21/03

Plusieurs fois pendant mon enfance j’ai voulu commencer un journal intime. Peut-être était-ce l’influence féminine de mon nom qui m’influençait à faire ça, car je ne pense pas vraiment être du type à tenir un journal. De plus, aucun de ces journaux n’a tenu plus de quelques jours, je finissais toujours par m’en lasser et perdre de vue l’intérêt d’écrire ma vie. Je dois dire que c’était parfois assez libérateur d’écrire avec une main rageuse les causes de ma colère et de ma tristesse, omniprésentes depuis aussi longtemps que je peux me rappeler. En fait, si j’ai fini par jeter toutes les pages que j’avais écrites pour ne jamais en réécrire, je pense que c’était par peur que ma mère tombe dessus, et là j’aurais alors eu toutes les raisons de monde de regretter ces pages que j’avais écrites.
Honnêtement, je ne m’attends pas à ce que tenir ce journal devienne une habitude, mais ma psychiatre m’a dit que ça pourrait peut-être m’aider à « cerner mes problèmes »,  à les « exprimer », ou quelque chose comme ça. Elle pense que si je n’arrive pas à me confier à elle, peut être que me confier à du papier sera plus simple. C’est vrai que je la malmène un peu, mais je ne pense pas être capable de raconter ma vie à une étrangère. Y a trop de choses que je pourrais dire qui la choqueraient.

25/03
Mon travail est absolument inutile. Technicien pour une entreprise de papier, c’est un peu ironique en fait. Je ne travaille pas dans la production de papier mais dans le bureau principal, ceux qui font toutes les décisions importantes. En fait je ne sers qu’à régler les petits soucis de mes affreux collègues.

26/03
J’ai décidé de prendre une semaine de vacances de mon travail. Henry n’était pas très heureux.

27/03
J’ai vu ma mère aujourd’hui. Ou plutôt, elle m’a vu. Elle a débarqué chez moi avec un livre de mythologie grecque et a décidé de ranger mon appartement. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est que le désordre pour elle est un ordre très précis pour moi. Elle a même déplacé l’aquarium de qwerty. Juste voir sa fausse inquiétude pour moi me répugne. Comment est-ce qu’elle est autorisée à vivre sa vie sans répercutions quand elle a ruiné la mienne et celle de mon père ? J’ai tenté de mon mieux de l’ignorer et de rester sur mon ordinateur, ne répondant à ses questions que par des monosyllabes.

30/03
Je suis allé voir mon père aujourd’hui.

15/04
Je suis passé devant le magasin qui a remplacé la boutique de mon père. Aujourd’hui c’est un magasin de chaussures. C’est comme si le capitalisme a pris tous mes souvenirs pour rouler dessus avec une couche de marketing.

16/04
J’ai un sentiment amer dans mon cœur que je n’arrive pas à effacer. Il faut que je retrouve quelque chose pour l’effacer.

01/05
Finalement, je finis toujours par retourner à ce journal. Je le fais en ligne, sur une page internet dont je suis le seul à avoir accès. Je sais que ça serait très simple à trouver pour quelqu’un qui le voudrait, mais je crois qu’au fond de moi c’est ce que je veux. J’ai envie que quelqu’un trouve ce journal et me comprenne, reconnaisse ma valeur.

02/05
Je crois que si je continue à tenir ce journal, c’est par envie de laisser une marque. Je crois que c’est pour ça que je le fais en ligne, et je crois que je ne l’accepterai jamais mais que tout ce que je vais c’est être reconnu par ne serait-ce qu’une personne.

14/05
Je suis tombé sur une vieille photo de moi et mon père aujourd’hui, une dans son vieux magasin. Je me rappelle parfaitement de cette journée, car c’est ce jour-là que mon père avait décidé de m’apprendre à utiliser les ordinateurs. Je n’avais que 7 ans mais j’étais déjà obsédé par le magicien qu’était mon père.  Ses doigts magiques semblaient capables de changer le monde avec pour seule baguette magique un clavier d’ordinateur. Je tentais autant que possible de rester dans son magasin parmi les objets électroniques poussiéreux et les clients véreux afin d’éviter de rentrer à la maison retrouver la folie et la paranoïa quotidienne qui agitaient ma mère. L’ambiance était là aussi mystique, mais plus à cause de sa folie et de son obsession avec le fait que la déesse l’avait choisie –elle- pour avoir un enfant.

