Il était encore difficile pour Criostal de croire que tout ce qui lui arrivait était vrai. Elle s’attendait toujours à ce que quelqu’un sorte de nulle part et lui annonce que tout cela était une plaisanterie et que maintenant, il lui fallait rentrer en Argentine. En même temps, qui pouvait accepter en une seconde d’être l’enfant d’un dieu grec, d’avoir des supers pouvoirs et de vivre dans une Colonie remplie d’autres demi-dieux ? Qui pouvait simplement accepter de croire que tout cela était réel en un instant ?

Pourtant, quand elle se réveilla ce matin-là, elle était bel et bien dans une chambre du bungalow d’Hypnos, qui, malgré le fait qu’il ait une apparence assez modeste comparé à ses voisins, représentait le comble du luxe pour la jeune fille. Idem, quand elle alla prendre son petit-déjeuner au réfectoire, son bol de céréales ne s’ouvrit pas en deux pour lui annoncer qu’elle rêvait et qu’il était temps de se réveiller dans le taudis qui lui servait autrefois d’habitation. Après s’être remplie l’estomac, elle était retournée à son bungalow dans l’espoir de convaincre ses cheveux de prendre une couleur un peu plus foncée que le rose saumon qu’ils abordaient pour le moment. Mais, malgré toute sa concentration possible, les racines s’étaient à peine obscurcies et elle avait fini par abandonner et sortir dehors pour y rejoindre Luke.

D’ailleurs, en parlant de Luke… Elle avait encore du mal à croire qu’ils sortaient ensemble. C’était typiquement le genre de choses qu’elle n’aurait pas imaginé un seul instant, il y a un an de cela. L’amour ne lui semblait pas lui être autorisé –d’ailleurs, comment aurait-elle pu y songer, dans un endroit aussi désagréable que Gonzalec Catan ? Elle dût se pincer pour vérifier une nouvelle fois qu’elle ne rêvait pas et dirigea ses pas vers le lac où elle était censée le retrouver.

Quelques minutes plus tard, elle arriva à destination et adressa un signe de main au fils de Zeus.

-Hey! Lui lança-t-elle avec son accent espagnol habituel.

Ses yeux s’étaient naturellement dirigés vers la berge où ils avaient ensuite entamé la dure tâche de compter les pierres occupant le sol. Il lui fallut quelques longues secondes pour qu’elle se rappelle que c’était malpoli et qu’il fallait lutter contre ça ; s’arrachant alors à son compte, elle reporta son attention sur son petit ami et lui sourit.

-Je… Elle songea alors à s’excuser, mais l’idée s’envola aussitôt et elle préféra changer de sujet. Comment vas-tu ? Tu as bien dormi ? Il paraît que les demi-dieux font pas mal de rêves prémonitoires avec des dangers et tout le bazar, j’espère que ça n’a pas été le cas… Hm… Elle massa l’une de ses tempes et ferma les yeux. Ce n’est peut-être pas comme ça qu’il faut le dire. As-tu rêvé d’agréables et délicates choses cette nuit ? Demanda-t-elle en rouvrant les yeux pour le fixer, sans penser un seul instant que cela pouvait être désagréable ou gênant de regarder quelqu’un de cette façon.

La jeune fille lui adressa un petit sourire et posa sa tête contre son épaule, profitant simplement de l’instant présent.

« Je n'ai pas vraiment fait de cauchemars ni même autres chose, mais je fais souvent un rêve avec cette femme et un jardin, je ne sais pas si c'est un souvenir ou quelque chose d'autre, mais c'est étrange.. »

Ses sourcils se froncèrent quelques instants, puis elle prit sa main dans la sienne et entrelaça ses doigts avec les siens.

« Tout rêve est l’expression d’un désir inconscient. Si tu en rêves… C’est que ça doit compter beaucoup pour toi, j’imagine. » Dit-elle en se mordant l’intérieur de la joue.

Pour une fille d’Hypnos, on aurait pû s’attendre à une décrypteuse express de rêves, mais la vérité était que Crio’ était aussi douée pour comprendre ce qu’ils signifiaient qu’un caillou. Ses frères étaient beaucoup plus calés sur le sujet, mais elle imaginait que Luke n’avait pas très envie de partager ses rêves avec tout le monde.

