Elle avance lentement, ses pieds foulant le sol en terre battue sans laisser de marques, dissimulée par son péplos, invisible aux yeux de tous. Ses yeux n’arrivent pas à croire ce qu’elle voit : un paysage de désolation, la pauvreté la plus absolue, les décombres d’une ancienne ville, des silhouettes errants sans but. Elle est invisible mais ce spectacle la transperce de toute part. L’Harmonie, le juste équilibre : elle ne voit rien de tout cela là-dedans. Enlevant son vêtement, elle apparaît, la peau métisse, de longs cheveux blonds frôlant le bas de son dos. Changeant d’apparence comme de vêtements. Elle aime cette complexité du corps humain, elle aime prendre chaque jour un nouveau visage. Comment les dieux peuvent-ils se contenter d’un unique corps quand ils ont le choix d’être multiples ? Peut-être que le fait d’avoir passé des décennies aux enfers l’a rendue plus enfantine, plus joueuse sur les apparences. Qu’importe. Elle arpente les ruines, à la recherche d’une explication à tout cela.

On lui parle de monstres nés du chaos des flammes, fléau de la région. Elle hoche la tête, regarde autour d’elle sans sentir d’aura divine. Pas la trace d’un héros prêt à sauver la population en tuant ces monstres. Mais elle ne peut laisser ces pauvres gens subir encore et encore ce genre d’attaques. Trouvant une flaque d’eau, elle jette une drachme d’or avant de visualiser le visage serein de son amie et alliée Niké, déesse victorieuse. « J’ai besoin de toi. Je crois être tombée sur un nid de monstres particulièrement abondant. Je n’attends plus que toi pour les renvoyer au Tartare. » Glisse-t-elle. Son fauchard se matérialise dans sa main, dissimulé aux yeux des mortels sous la forme d’un bâton de marche. Elle n’attend plus que sa partenaire pour commencer le massacre.

Harmonie n’a pas besoin d’attendre très longtemps : sa vieille alliée apparaît presque immédiatement, vêtue d’une tenue de combat.

« Alors ? Une idée d'où se cachent ces saletés ? » Demande-t-elle sans parvenir à cacher la colère que lui procure ce paysage dévasté. Harmonie est du même avis, révoltée par l’injustice qu’elle voit. Ces monstres avaient très mal choisi leurs journées : en les provoquant toutes les deux, ils s’assuraient un retour express au fin fond du Tartare.

« Plusieurs racontent qu’ils viennent de l’est mais c’est difficile d’en savoir plus tant ils sont paniqués. De toute façon, je pense qu’ils viendront directement à nous après avoir senti notre odeur. » Répond-elle doucement en faisant tournoyer son fauchard distraitement.

Et elle avait vu juste. À peine quelques secondes après avoir prononcé ces mots, une manticore surgit devant elles et leur barre la route en dévoilant trois rangées de dents aiguisées comme des lames, suivie de deux de ses compatriotes. Harmonie lève son fauchard et assène plusieurs coups autour d’elle sans s’inquiéter pour Niké un seul instant étant donné que celle-ci est une excellente combattante. Quand le monstre disparut dans un nuage de fumée, elle se retourna et essuya son front en soufflant.

« Je crains que ce ne soit que le premier niveau. Je sais pas ce qui les a attirés ici étant donné l’absence de sangs mêlés, mais ces monstres vont payer très cher pour avoir détruit ce village d’innocents. » Souffle-t-elle en regardant autour d’elles à la recherche d’éventuelles manticores qui se seraient tenues en retrait. Mais elle ne voit que des nuages de sables soulevés par le combat s’étant tenu quelques secondes plus tôt, alors elle en conclue qu’elles peuvent avancer jusqu’au nid de ces monstres. Tout ceci n’est qu’un simple échauffement pour Niké et elle, mais la situation est si injuste qu’Harmonie sent la colère bouillonner dans ses veines. Elle n’est pas prête à fermer les yeux sur le spectacle désolant autour d’elle. Une fois le nid détruit, elle toucherait deux mots aux divinités infernales pour qu’elles réservent à ces monstres le sort qu’ils méritent.

Sans étonnement, Niké avait terrassé les monstres. Après tout, elle était une déesse guerrière, guettant chaque conflit pour pouvoir accorder la juste victoire. Elle se tourne vers Harmonie, son air furieux habituel, l’épée à la main. Puis elle ferme les yeux et semble se concentrer afin de trouver le repère des monstres. Quelques secondes plus tard elle les rouvre et désigne d’un mouvement de la tête l’est.