16/05
J’ai hack ma mère pour la première fois. Je ne sais pas pourquoi j’ai attendu autant de temps avant de le faire, je crois que j’avais peur de ce que je trouverais. Elle avait surtout des photos sur son disque dur, des photos d’elle et mon père et de nous trois.  Apparemment, il y avait un moment où ils s’aimaient, à en juger par ces photos. Ils s’aimaient, mais leur amour n’était pas suffisant pour faire un enfant. Ma mère avait un charme indéniable à l’époque, elle semblait heureuse et intelligent. C’est probablement ce qui a convaincu une déesse grecque de leur permettre d’avoir un enfant. Et c’est probablement cette déesse qui a tout détruit. La santé mentale de ma mère et par conséquent notre potentielle vie de famille heureuse. Dès ce moment, ma mère a été obsédée par le fait qu’une déesse l’avait choisie, elle, et semblait s’attendre de notre part à un traitement spécial. C’est cette obsession qui a mené au divorce de mes parents.
Je pense que c’est pour ça que je tente autant de renier ma véritable parenté. Techniquement, je n’ai aucun lien de sang avec mon père, mais il m’est une meilleure famille que n’importe qui d’autre. Ma mère me répétait sans cesse que si j’étais bon à l’école, c’était grâce à elle et au don qu’elle m’avait procuré. Je m’acharnais alors à bloquer mes pouvoirs autant que possible pour lui prouver ma propre valeur en réussissant sans son aide magique.
Plusieurs fois, des envoyés d’une dénommée colonie sont venus chez nous, et ma mère les voyait comme une menace. Après tout, je devais rester avec elle en tant qu’éternelle preuve de son mérite. Dès qu’ils s’approchaient, elle barrait les portes et les fenêtres et m’ordonnait de rester silencieux. Après  quelques répétitions de cet événement, j’ai utilisé mes nouveaux talents appris par mon père pour tenter d’en apprendre plus sur cette colonie et mon origine divine. Les forums d’internet sont remplis de ce genre d’informations, bien qu’elles soient en général assez bien cachées, surtout pour des dieux de la mythologie grecque. Mais au fil des mois, j’ai réussi à récolter suffisamment d’informations pour comprendre le monde auquel je semblais appartenir. Maintenant, je change régulièrement d’habitat par peur que quelqu’un


On entend quelqu’un frapper à la porte. Eden, effrayé, s’arrête net dans son écriture pour tendre l’oreille. Il entend des voix étouffées au-delà de la porte.  Il n’attend personne, c’est donc soit des travailleurs sociaux, des gens perdus ou les personnes dont il vient de parler dans son journal. Dans tous les cas, il vaut mieux ne pas les rencontrer. Il ouvre donc la fenêtre et se faufile à l’extérieur. Il attend quelques secondes, ses sens en alerte, et finalement les étrangers ouvrent la porte avec force. Effrayé, Eden tente de jeter un œil à l’intérieur. Si au début il ne voit que des hommes normaux, il remarque ensuite les jambes de chèvres de ces personnes. Il ne peut s’empêcher de pousser un cri de surprise, attirant l’attention des deux personnes, qui se tournent brusquement vers lui. Les deux choses lui sourient d’une manière se voulant rassurante avant de s’approcher :
« -Eden, on ne te veut pas de mal. »

Coincé, le jeune homme se vit alors forcé d’écouter le discours des deux satyres lui demandant de venir avec eux à la colonie afin de comprendre sa vraie nature. Malgré sa répulsion initiale, quelque chose en lui cliqua et le poussa finalement à les suivre. Peut-être un désir de comprendre ce monde inconnu, ou une volonté de s’échapper de cette vie qu’il haïssait. Quoi qu’il en soit, il était certain que sa vie allait changer drastiquement.