Tout autour d’elle, le monde tourne à cent à l’heure, comme s’il n’allait jamais s’arrêter, qu’il ne fallait pas qu’il s’arrête à tout prix. Les gens se pressent, se bousculent, s’excusent – un tourbillon de bruits et de voix duquel Neven ne saisissait jamais rien. Les yeux dans le vague, elle flottait au milieu de cette marée humaine, ses pieds à quelques centimètres du sol. Qu’est-ce qu’elle aurait donné, il y a quelques siècles, pour se retrouver ici, parmi les mortels ? Probablement l’éclair de Zeus. À présent, elle avait compris le goût amer qu’avait la vie sur terre, beaucoup trop éphémère pour elle. Les gens naissaient et mourraient en un clignement de cils – elle les voyait disparaître sans jamais avoir le temps de leur dire au revoir. Le visage tourné vers le ciel, elle observa le sommet de l’Empire State Building, perdu dans les nuages, en se demandant ce qu’ils devaient bien penser d’elle tout là-haut, perchés sur leurs trônes. Ils devaient probablement se moquer d’elle. Ah, qu'elle était belle cette chute du haut de l’Olympe…

Elle finit par bouger, aussi légère qu’une plume, et suivre la masse informe constituée des touristes et travailleurs de la journée. Avec ses cheveux roses et son regard pétillant, comme rempli d’étoiles, elle sait bien qu’elle fait tâche dans ce monde tout gris. Seulement, si elle savait su se fondre dans le décor, ça l’aurait peut-être sauvé, cette fois. Ses yeux glissent sur les silhouettes humaines sans se poser, sans reconnaître personne : ce sont tous les mêmes, siècle après siècle, ville après ville. Elle a vu les mêmes à Florence, à Londres, à Paris, partout où elle a vécu. Ils ne se distinguent pas – même morts, ils erreront éternellement dans les Enfers sans jamais se rappeler de leur vie insignifiante. Elle, elle n’est pas comme eux. Voilà bien des années qu’elle vit, et elle n’en est même pas à la moitié. Elle paraît à peine majeure, et pourtant elle a vu des empires naître et mourir devant elle. La voilà sa distinction, sa malédiction. Si ses yeux n’aperçoivent jamais rien, c’est qu’ils sont devenus aveugles à la vie mortelle.

Pourtant, dans cette masse informe, un éclair la surprend. Stupéfaite, elle se stoppe car ses jambes ne bougent plus – pire encore, tout son corps est paralysé. Elle aperçoit une silhouette assez musclée, assez dure. Puis une chevelure brune, mal coiffée, mal entretenue. Elle ne connaît que trop bien ce corps, les souvenirs la hantent encore. Généralement, on a du mal à oublier quand on manque de perdre la vie, même quand on est quasi immortelle. Elle arrive quasiment à croiser son regard, mais c’est trop dur, alors elle détourne le regard et tente de faire demi-tour, intimant péniblement à ses muscles de fonctionner à nouveau. Elle doit fuir. La dernière fois qu’elle l’avait vue, elle s’en était sortie de justesse. Mais cette fois, elle savait que Keziah ne l’épargnerait pas.

Ses pieds s’animent mais c’est trop tard, elle sent l’étreinte des mains de Keziah sur ses poignets, l’empoignant comme un vulgaire sac à patate. Un contact, et c’est tout son cœur qui se brise à nouveau, encore imbibé des nuits passées à ses côtés à parcourir chacune courbe de son corps. Les mortels avaient cette beauté surprenante, mais elle, dans sa force, dans sa façon de se tenir, de lever le menton, comme un lion qui attend le bon moment pour attaquer, elle, elle les dépassait tous.

« Neven ? Quelle surprise ! Dis moi, ça fait un bail qu'on s'est pas vues ma chérie ! »

Les mots la transpercent comme des couteaux, mais ça a le mérite de la sortir de sa transe. Donnant un violent coup de pied au sol, elle tente de s’envoler – mais les mains puissantes de Keziah la retiennent au sol et elle retombe pitoyablement, les lèvres serrées dans une grimace de rage. La mortelle commence à l’entraîner à l’écart de la foule, laissant une marque indélébile à ses poignets fins et à son cœur, mais l’ouranie est bien décidée à riposter.

« Allez viens mon amour, on a tellement de choses à se dire ! »

Mon amour, craché d’un ton doucereux qui lui donne envie de vomir. Les quelques volutes de sentiments qui avaient surgi en la voyant finissent par disparaître, et elle se penche en arrière avant de donner un violent coup de tête contre le front de la brune – la douleur résonne dans tous les sens dans sa tête, mais ça a le mérite de la libérer de ses chaînes. S’envolant aussitôt à quelques mètres de hauteur, elle essuie d’un coup distrait les larmes de douleur (ou de tristesse ?) qui ont perlé au coin de ses yeux, allumés d’une lumière nouvelle, comme si les étoiles de son regard avaient pris feu.

« MOI, j’ai des choses à te dire ! Toi, tu ne cherches qu’à me tuer ! » Rugit-elle, pleine de dégoût. Ses mains tremblantes viennent se croiser tandis que les constellations de sa peau forment des insultes à l’adresse de Keziah. Monstre ! Briseuse de cœur ! Assassin ! Connasse !

« T’es tarée ou quoi ?! Dès le moment où je me suis ouverte à toi, tu t’es transformée en démon ! Je voulais te faire confiance, je voulais vraiment partager quelque chose avec toi… Et tu m’as battue, brisée en mille morceaux. Et t’as quelque chose à me dire ? Visiblement, c’est pas pour me présenter des excuses ! » Balance-t-elle, toujours voletant dans les airs à une distance raisonnable de la mortelle. Elle lui avait prouvé par le passé qu’elle était capable de briser un homme en deux… Et pour l’instant, la nymphe n’était pas prête à dire adieu à son immortalité. Tout ce qu’elle voulait, c’était des réponses. Pourquoi leur histoire de quelques soirs, qui représentait tout ce dont elle avait besoin, avait tourné au bain de sang. Pourquoi les cicatrices de son cœur mettaient autant de temps à guérir. Pourquoi tout ce cirque, pourquoi tout ce mal.