Peu de mes enfants arrivaient à l'âge adulte. Je veux dire le vrai âge adulte. La plupart mourraient quand ils avaient la vingtaine. C'était triste mais c'était vrai pour tous les demi-dieux. Et en tant qu'enfants de la victoire, il faut dire qu'ils n'avaient pas toujours de chance...

Mais une de mes filles avaient particulièrement bien résisté. Cassandre avait atteint l'âge de 40 ans et ce n'était certainement pas grâce à moi. Elle était née à la mauvaise époque. Désormais, il était plus aisé de contourner l'interdiction de Zeus. Quand elle est venue au monde, c'était une toute autre histoire... La Seconde Guerre mondiale était encore trop fraîche dans les esprits et Zeus maintenait une surveillance accrue.

Autant dire que sans une petite protection divine, Cassandre avait connu plus d'épreuves qu'on ne le devrait. Mais désormais, il était peut-être temps de se racheter. Je m'étais donc débrouillée pour arranger une rencontre sans qu'elle le sache. Avec son travail, ça n'avait pas été très difficile : elle avait besoin d'informations pour une affaire et il m'était facile de les lui fournir.

C'est donc en plein après-midi que je descendis de l'Olympe, vêtue de mon apparence favorite : la trentaine, brune, jolie mais pas trop. Un jean et un haut passe-partout et jamais on aurait pu penser qui j'étais vraiment. Ou du moins si, j'avais toujours cette aura mais avant que les mortels comprennent...

J'entrais dans le café choisit comme point de rencontre. C'était discret pour une espionne. Ca paraissait banal et personne ne pensait que des informations de haute importance allaient y être échangées, au milieu du brouhaha ambiant.

Je parcourus la salle des yeux à la recherche de Cassandre. Nous nous étions mis d'accord sur un signe pour se reconnaître mais je n'en avais pas vraiment besoin. J'avais beau avoir eu interdiction de m'en mêler, je l'avais toujours gardé à l'oeil, autant que faire se peut. Je suis très occupée et j'avoue ne pas franchement être la mère de l'année... Ou même du mois. En fait, j'étais vraiment mauvaise dans ce rôle mais il paraît qu'il n'est jamais trop tard pour se rattraper.

Je m'installais en face d'elle et commandais un thé avec des scones.

"Bonjour, je m'appelle Victoire et il paraît que vous avez besoin d'informations ?"

Mieux valait ne pas expliquer de but en blanc qui j'étais vraiment. Et Victoire, c'était assez passe-partout comme nom. C'était mon préféré pour quand j'étais sous forme mortelle...

"Vous le savez parfaitement c'est vous qui nous avez contacté... A ce propos, pourquoi avoir voulu me rencontrer moi, et personne d'autre ? Comment me connaissez-vous ? Comment avez-vous obtenu ces "informations" ?"

Je plante mon regard dans le sien et lui adresse un petit sourire. Je m'y attendais. Des questions pour vérifier que ce n'était pas un piège, pour en apprendre plus et plus vite. Mais elle n'était pas non plus bête, elle savait qu'il y avait une raison pour que je ne veuille en parler à personne d'autre qu'elle.

Le thé et les scones arrivèrent et je remerciais le serveur avant de me servir une tasse et de commencer à la siroter. J'avais toujours apprécié les anglais et leur flegme. Ils avaient tout compris et en bien des points, j'avais le même comportement qu'eux.

Je reposais ma tasse délicatement sans lâcher Cassandre des yeux. J'avalais un scone et lui en proposait un avant d'enfin répondre à ses innombrables questions.

"Je fais aussi partie d'un service de renseignements, en quelque sorte. Et votre nom avait été évoqué à plusieurs reprises, vous sembliez tout à fait à même de régler cette affaire. Quant à savoir le pourquoi du comment, mieux vaudrait que vous ayez ces informations que me poser des questions inutiles, non ?"

Je souris de nouveau et pris une nouvelle gorgée de thé. Pour gagner au moins l'approbation de ma fille, mieux valait qu'elle ne soit pas face à une carpette. Elle aurait plus de respect pour quelqu'un de fort qui ne se laissait pas faire... Du moins, je le supposais. J'avais toujours eu quelques problèmes pour déchiffrer mes enfants et j'avais bien l'impression que Cassandre allait me donner du fil à retordre. Il faut dire qu'elle, elle était adulte et elle avait traversé encore une fois beaucoup plus de choses que la norme. Même pour une sang-mêlée.

