Il y avait un petit cimetière à cinq pieds de la berge, masqué entre les cyprès d'un petit bosquet touffu. Max y allait, de temps en temps. Ce n'était pas grand chose, une dizaine de croix en bois vermoulu plantées dans la terre un peu spongieuse, mais c'était le théâtre d'un nombre incalculable de jeux. Il n'y avait personne pour lui dire que c'était macabre de courir entre les tombes de ses ancêtres. Il savait les nommer. Il savait où se trouvait chacun d'eux. Il les respectait et sautillait entre eux. Il était le dernier, et au fond de lui il savait que c'est là qu'il irait, un jour. C'était loin, mais c'était certain. Ça ne lui posait aucun problème.

Au plus loin qu'on puisse remonte, Max a toujours été le même, ce gamin crasseux du Mississippi qui vivait sur une péniche avec son père. Son univers a longtemps été constitué d'eux deux, et rien qu'eux deux. Il y avait peu d'emmerdes et des journées infinies à pêcher l'écrevisse, plonger dans les eaux sales, jouer dans la boue et explorer des kilomètres et des kilomètres de rives et de marécages. S'il a un jour eu une mère, s'il a un jour été à l'école, il ne s'en souvient pas, mais certainement pas à vrai dire. Quand les journées sont trop actives et trop prenantes, on a plus le temps de se poser des questions; le concernant, c'était mieux comme ça.
On peut dire que Max a été heureux, tout ce temps. Ils n'avaient pas grand chose, mais c'était suffisant. Il ne côtoyait personne d'autre , mais ça lui allait. Il n'avait jamais pensé que ça pourrait être différent.

Dan Hellsway était un homme un peu étrange. On eût dit qu'il appartenait à une autre planète. Il passait le clair de ses jours sur une vieille chaise de pêcheur à regarder l'horizon et à somnoler. Il ne s'occupait guère de son fils et le laissait crapahuter où bon lui semblait depuis qu'il avait l'âge de lacer seul ses chaussures. Ce n'était pas une créature du jour, il ne paraissait vivre et s'éveiller qu'à la tombée de la nuit. Dan Hellsway possédait une paire de lunettes très épaisses et un chapeau de paille, il ne s'en séparait jamais. Il avait aussi un beau télescope, un peu rouillé par endroits mais parfaitement propre, et qui était sans doute ce qu'il aimait le plus au monde. Ses nuits étaient consacrées entièrement à l'observation des étoiles. Dan ne cherchait pas à les comprendre, ces graines de ciel qui germaient au-dessus de leurs têtes. Il ne voulait pas savoir de quoi elles étaient faites, comment on expliquait leur apparition, ni leurs noms. Il n'était pas savant, et il avait toujours refusé d'en savoir plus; il ne voulait pas être déçu. Il imaginait des tas d'histoires et d'aventures qui s'y déroulaient, il les racontait à Max entre deux longues séances d'émerveillement. Même lorsque le petit dormait.
Ça n'était pas un problème.
Rien n'était un problème pour Dan, il n'en avait jamais cherché ni trouvé. Nul ne savait trop comment il était arrivé là, comment il pouvait vivre avec un enfant dans un bateau en tel état alors qu'il ne travaillait pas, ni rien. On disait que tout ça leur appartenait, et depuis toujours. Au fond, personne ne voulait vraiment en savoir plus, on était un peu étonné et très ébahi de les voir comme ça, tous les deux. Insouciants et heureux.
Ils formaient tout de même une paire bizarre, cet homme et son gamin.

Max avait une petite chambre aux hublots ternes et opaques qui donnaient sur le long bandeau vert kaki du Mississippi. Il dormait dans une petite couchette surplombée de mille étoiles phosphorescentes. Il prenait toujours le temps de laisser entrer le soleil dans sa cabine pour les raviver. Il ne pouvait pas dormir sans son plafond étoilé.  Sur les murs blancs couverts de tâches d'humidité, il y avait quelques photos aux coins décollés et jaunies alignées les unes contre les autres, comme si elles avaient voulu prendre le moins d'espace possible.
La première, en noir et blanc, représentait un petit garçon au chapeau de paille dix fois trop grand qui faisait tremper ses pieds et riait aux éclats en regardant quelqu'un (quelque chose) qui n'était pas dans le cadre.
La deuxième, en couleurs délavées, affichait une femme si particulière et énigmatique qu'on avait l'impression que son apparence changeait à chaque fois qu'on regardait la photographie, et juste après l'avoir regardée vous n'arriviez jamais à décrire ce que vous veniez de voir.
Sur la troisième, un homme aux cheveux foncés épars, sourcils froncés, pointait du doigt le contenu d'un livre pour le montrer à un homme très âgé tout en lui disait quelque chose qu'on devinait très animé.
Enfin, la quatrième n'était qu'un cliché raté et sans intérêt apparent. On ne devinait pas l'objet représenté, seulement des tâches floues et fragmentées. C'était la préférée de Max.

Il ne possédait rien de plus, une boîte en fer blanc rouillé, un canif, une épuisette de bambou, mais il était heureux.

Il n'entendit jamais parler de sa mère. Son père ne parlait que d'étoiles et de légendes d'un ancien temps. Max ne lui posa jamais de questions à lui non plus. Il ne sut jamais rien. Lorsque cela s'arrêta, ce fut très brusque, comme une page arraché d'un livre qu'on venait à peine de commencer, et qui fut jeté à la rivière avec tout le reste.

Max ne pleura pas.
Il s'enfuit, les poches remplies de quelques bribes de son enfance qu'il avait emportées dans son empressement, des chaussures et des vêtements immenses sur le dos. Il avait fait au plus vite. Il ne dit pas au revoir à son paradis, et il ne le revit jamais. Son père gisait encore, froid et ensanglanté, sur la terrasse de la péniche qui l'avait vu naître et mourir. C'était des vies qui duraient un battement de cil tant elles étaient calmes, sans remous et tissées d'un bonheur simple. Quand il y repense maintenant, Max se dit parfois qu'il aurait dû l'enterrer à côté des autres, ou qu'il n'aurait pas dû partir, mais c'était un instinct.
Il a toujours été comme ça. Instinctif.