Le temps. Utilisé par les hommes pour déterminer à quel moment les choses se sont passées et se passeront. Unité de mesure désuète pour les divinités, immortelles et hors du temps. Le passé, sombrant dans l’oubli. Le présent, vécu par les créatures mortelles. Le futur, seulement connu de quelques rares privilégiés. Moi, je vis en marge de tout cela. L’évolution du monde ne m’intéresse point. Enfin, c’est ce que je prétends. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de regarder leur passé défilé. Tous les souvenir oubliés desquels j’ai été abreuvée. Moi, Léthé, celle qui se souvient.

Mon histoire à moi, elle débuta il y a longtemps. Trop longtemps pour que qui que ce soit ne s’en souvienne réellement. Ma mère est Eris. Eris, la discorde. Elle a enfanté bon nombre de créatures comme moi. Mais passons sur mes frères et soeurs. Moi, je suis l’oubli. Léthé. Je porte le nom du fleuve des enfers. Ou suis-je moi-même en partie ce fleuve? Malgré tout, le lien entre le fleuve et moi reste indéniable. Mes pouvoirs sont similaires aux siens. Quoi qu’il en soit, même pour moi, mes origines restent floues.

Pendant des dizaines d’années, des centaines d’années, ou même plus, j’ai obéi à ma mère aveuglément. J’ai pervertit des mortels. J’ai aidé des héros à oublier leur but. J’ai semé la discorde dans le monde des hommes au nom d’Eris. Le monde, rapidement, me sembla perdre de sa saveur. Certes, je prenais un certain plaisir à pervertir les hommes. Mais pour moi qui vivait leurs souvenirs oubliés, ils me semblaient tous si similaires. Rapidement, je me mis à penser que j’avais tout vécu, que j’avais tout vu. Quoi de plus normal, lorsqu’on a dans la tête les souvenir de centaines d’humains, de centaines de créatures?

Cela aurait pu durer éternellement. Mais un jour, à un moment de ma longue existence, je me surpris à m’éprendre d’un humain. Surprenant, oui. Cet humain, pour une raison que je ne comprenais pas, n’était pas manipulable. Je ne pouvais jouer dans son esprit comme avec les autres. Sans doute un enfant de dieu, maintenant que j’y repense. Malheureusement, les hommes passent aussi rapidement qu’un battement de cil, pour une déesse. Et pour lui, ce fut plus rapide encore. Le temps de rouvrir mes yeux, et un cyclope l’avait tué. Ainsi se termina ma première et dernière histoire d’amour.

J’aurais voulu oublier. Laisser ma peine et ma mélancolie couler dans le fleuve dont j’étais la personnification. Malheureusement, ce privilège m’a toujours été refusé. Étant moi-même une partie de ce fleuve, les pouvoir d’oubli de celui-ci ne fonctionnent pas sur moi. Je du donc faire avec mes sentiments les plus sombres, composer avec eux. Rapidement, ils m’entraînèrent dans des abîmes profonds. Lorsque je me promenais au milieu d’autres être vivant, je faisais en sorte de me faire oublier. Si personne ne me connait, alors, personne ne peut me blesser comme cet humain l’avait fait. Ainsi donc, rapidement, je devins invisible. Je devins celle dont personne ne connaissait l’existence. Une loque. Pour ma mère, je devins inutile et elle m’abandonna donc dans mon palais des enfers, seule à moi-même.

Je passais tellement de temps à errer dans les couloirs ternes de cet endroit que j’y perdis rapidement mon esprit, vivant dans le rêve, vivant dans un autre monde bien à moi. Vivant des souvenirs des hommes. Me rabaissant à espérer être humaine. Cette réalité me frappa. Je souhaitais être humaine. Je voulais vivre une vie éphémère, rapide, sans douleur comparativement à mon existence. Mais cela n’arriverait jamais. Par contre, je pouvais, plutôt que de vivre ici, dans mon palais, à errer sans fin, à revivre les souvenirs des morts et de ceux que j’avais embobinés, me rendre dans le monde des hommes. De là, je pourrais les observer en temps réel, voir leur décadence et leurs vices. Voir leurs moments de bonheur éphémères qu’ils détruisaient eux-même. Oui. Quitter mon palais pour regarder des fourmis vivre leurs vies, pourquoi pas? Tout me semblait mieux que ce que je faisais actuellement, coquille vide que j’étais. Et puis qui sait. Peut-être cela me permettrait-il de me trouver une nouvelle muse? Un petit humain, demi-humain ou dieu qui me donnerait envie de vivre à nouveau. Quoi que cela serait plus que surprenant. Disons plutôt, qui me donnerait envie de jouer avec lui pendant un temps, avant de m’effacer à nouveau.

Et puis, je pouvais me faire passer pour celle que je voulais. Avec des siècles de pratique, on devient rapidement une bonne actrice. Avec des siècles de pratique, on a aussi une bonne connaissance du monde. Il me serait donc facile de m’impliquer dans la vie de quelqu’un. De jouer. D’avoir du… plaisir? Et rien ne m’empêcherais de m’effacer des souvenirs des gens si jamais on se rendait compte de mes mensonges et manigances… Oui. Je partirais vivre dans le monde des hommes pour me jouer d’eux et jouer avec eux. Cela aura le mérite d’éloigner de moi la peine, la dépression et toutes les autres émotions du même genre, au moins pour un temps.

Cette résolution, il me semble qu'il y a peu que je l'ai prise. À vrai dire, je me souviens parfaitement du moment où j'ai rejoins la communauté des humains. Les années folles! 1920. Les robes, les bijoux, la danse, le plaisir. Ces années-là, je me souviens de m'y être amusée. Au moins un peu. Enfin bon. Elles sont loin derrière, les années folles. Encore une fois, le temps passe comme un battement de cil pour une déesse. Et nous voilà en 2015. Cela fait 95 ans que je cherche celui, celle ou ce qui me surprendra et me captivera. Ce qui, avouons le, est loin d'être gagné. En attendant, je poursuis mon existence au milieu des mortels, rentrant rarement à mon palais des enfers, craignant ma solitude.