Dans la vie, on a beau se dire que tout se passera bien, on ne peut pas tout prévoir. La naissance par exemple, si on pouvait choisir ses parents et son statut social, je pense que tout le monde serait heureux -sauf les parents! Je dis pas ça pour changer de sujet ou pour quoi que ce soit d'autre, mais... Ouais en fait si. En même temps, je n'aime pas parler de moi, c'est pas mon truc de raconter ma vie. Les gens ont tendance à avoir de la pitié, et je ne veux pas de ça. J'ai vécu des choses horribles, sans doute, mais c'était à une autre époque, et cela m'a rendu plus forte. Comme vous en redoublant votre année scolaire ou en devenant chômeur quoi! Mais bon, c'est pas sur ça qu'on va se laisser alors je vais vous la conter, mon histoire...

Tout a commencé ici, en Amérique, où un dieu s'éprit d'une mortelle dont la peau d'ébène et les yeux ambrés l'avaient charmé. Mais la femme était l'esclave d'un riche homme d'affaires qui n'en avait que faire de sa main-d'oeuvre, comme bien d'autres maîtres dans le Sud, elle ne pouvait donc pas lui donner autant qu'elle l'espérait et craignait qu'on les surprenne. Peiné par sa condition, le Dieu des Ténèbres n'hésita pas à partager son lit une fois avec elle, une seule et unique fois. Alors que le Soleil pointait le bout de ses rayons, Erebus lui glissa quelques mots au creux de l'oreille avant de disparaître, drapé d'ombres et de ténèbres:

"-Dans 9 lunes, tu accoucheras de notre enfant, chérie le et il te protégera comme je l'ai fait depuis que nos regards se sont croisés."

Plus jamais la femme ne le revit et elle reprit sa vie de misère, mais le coeur en paix. La vie se développait dans ses entrailles et ça lui suffisait pour être heureuse. Bien entendu, son ventre arrondi ne tarda pas à se faire remarquer et, n'étant considérée que comme du bétail, son travail n'en fut que plus pénible, si ce n'est pire! Mais elle tenait bon face aux violences et à la souffrance, elle avait un trésor à protéger, et elle refusait de mourir ou de lacher prise avant que sa progéniture ne naisse. Finalement, les lunes passèrent et la nuit tant attendue de l'accouchement vint, ayant déjà donné la vie dans son village natal, elle savait comment faire. Aucune aide médicale ne vint la soutenir ni la soulager, les maîtres ne se préoccupant guère de cela, surtout dans le Sud. Je vis enfin le monde, déjà râleuse et la voix bien portante comme papa!

La société ne fut pas tendre avec moi bien entendu, étant la fille d'une esclave et d'un père inconnu, c'était pire que d'être le rejeton d'une "nègre" et j'en payais le prix. Travaux domestiques simples sur le domaine, rations de plus en plus maigres, un contre-maître brutale et méprisant, ce n'était pas des conditions de vie pour une enfant et maman le savait bien, aussi fit-elle ce qu'il fallait pour que j'ai un peu plus en nourriture à chaque repas. Etant petite, je ne comprenais pas tout ça, les cris, le froid, les chants de mon peuple autour du feu, pour moi, c'était juste normal, c'était ma vie. Mais plus les années passaient et plus je grandissais, devenant adulte bien avant que je devienne une femme. Ma mère rentrait tard après chaque veillée, absente à celle-ci d'ailleurs, couverte de bleus et épuisée, avec quelques fois des fractures qui ne guérissaient pas correctement, rendant sa démarche boitillante et l'affaiblissant. La voir dans cet état ne faisait que nourrir un sentiment profond et noir comme la cave dans laquelle on nous jetait quand on n'était pas obéissant ou utile: de la haine. Je ne pouvais malheureusement rien faire, et cela ne faisait qu'attiser ma fureur.