« Par là. Et ils ont l'air nombreux. Les manticores, c'était seulement le cadeau d'accueil si des demi-dieux s'étaient montrés... » Elle peste, signe de sa colère. Harmonie hoche la tête, tout aussi remontée qu’elle. Si elle a fait appel à elle en particulier, ce n’est pas pour rien. La déesse est une précieuse alliée et elle savait qu’elle serait tout aussi révoltée qu’elle.

« Pas de chance pour eux, ils sont tombés sur des déesses. » Elle commence donc à marcher vers l’est, regardant autour d’eux à la recherche des signes éventuels de la trace du nid. Contrairement à Niké, elle ne peut pas pister les monstres – elle peut juste sentir leur odeur quand ils se situent à proximité. Mais pour l’instant, elle ne sent rien qui puisse l’alerter de la quelconque présence d’un monstre. Ils se sont sûrement tapis dans leur nid en voyant leurs copains se faire tuer sans la moindre pitié. Elles n’avaient qu’à marcher un peu plus longtemps et ils se présenteront à elles comme sur un plateau – un jeu d’enfants. Elles oubliaient à quel point ce genre de créatures pouvait être bête et primitif.

« Il ne doit pas être loin… » Murmure-t-elle pour elle-même quand un immense reptile surgit en face d’elles. Enfin, ce n’est pas vraiment un reptile : son corps est recouvert d’écailles et ses cent têtes s’agitant dans les airs font penser à celles d’un serpent, mais il est bien plus grand que tout n’importe quel reptile. Harmonie arme son fauchard, prête à se battre, quand l’une des têtes descend vers elles et murmure d’une voix sifflante.

« Vous ne devriez pas être là…C’est mon territoire de chasse. » Quelque chose cloche. La déesse réfléchit quelques instants, puis se rend compte que la tête a parlé en russe. Une autre tête la rejoint et rajoute, cette fois-ci en brésilien. « Notre territoire tu veux dire ! »

Harmonie lance un regard perplexe à Niké, avant de faire le lien. Il existe bien une créature possédant cent têtes dont chacune parle une langue différente, mais celle-ci réside aux Enfers après avoir été tuée par Héraclès. Ladon… Qu’est-ce que ce monstre pouvait bien faire ici ?

Niké sembla baisser sa garde et répondit aux têtes du monstre d’une voix qui se voulait douce.

« Ladon. Que nous vaut ce plaisir ? Que fais-tu ici avec tes... amis? » Et par amis, elle voulait dire la ribambelle de monstres qui se cachaient derrière le gros reptile, incapables de déterminer qui de Ladon ou des déesses les tueront en premier. Harmonie resserra ses doigts sur le manche de son fauchard, mais ne fit aucune remarque. Si elle en suivait l’attitude de Niké, la déesse souhaitait visiblement discuter avec Ladon avant d’entamer la moindre attaque. Peut-être pour le convaincre de partir et de laisser ce pauvre village en paix ? Encore faudrait-il savoir ce qu’il fabrique ici, et la réponse ne tarda pas à arriver.

« Penses-tu que seules les divinités peuvent s’échapper des Enfers ? Thanatos n’est plus ce qu’il était. Je me suis échappé par sa Porte sans qu’il ne remarque rien et maintenant, j’ai terriblement faim. Vous n’avez aucune idée des horreurs que j’ai vécues après qu’Héraclès m’ait tué ! »

Harmonie jeta un nouveau coup d’œil à Niké avant de reposer son attention vers les monstres derrière Ladon, s’agitant de plus en plus. Elle ne voulait pas que la situation dégénère. Ladon était certes puissant, mais pas invincible – la preuve, Héraclès l’avait expédié au Tartare. Mais s’il y avait une façon plus diplomatique de faire les choses, alors il fallait prendre ce chemin. Cet endroit avait déjà bien trop souffert du monde mythologique, elle ne voulait pas détruire davantage de foyers si un combat avait lieu. Se concentrant, son aura apaisante s’étendit jusqu’à atteindre les têtes les plus éloignées du reptile, diminuant lentement sa tension.

