ne pouvait rien faire. Alors, elle se mit à boire et à se droguer, prenant n’importe quoi qui lui ferait oublier l’horreur de la réalité. Ça aurait pu durer encore longtemps comme ça, peut être même toute la vie. Jusqu’à cette fameuse journée. Le whisky coulant dans ses veines lui avait donné du courage et elle avait dit stop pour la première fois de sa vie. Même les coups douloureux qu’elle reçut ne l’arrêtait pas ; elle hurlait, se débattait, pour la première fois de sa vie, elle obéissait à elle-même, et non pas aux ordres de son père. Puis, plus rien. Assommée par une énième coups, et l’alcool la faisant chavirée, elle s’écroula par terre.
Keziah freina brusquement. Ses souvenirs étaient beaucoup trop récents, beaucoup trop douloureux. Il fallait arrêter de ressasser tout ça et agir. Oh, ils allaient payer. Demi-dieux, Créatures et même Dieux, ils allaient tous payer. Et alors que déjà les premières grattes ciels de New York se dessinaient à l’horizon, la jeune femme se jura de venger son père.

                                                                         
Non, c’est pas possible. Non. Non. Non.  Elle prit sa tête dans ses mains, l’angoisse la prenant peu à peu. Ça devait être erreur, ce genre de trucs ça arrivait souvent non ? Elle tenta de se ressaisir, de reprendre contrôle d’elle même. Keziah fixa les graffitis obscène qui se trouvait sur la porte devant elle et prit une grande inspiration. C’est rien Kez’, ça arrive qu’aux autres. Elle venait à peine de retrouver un semblant de stabilité (enfin aussi stable qu’on peut lorsqu’on tue des êtres surnaturels), il était hors de question qu’un coup de soir vienne tout gâcher.
Les doigts tremblant, elle porta peu à peu l’objet jusqu’à ses yeux. Et elle hurla. Le test de grossesse affichait un «+».  Elle était enceinte de Morphée. Keziah Evans, chasseuse mythologique, était enceinte d’un dieu et qui plus est, du dieu qu’elle haïssait le plus. Elle allait vomir et pas qu’a cause de ce qui se tramait dans son utérus. On tambourina à la porte délabrée des toilettes insalubres du bar, mais Keziah ne répondit pas. Elle était trop occupée à voir son monde s’écrouler. Une fois de plus.Il fallait qu’elle trouve cet enfoiré de marchand de sables pour lui foutre son poing au visage. Elle allait lui faire regretter toute son éternelle existence. Elle ferait tout ça et bien pire encore mais d’abord elle fit quelque chose qu’elle n’avait fait que deux fois dans sa vie : elle pleura.