Il n’est pas difficile de se différencier des humains lorsque les gènes qui te structurent font de toi un complexe aux matériaux alternatifs. Avec de la chair et du sang de dieu imbriqués dans une constitution humaine, être un héros te distingue, à la manière d’un loup au milieu des moutons. Mon histoire n’est pas particulière ; peu après ma puberté, les monstres m’ont pris en chasse, un satyre est parvenu à me trouver,  à me guider au milieu d’un amas de perdition, et j’ai accroché à la vie de la colonie comme certains noyés s’accrocheraient à une bouée. Mon parcours ne me distingue pas des autres autour de  moi.

La tondeuse est un robot résilient, programmé à dévorer des centaines de semaines de stress, des milliers d’heures d’angoisse.

Les yeux concentrés en un reflet qui lui renvoie le visage poupon de l’enfant de seize ans qu’elle est, elle explore du bout de la lame les reliefs de son crâne, en prenant le temps et le soin nécessaire pour jubiler face à ce détachement, ces décapitations nets de chacune des mèches de cheveux qui tombent sur ses épaules. La crinière brune qu’elle n’a gardé que trop longtemps a été un obstacle, a été un mur contre lequel elle s’est enfoncé la face trop souvent. Combien de fois a t-elle manqué de perdre la vie à cause de ses cheveux trop longs, qu’un monstre plus audacieux que les autres avait saisi, et serré entre ses serres, pour tenter de l’égorger plus facilement ? Une seule fois, en fait. Cela avait suffit. C’était la semaine dernière, et Angel Suzins, qui avait treize ans, n’était plus là pour le témoigner. Seize ans, et sur sa peau courent des marques que certains humains n’auraient eu qu’en plusieurs autres dizaines d’années. Elle a dans la chair des empreintes de traumas que seuls ses égaux, héros traumatisés, peuvent comprendre. Mais ces pairs, ses pairs, elle ne les considère pas encore comme tel. Elle ne le sait pas, il lui faudra encore quelques temps pour s’habituer à eux, à ces enfants, ces adolescents, parfois ces adultes, qui lui ressemblent, et qui se sont arrachés d’une normalité qui ne leur correspond pas. Elle, fille d’Héphaïstos, reconnue dès son arrivée, par le marteau et l’enclume, a connu ces épreuves depuis l’enfance. Entre la mère seule, épouvantée par sa progéniture trop différente, et les enfants, trop différents, trop humains, qui s’amusaient à la traiter de freak, elle n’a jamais eu autrement le choix que de rester à l’écart, et d’accepter sa condition de vilain petit canard. Pas plus malheureuse que ça, simplement fermée et détachée du reste du monde, à savoir apprécier les joies qui viennent et plus facilement encore, les malheurs qui se gravent.

Ses seins ont poussés à quinze ans, et comme le sang qui vient tacher pour la première fois le fond d’une culotte trop enfantine, elle a vu dans sa puberté les augures d’un changement de vie.

Ils se sont rués sur sa maison, et si sa mère a été épargnée, Sam a du courir. Elle a couru longtemps, seule dans la nuit, en utilisant ces pouvoirs si particuliers, qui lui permettaient de ne craindre ni le feu, ni le fer. Les nuits, les semaines sans foyer se sont alignées. Les humains qui la croisaient, elle a fini par apprendre à esquiver leur bonnes intentions. Les foyers sociaux, les maisons d’accueil, elle n’en a jamais eu besoin. Elle avait besoin de solitude. Elle avait besoin d’un endroit où se cacher. Ces cavalcades ont durées plus de trois mois. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Angel Suzins, treize ans, caché sous une poubelle, le sourire aussi grand que celui d’un enfant. Pour une raison obscure, il se savait fils d’Hermès. La peau noire, les gestes précis, il s’est mis à lui parler de la colonie, qui était son objectif à lui aussi. Refusant de réellement développer le point de son passé, il a toujours caché une souffrance que Sam n’a pas cherché à comprendre.

Ensemble, ils ont marchés pendant plusieurs semaines. Traverser les USA à pieds s’est avéré un voyage d’amitié, plutôt coriace pour les semelles. Empotée, timide sous les sourires trop attendrie d’un gamin plus jeune qu’elle, Sam s’est mis en tête d’en faire son seul et unique ami. Le vrai. Celui qu’elle avait toujours attendu, et qui s’était finalement manifesté. Elle l’aimait, singulièrement, et Angel éclaircissait tout un panel de mystère qui s’était trop longtemps étalé sur sa vie. Il s’agissait de comprendre qu’elle n’était pas seule. Ils étaient plusieurs. Ils étaient une famille, et elle voulait, elle y croyait vraiment, pouvoir s’y intégrer.

Un satyre les avait rencontré, les avait rapproché de la colonie. Comme une balise qui repère sur une carte une proximité instaurée, Sam avait cru la délivrance enfin approcher.

Et puis, cette horde, et la main d’Angel qui lui échappait. Les yeux ouverts, à contempler les entrailles qui glissent hors de l’estomac ouvert du petit garçon, Sam était restée immobile. Le satyre hurlait, les monstres piaillaient, et dans son immobilisme inconscient, Sam contemple une scène qu’elle ne parvient pas à interpréter.
Le sang sombre, mêlé de matière fécale et de sucs gastriques est un camaïeu de meurtre qui tâche la rétine de Sam, qui creuse sa place tout au fond de sa mémoire.

Elle est arrivée à la colonie la bouche fermée, le sinus emplie d’une odeur de merde. Pas seulement celle d’Angel. Celle aussi des monstres que dans sa rage, elle a éventrée. Avec sa constitution forte, avec son désespoir défiant celui d’Achille, elle a labouré dans le ventre des monstres pour se creuser un passage jusqu’à sa liberté. Elle a couru. Longtemps, et sans se retourner. Le satyre sur ses pas lui a indiqué le chemin. Et elle a pénétré le portail, en se mettant définitivement à l’abri.

La première chose qu’elle a fait, c’est de raser ses cheveux. Pas par désespoir. Pas par honte. Mais pour devenir encore plus forte. Elle se promet, sur la mémoire d’Angel, de ne pas se laisser abattre. Littéralement. Elle veut vivre.

Les heures passent. Ces heures se cristallisent en des jours, qui deviennent des semaines ; puis des mois. Cela fait deux ans qu’elle est là. Elle ne quitte pas les limites de la colonie. Elle a vingt ans. Elle a trouvé son utilisé dans la forgerie, là où le métal, comme de la pâte à modeler, se courbe sous ses doigts. Peu importe l’alliage et la composition des métaux, elle les fait obéir à sa volonté. Par son pouvoir ignifuge, elle n’a pas non plus à craindre des fers qui sortent directement du four. Elle éprouve simplement une sensation de chaleur, tout juste agréable, avant de les tordre, pour leur appliquer la forme nécessaire. Epées, sabres, armures et pointe de hallebardes, elle passe les heures en structurant des géométries mentales qu’il lui faut ensuite appliquer à la réalité. Eventuellement, elle découvre que la place de chef de son bungalow, chez les Héphaïstos, est manquante. Silencieuse mais acharnée, elle se fait respecter parmi les siens, et demande donc à occuper la place.

Actuellement, elle a 22 ans, et c’est une figure du paysage, chez les Héphaïstos. Peu encline à la conversation, on la voit rarement en compagnie de gens qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne fréquente pas. Comme un animal timide, elle instaure sa solitude par de longs regards défiants, colériques, à l’égard de quiconque viendrait troubler sa vigoureuse appréciation de sa propre existence.