"Mais bien évidemment, je vous laisse le choix : si vous n'avez pas besoin de ces informations et si vous ne nagez pas dans le brouillard le plus épais qui soit... Mais j'ai comme un doute."

Et sur ce, je repris ma tasse pour boire mon thé.

"Mon service ne peut effectivement pas se passer de ces renseignements, mais il me semble que le vôtre peut tout à fait se passer de vous. Si vous tenez à votre poste, vous avez tout intérêt à me donner ce qui m'intéresse et sans discuter."

Elle sort ensuite son téléphone portable et pianote dessus. Je l'observe, un sourire au visage. Je sais qu'elle essaye de m'intimider, me menacer, pour en avoir fini au plus vite. Mais je préfèrerai que ce ne soit pas le cas. Que ça se finisse, je veux dire. Pas tout de suite, pas comme ça. Pas sans qu'elle sache à qui elle a vraiment à faire.

J'attends donc qu'elle repose son téléphone en terminant mon thé.

"Alors, vos amis savent qui je suis ? Je n'ai aucun intérêt à garder ces informations pour moi et je vous les donnerai volontiers, croyez-moi."

J'avalais un scone, mon petit sourire ne quittant pas mes lèvres. Un air amusé peint sur mon visage, j'attends de voir jusqu'où elle pourra tenir. Pas la peine de la pousser à bout mais combien de temps mettra-t-elle pour comprendre que je suis différente ? Plus comme elle que comme tous les autres qu'elle côtoie ?

Et puis je me décide à parler :

"Envoyez-leur donc ça : lundi, dans deux semaines, une bombe sera placée près de la gare centrale de New York. Regardez près de la grande horloge dorée."

J'attends que la surprise, l'étonnement se lise sur son visage. Avec mon petit air espiègle, j'espère bien la garder un peu plus longtemps. Juste assez pour qu'elle confirme mes dires, juste assez pour qu'elle sache qui je suis. Alors je tente ma chance avant que Zeus ne finisse par repérer où j'étais et avec qui. Avec lui, on ne sait jamais pour combien de temps on en a... A croire qu'il a des yeux derrière la tête.

"Mais très franchement, je ne suis pas venue pour parler de cet attentat. Et je pense que tu le sais. Je pense qu'en ton fort intérieur, ma chère, tu sais qui je suis."

Cassandre fait un bond et renverse sa chaise. Je regarde les clients l'observer, un air dédaigneux sur le visage. Mais je n'ai rien besoin de faire. Elle sait se débrouiller toute seule. Elle ramassa la chaise et son sac, faisant grimper la petite loutre sur son épaule. Etrangement, je n'avais aucune envie de lui sourire. Plus maintenant. Elle était bouleversée et les larmes s'accumulaient dans ses yeux, menaçant de rouler sur ses joues.

"Mère ! Que fais-tu là ? Depuis quand tu te souviens que j'existe ?!"

J'encaissais le coup sans broncher. C'était mérité. Désormais, depuis l'histoire avec Luke Castellan, les Dieux faisaient plus attention et nous arrivions plus facilement à échapper à la vigilance de Zeus pour aller voir nos enfants. C'était mieux. Mais Cassandre était plus âgée, pas née à la bonne époque. Quand elle était venue au monde, la loi était plus dure et quiconque l'enfreignait risquait gros. Certains de mes enfants étaient morts sans m'avoir jamais vu. Alors je refusais d'y penser, un Dieu ne pouvait pas être faible, c'était trop risqué.

Cassandre pleurait désormais et, dans un élan maternel, je tendis le bras vers elle. Et puis je me retins. Non. Ce n'était pas une bonne idée. Elle n'était certainement pas prête. Avec tout ce qu'elle avait dû traverser, sans parents, se pointer la bouche en coeur ne suffirait pas. Alors je préférais m'expliquer, d'une voix douce :

"Ce n'est pas parce que je ne suis jamais venue que je t'avais oublié Cassandre. J'ai toujours un oeil sur mes enfants, même si c'est de très loin. Et je sais que j'aurais dû faire plus pour toi."