« Tout va bien toi, je veux dire, tu dors bien, tu passes du bon temps à la colonie ? » Demanda-t-il alors.

Un nouveau froncement de sourcils accueillit ce changement de sujet mais elle ne fit aucune remarque et hocha la tête.

« Je vais bien et je dors bien, ne t’en fais pas. C’est la première fois que je me sens vraiment chez moi, en fait. Première fois où quand je m’endors, je ne souhaite pas ne jamais me réveiller. C’est sûr que ça change de l’Argentine… » Marmonna-t-elle en passant sa main libre sur sa nuque.

Les mots lui avaient brûlé les lèvres, elle devait l’admettre. Dire qu’elle s’était promis de n’en parler à personne… Mais Luke n’était pas personne. Et parmi tous ceux présents à la Colonie, il était le premier à qui elle aurait remis sa vie entre ses mains s’il le fallait. Donc, elle considérait qu’il avait le droit de savoir. Au moins les grandes lignes… Elle n’était même pas sûre de vouloir se rappeler des détails. De toute façon, la question n’était même pas là.

« Enfin, tout va vraiment bien, c’est ce que je veux dire. » Finit-elle par souffler.

Oui, la Colonie changeait tout. Comme si toute sa vie n’avait été qu’un cauchemar et qu’elle s’y était brusquement réveillée. C’était passer de l’enfer au paradis, en quelque sorte. Elle n’aurait jamais pensé qu’elle vivrait dans un endroit comme ça, il y a cinq ans.

« Qu'est-ce que la Colonie t'a apporté en plus d'avant ? » Demanda Luke.

Tout ?  Elle n’avait pas d’autre réponse. Tout était si différent. En arrivant ici, c’était comme si on avait rempli le trou qu’elle avait à la place du cœur. Elle s’y était construite. Elle y avait vécu tant de choses. Elle avait enfin pû avoir une existence normale.

« Tout… Je sais pas comment te décrire à quel point c’était l’enfer, là où je vivais. Ce n’était même pas une vie… Imagine des centaines et centaines de personnes malades, mourantes amassées sur des tas d’ordures. Personne n’était heureux. Personne n’avait encore l’espoir de partir. J’avais même pas huit ans et j’avais déjà compris que je pourrais jamais aller autre part, parce que les gens comme nous sont condamnés à rester dans les endroits comme ça. Les gens ne rêvaient que de mourir. Alors la Colonie, ça m’a sauvé, tu vois. J’ai un toit, un vrai. J’ai enfin trouvé une famille qui m’aime et qui ne m’abandonnera pas. J’ai des amis sur qui compter. Et je t’ai toi. Tu te rends compte ? La moi du passé n’y croirait pas, et pourtant tout ça est bien réel et je compte bien le garder. »

C’était comme si une sorte de poids était parti. Elle avait eu le cœur entravé pendant dix-sept ans mais maintenant qu’elle avait enfin relâché la pression, elle pouvait laisser ça là et continuer d’avancer. Certains font de leur passé une force. Criostal préférait laisser cette histoire ici, sur la berge avec Luke. Il n’y avait pas meilleur endroit pour décider de ne plus penser au passé.

« J'ai eu une enfance relativement heureuse, c'est plutôt maintenant qui est bizarre, il n'y a que peu de moments où je me sens bien ici. Je suis content que tu te plaises ici, c'est le principal. » Lui dit-il. Elle tenta d’imaginer Luke enfant, avant qu’il ne découvre qu’il était un demi-dieu et que sa vie ne change. Comment fait-on pour accepter que tout ce en quoi l’on croyait est différent ? Est-ce qu’on l’accepte vraiment, au fond ?

« Pourquoi tu ne te sens pas bien ici ? » Demanda-t-elle d’une voix qui trahissait sa peine. Elle aurait aimé que Luke ait le même sentiment qu’elle à propos de la Colonie. Qu’il ait l’impression que tout cela ne soit pas totalement vain.