« Est-ce une raison suffisante pour massacrer un village d’innocents mortels ? Ladon, tu es intelligent, tu sais que rien ne justifie ce carnage. Pourquoi n’es-tu pas allé trouver les dieux quand tu as quitté les Enfers ? Penses-tu qu’ils t’auraient laissé affamé ? » Demanda-t-elle d’une voix douce, mais ferme. En vérité, si Ladon s’était présenté directement à l’Olympe après être sorti des Enfers, il n’aurait jamais été reçu amicalement. On l’aurait probablement renvoyé à sa place, c’est-à-dire au fond du Tartare. Mais ça, il ne fallait pas le dire, mieux ne valait pas attiser la colère du monstre. Celui-ci envoya l’une de ses têtes échanger quelques mots en grec ancien avec les monstres derrière lui, avant qu’une autre se rapproche des deux déesses.

« Quelque chose me dit que vous n’êtes pas ici pour prendre de mes nouvelles. Oui, mes amis et moi sommes responsables de ce que vous voyez là. Et alors ? Qu’allez-vous faire ? Me renvoyer aux Enfers ? Vous savez bien que je ne me laisserais pas faire, j’ai assez donné de ma peau pour au final finir comme un vulgaire monstre. Tout ça c’est fini. » Siffla-t-il dans ce qu’Harmonie identifia comme du finlandais. Même en usant ses pouvoirs sur lui, il conservait sa rancune. Elle pouvait tout juste la contenir et l’empêcher de les attaquer, mais pour combien de temps ? Elle n’était pas sûre qu’il soit suffisamment ouvert pour se laisser raisonner.

« Ladon, sois raisonnable. On te laissera aller en paix si tu te débarrasses de ces sous-fifres. »

Pas sûre que la diplomatie de Niké suffise à calmer ce qui semblait être la colère de Ladon. Celui-ci siffla avec plusieurs de ses têtes avant de murmurer des paroles incompréhensibles dans tout un tas de langues différentes, comme si toutes ses têtes réfléchissaient entre elles. Harmonie tenta d’étendre son aura aux monstres qui se cachaient derrière la grande gueule (ou plutôt les grandes gueules) de Ladon, mais ceux-ci étaient bien trop loin pour qu’elle parvienne à avoir le moindre effet sur eux. Et eux, ils s’agitaient, comprenant que leur position était en danger. Si Ladon acceptait la proposition des déesses, alors ils seraient massacrés par le monstre, et si celui-ci tenait leur tenait tête ils finiraient tous en bouillie. Ils perdaient dans tous les cas et cela se ressentait de par la peur et l’agitation qui émanait d’eux, au point d’en troubler quelques têtes de Ladon qui commencèrent à leur tour à s’agiter.

Harmonie quant à elle adressa un regard entendu à Niké et passa son fauchard dans sa main gauche, prête à riposter en cas d’offensive à ce qu’elle allait dire.

« Allez Ladon. Nous pouvons te garantir une place à l’Olympe, aux côtés de Héra, si tu nous aides à vider le coin de ces parasites. Qu’est-ce que tu préfères ? »

À sa plus belle surprise, Ladon ne tenta aucune attaque, considérant visiblement réellement la proposition des deux déesses. En revanche, les monstres derrière lui, vexés d’être traités de parasite (ou plutôt par la perspective d’une mort imminente) s’agitèrent au point que plusieurs franchirent la limite imposée par le corps du gros reptile et se ruèrent sur les deux déesses. Un jeu d’enfants. Harmonie fit tournoyer sa lance et en expédia une demi-douzaine au Tartare d’un coup de lance. C’était une attaque désespérée et désorganisée, mais celle-ci sema la panique. Les monstres partirent dans tous les sens et Ladon se mit à s’agiter, cherchant visiblement à les tuer bien que certaines de ses têtes cherchèrent à se rapprocher des déesses, comme en désaccord avec la décision de la majorité.

La situation chaotique. Harmonie cria : « Il faut les empêcher de se disperser ! » tout en continuant de jouer de son fauchard, créant un large cercle autour d’elle où les monstres se jetaient bêtement, attendant presque leur tour.

Ils étaient nombreux mais pas assez puissants, en plus d’être terriblement stupides. Bientôt le terrain fut débarrassé de leur présence, ne laissant plus que Ladon et ses nombreuses têtes dansantes, affichant tour à tour des mines horrifiées, amusées ou apeurées. Harmonie jeta un coup d’œil à Niké, épée à la main, ayant tué tous les monstres comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Mais ce jeu avait suffisamment duré. Les deux déesses étaient suffisamment remontées contre le reptile pour ne pas le laisser partir comme si de rien n’était.