Je m'arrêtais, prête à encaisser un nouveau coup. Sa vie avait basculé lorsqu'elle avait rencontré Arès. Quand j'ai appris qu'il l'avait mise enceinte, j'étais entrée dans une colère noire et il avait fallu toute la patience de plusieurs Dieux pour m'empêcher de le détruire. Je n'étais clairement pas la mère de l'année mais personne n'avait le droit de toucher à mes enfants, et certainement pas un autre Dieu. Résultat : la vie de ma fille gâchée et la vie de ses enfants aussi. Mais dès qu'Arès passait par là, il fallait s'y attendre...

Je restais à la regarder, les yeux emplis d'une grande mélancolie. Dès que je mettais au monde un nouveau demi-dieu, je m'en voulais. Ils méritaient souvent bien mieux. Et malheureusement, je ne pouvais pas leur offrir.

"Faire plus pour moi ?! Tout ce que je voulais c'était un peu d'aide ! Un tout petit coup de pouce, c'était pas bien compliqué, si ? J'avais juste besoin d'un job qui m'aurait permis de... qui m'aurait permis..."

De garder ses enfants. Je connaissais la fin de sa phrase. C'était son plus grand regret, je le savais. C'était aussi un des miens. Et je savais que j'aurais beau faire, elle ne comprendrait pas. Comment le pouvait-elle ? Elle ne voyait que ce qui s'était mal passé, ne savait rien de la vie sur l'Olympe. Pire, elle voulait l'anéantir. Et si cela n'avait pas engendré tant de chaos, je les aurais peut-être laissé faire pour la simple et bonne raison que certaines règles devaient changer. Cassandre en était la preuve.

"Je ne sais pas ce que tu espérais en venant ici, mère, mais si c'est mon pardon que tu viens chercher, tu t'es déplacée pour rien. Je te haïrais toute ma vie, et tout ce que tu pourras faire n'y changeras rien. Mes enfants ont grandi sans leur mère. Je vieillis sans les voir. Je ne sais même pas qui ils sont, à quoi ils ressemblent, et ça ne serait pas arrivé si tu avais tenu ton rôle de mère."

J'accusais le coup sans broncher, sans sourciller. C'était mérité. Peut-être un peu exagéré mais mérité. Après tout, comment aurais-je pu savoir que ma fille s'enticherait d'un lourdaud comme Arès ? Comment aurais-je pu prévoir qu'elle aurait des jumeaux ? Comment aurais-je pu savoir que tout cela tournerait si mal, pour elle et ses enfants ? Car moi, je savais qui ils étaient. Je savais où ils étaient... Et en pensant à ce qu'ils étaient devenus, mon coeur se serra.

Son regard plein de haine ne me quitte pas des yeux. Elle n'est plus une petite fille apeurée face à sa mère. Non. Elle est cette femme adulte, puissante et déterminée. Celle qui sait ce qu'elle veut. Celle qui fixe ses conditions, Dieu ou pas.

Sauf qu'elle était face à moi. Et que je ne perdais jamais. Jamais. Mon air se durcit, comme une mère prenant son enfant en flagrant délit de bêtise.

"Me haïr ? Si tu crois que tu es la première... Mais écoute bien ceci : si j'avais pu, j'aurais agi. J'aurais fait en sorte que tu gardes tes enfants car leur vie aurait peut-être été meilleure. Oui. Ne fais pas l'étonnée. Je sais où ils sont et qui ils sont. Et si tu ne baisses pas d'un ton, ma petite, je ferais en sorte que tu ne les revois jamais."

Jamais un de mes enfants n'avait montré tant de haine. Peut-être Cassandre était-elle trop abîmée par la vie ? Toujours est-il qu'il était hors de question qu'elle pense être aux commandes. Elle ne l'était pas, ne l'avais jamais été et ne le serait jamais. Ce n'est pas comme ça que tournait le monde et mieux valait pour elle qu'elle le comprenne vite si elle ne voulait pas s'attirer plus d'ennuis. Mieux valait pour elle qu'elle fasse profil bas si elle ne voulait pas que sa vie devienne un Enfer et qu'elle souffre plus qu'elle n'avait déjà souffert. Par ma faute. Par celle d'Arès. Par celle des Dieux.