« Mais si ! » « Ulysse, les femmes avec des cheveux-serpents, ça n'existe pas. » Le petit garçon de sept ans croisa les bras en adoptant un air boudeur et plongea le regard dans les profondeurs obscures du tunnel du métro. Monsieur d'Anjou ne put s'empêcher de sourire devant le spectacle amusant de son plus jeune fils boudant devant lui. Puis son sourire se teinta d'inquiétude. Son plus jeune fils oui, mais aussi le seul un peu particulier. Contrairement aux deux aînés – Gabriel, le plus grand, âgé de onze ans, et Jane, la cadette de neuf ans – Ulysse était l'enfant qu'il avait eu avec une déesse, Némésis. Il se remettait à peine de la révélation d'une liaison entre son épouse et un homme, un barman, quand Némésis était entrée dans sa vie. Il s'était laissé allé, autant par dépit que par désir de vengeance, et… Disons que quelques mois plus tard, le petit Ulysse était entré dans sa vie. Cet enfant, il l'avait accepté tout de suite. Il ressemblait tant à sa mère… Un peu comme un souvenir ambulant. Alors il lui avait donné un nom de héros dans l'espoir qu'il soit bon et grand, qu'il soit un modèle, une belle personne.

Miranda considéra Ulysse un bref instant avec perplexité avant de le pousser vers la sortie. « Tu es vraiment d'une bizarrerie sans borne mon garçon. Bon, attends dehors le temps que ça sèche, Gabriel t'attend dans le jardin je crois. » Cet enfant, Miranda l'avait accepté. Peut-être qu'à l'époque elle se sentait terriblement coupable, ou peut-être qu'elle voulait à tout prix que son mari lui pardonne. Ou peut-être les deux à la fois. Son époux, elle l'aimait tendrement et le tromper s'était fait… comme ça. Un petit jeu qui avait mal tourné, qui avait dérapé. Elle s'était laissée prendre et hop, l'engrenage était enclenché. Bref, quand Henri lui avait rapporté cet enfant en se confondant en excuses… Elle l'avait accepté. Pas comme son propre fils, elle n'aurait pas pu, mais elle en avait pris soin. Un peu comme si elle savait depuis le début qu'il était un peu particulier cet enfant. Par la fenêtre, la belle-mère regarda le garçon aux cheveux noirs courir vers son frère aîné. Ils s'entendaient à merveille ces deux-là, adorant se liguer entre frères contre Jane. Elle leur rendait bien la pareille donc tout allait bien.

« Ecoute-moi Ulysse, écoute-moi ! » Le gosse était terrorisé, à moitié assis sur ses genoux dans la buanderie, tremblait de tous ses membres. Ulysse avait treize ans et bien qu'il fut l'enfant d'une déesse mineure, son odeur commençait à intriguer les monstres qui passaient par hasard dans le coin. Henri savait que ça finirait par arriver, Némésis le lui avait expliqué quand elle lui avait offert leur fils. Elle avait parlé de la Colonie aussi, de cet endroit qui saurait faire d'Ulysse un véritable demi-dieu. Un héros. En attendant, une créature femelle aux jambes étranges cherchait à ouvrir la porte de la buanderie, grattant avec vigueur le bois. « Ta mère m'a donné ça pour toi il y a longtemps. » Ulysse n'était pas pris au dépourvu, Miranda et Henri avaient toujours été honnêtes là-dessus. « Ulysse, regarde-moi. Ta mère est une personne formidable mais elle est un peu particulière et… toi aussi tu l'es. » Le garçon de treize ans tremblait toujours mais Henri était parvenu à capter son attention et il le regardait droit dans les yeux, interloqué. Si son père lui avait toujours dit que Miranda n'était pas sa mère, il n'avait en revanche jamais réussi à obtenir la moindre information sur sa véritable génitrice. Henri reprit la parole, parla de la Colonie – ou du moins balança tout ce qu'il savait sur le sujet, soit pas grand-chose. « Va chez Eugen, il saura où aller. » Henri ouvrit le conduit d'aération qui débouchait dans la pièce et y jeta à moitié son fils. « Va, va ! » Ulysse alla.

Miranda avait failli à nouveau. Un peu à la façon d'un automate, dans un état second parfait, Henri traversa la petite cuisine de la maison des Anjou, juste à l'extérieur de Boston. Il ouvrit un tiroir, attrapa un couteau et contempla la fine lame d'un regard perdu. Ulysse avait raison, il n'avait plus rien. Un beau jour, Miranda était partie avec un type, un type jeune tout droit sorti de nulle part. Un enfant d'Aphrodite, avait dit Ulysse… Mais Miranda s'en était allée en sa compagnie, trop faible pour résister à… il ne savait quoi. Alors Ulysse avait bien raison, ce geste, cet abandon, exigeait vengeance. Vengeance il aurait.

« Pas mal, Ulysse ! » Ulysse progressait, grandissait. Il était devenu un bon bretteur à l'épée et se défendait pas mal. Il n'était pas le plus rapide ni le plus doué mais il savait où se trouvait sa place et ce n'était certainement pas au dernier rang. Bref, un bon élément. Il n'était pas non plus un type spécialement désagréable ou hautain, plutôt le type sympa une fois qu'on l'avait approché. Certes, il ignorait totalement les gens qu'il ne connaissait pas… mais il se montrait d'une loyauté sans faille envers ses amis et ça restait probablement sa plus belle qualité. Après, une légère ombre restait en permanence sur son visage. Il savait qu'il était responsable de la mort de Miranda – que de fait, il appréciait énormément et qu'il considérait comme sa véritable mère – puisque c'était lui qui avait suggéré à son père de se venger. Il n'entendait rien d'aussi extrême que le geste d'Henri d'Anjou et ne savait rien à l'époque de ses pouvoirs mais… il se sentait terriblement coupable. Hanté par le crime dont il était responsable. Qu'il n'eusse à l'époque pas connu l'identité de sa mère divine ou ses pouvoirs n'y changeait rien. Parfois, ça lui pesait et même s'il essayait vaguement de se convaincre que c'était ainsi, que le demi-dieu fils d'Aphrodite qui était tombé amoureux de Miranda et l'avait enjôlé était aussi coupable que lui… aucune risque que cela fonctionne. Alors il prit soin de ne pas user de ses pouvoirs, de ne glisser des idées de vengeance à personne – même pour plaisanter – au cas où que son pouvoir ne fasse des siennes.