« Je vous ai aidé, non? Et on avait un marché. Je me débarrassais des monstres et j'allais en paix, vous m'avez promis une récompense. » Plusieurs têtes affichèrent un air implorant.

Harmonie leva les yeux au ciel avant de faire tournoyer son fauchard. S’attendait-il vraiment à de la pitié de leur part ? Dommage pour lui, elle avait laissé sa générosité aux Enfers.

« Mais tu y as vraiment cru ? Tu détruis un village et tu crois t'en sortir ? Dis-nous pour qui tu travailles et ton séjour sera plus agréable... » Harmonie hocha la tête, approuvant totalement les paroles de la déesse victorieuse. « Tes têtes sont trop stupides pour réfléchir par elles-mêmes. Tu as intérêt à nous donner un nom avant que notre patience ne prenne fin. »

Plusieurs têtes s’agitèrent, criant dans tout un tas de langues différentes qu’elles ne savaient pas. Mais Ladon avaient 100 têtes et parmi elles, il devait sûrement y en avoir une qui savait. Elle fit quelques pas et leva son arme, appuyant le tranchant de sa lame contre l’un des cous du reptile.

« Nous n’avons pas de temps à perdre avec toi. Dis-moi, à quoi préfères-tu être condamné aux Enfers ? Te faire arracher tes têtes une par une pour l’éternité ? Ne plus rien pouvoir avaler quand la faim te déchire le ventre ? Hm ? »

La menace sembla marcher. Une des têtes s’abaissa, ses grands yeux verts larmoyants, et s’exclama en anglais.

« C’est Eris ! Elle est en colère contre l’Olympe et elle n’est pas la seule ! Plusieurs divinités songent à s’allier avec les sangs mêlés rebelles et veulent envoyer des signes aux Olympiens pour montrer leur puissance ! S’il-vous-plaît, ne m’envoyez pas au Tartare ! »

Spoiler:

Les dernières paroles de Ladon lui glacèrent le sang. De rage, Niké enfonça sa lame dans le corps du monstre, le précipitant au fin fond du Tartare pour, elle l’espérait, le plus longtemps possible. Mais ses paroles résonnaient dans la tête d’Harmonie sans trouver de réponse. Elle savait que certaines divinités contestaient l’autorité de l’Olympe, même après les tragiques évènements de la bataille de Manhattan. Pour avoir passé des siècles aux Enfers, elle avait vu la colère des divinités infernales, rejetées par les Olympiens, attendant dans l’ombre leur reconnaissance sans qu’on ne leur accorde jamais. Eris, parmi elles, particulièrement. N’était-elle pas celle qui avait provoqué nombre de conflits juste pour le plaisir de voir les hommes et les dieux s’entredéchirer ?

Pourtant, ce qu’elles venaient de voir aujourd’hui semblait être bien plus qu’un simple divertissement de déesse malfaisante. Les mortels n’étaient qu’une façade, il fallait s’en douter. Il y avait derrière d’autres ambitions, plus sombres, plus dangereuses encore.

« Si il dit vrai, on va à la guerre. Une guerre bien plus difficile que celle contre Cronos. Si les demi-dieux se déchirent, on peut s'en sortir mais si les Dieux s'y mettent... » Niké avait raison. Si le conflit qui opposait les demi-dieux entre eux commençait à attirer l’attention de certains dieux, la guerre qui se profilait était tout autre.

« Le règne de Zeus a été de tout temps menacé, que ce soit par les mortels ou par d’autres dieux. Mais si notre propre descendance, nos propres héros s’allient à ce qu’il y a de plus maléfique dans notre royaume alors nous ne pouvons pas nous contenter de penser que nous sommes hors d’atteinte. » Elle rangea son fauchard soigneusement avant de revêtir son célèbre péplos, offert par Héra elle-même, qui pouvait la faire disparaître aux yeux de n’importe qui.

« Nous devons prévenir l’Olympe. Ce qui s’est passé à la Colonie n’est que le début. Si les divinités s’en mêlent, les dégâts seront d’une toute autre ampleur. Nous ne pouvons pas les laisser menacer notre équilibre. » Et, dans un tourbillon de sable, elle disparut.