Et c'est dans ma onzième année qu'on exauça mon voeu. 1865, année de la fin de l'esclavage, on le savait, on l'entendait, on sentait la peur des maîtres, mais on s'en fichait. Les gens du Nord allaient venir nous sauver! On ne nous avait même pas appelé au travail, ce qui fut le comble de notre joie. Bientôt, ils allaient fuir, et nous, on vivrait comme des rois! Du moins, c'est ce que l'on pensait, jusqu'à ce que le premier coup partit après qu'on nous ait emmené dans la grange du domaine. Premier tir, premier corps à terre, l'incompréhension que nos regards renvoyaient à ces hommes fut fatal à tout ceux étant devant les autres et les plus grands, les tireurs visant simplement la poitrine. Pour les autres, ce fut la panique, un véritable chaos, les enfants criaient et cherchaient à grimper à la charpente, habitués à grimper pour aider à la rénovation des toits, les femmes pleuraient, cherchant avant tout à nous protéger. Après quelques minutes, tout ne fut que silence. Je ne savais pas si ma mère vivait encore, je m'étais cachée dans le foin, incapable de voir ce qu'il se passait. La porte grinça alors, annonçant le départ de nos tortionnaires. Mais si c'est le cas, à qui appartenait le battement de coeur que j'entendais au plus profond de mon être?

Autant le dire, mes pouvoirs se sont éveillés au pire moment qui soit. Angoissée comme j'étais, je ne pouvais pas avoir un minimum de contrôle dessus, c'est donc pratiquement assommée par les battements de cœur du contre-maître que je reçus le premier coup de tisonnier au bras, ma chair brûlant en même temps que le foin. Dans ce genre de situation, alors qu'on vit un phénomène surnaturel, on a généralement pas conscience de ce qu'on fait. La douleur, la peur, ça brouille les sens et le cerveau a du mal à imprimer ce qu'il voit, ça devient alors des fragments de souvenirs qu'on revit plus tard, en cas de coups durs. Je me souviens donc de peu de choses sur ce qui est arrivé, je sais que je l'ai tué, pas de façon... ordinaire, certes, mais c'est ce qu'il s'est passé. Et puis je me suis couchée auprès de ma mère, écoutant les battements de cœur agonisant, perdue et à la fois bien lucide. Finalement, je les ai tous massacré: le contre-maître, les surveillants, les miens qui avaient tourné le dos aux esclaves, servant nos maîtres en n'hésitant pas une seconde à rapporter nos faits et gestes, et bien entendu la famille de mon maître et lui. Je les ai traqué, un par un, les regardant tomber sans que je ne les touche une seule fois, savourant presque le silence de plomb des lieux.

Maintenant que je me connais mieux ainsi que mes pouvoirs, je sais que j'ai été dominé par les Ténèbres, qu'elles me consumaient et ne faisaient qu'exaucer mon désir le plus cher: les voir tous périr. Mais il m'a fallu du temps pour l'accepter pleinement et en comprendre toutes les facettes! A cause de l'incendie de la grange, provoqué par le tisonnier, tout le domaine parti en fumée, achevant ma vengeance au gout amer de défaite. Quand bien même Dieu m'avait donné de grands pouvoirs, je n'avais pas su protéger les miens. Et les larmes ne cessèrent de couler sur mes joues face à une telle injustice.

C'est à ce moment-là qu'il est venu à moi, seul, son ombre suffisamment grande pour me protéger du soleil. Il n'y eut aucun échange, l'étrange force que j'avais su animer avait disparu dés son apparition. Je me sentais faible et fatiguée, souffrante à l'extérieur comme à l'intérieur, mais aucun de nous ne parla, observant en silence la bâtisse s'effondrer sous son propre poids. On passa ainsi la journée à ne rien faire quand finalement, il fit demi-tour. Sans réfléchir, je l'ai rattrapé, me raccrochant à sa manche de manteau comme on le ferait avec une bouée. En réalité, je ne savais rien de lui, et il en imposait suffisamment pour que je n'ose lever la tête pour découvrir le visage de mon paternel, mais maman me l'avait assez décrit pour que je le reconnaisse juste en regardant ses mains. Il y eut un moment d'hésitation de sa part avant qu'il ne se mette à parler. Bien entendu, on ne m'avait pas envoyé à l'école, encore moins baptisée, alors son monologue n'avait aucun effet sur moi! Il a fini par me prendre avec lui, main dans la main, on a marché, encore et encore, jusqu'à ce que la nuit arrive et qu'il ne soit plus là. Mais j'ai continué à avancer, car je savais qu'il allait revenir, encore et encore, j'en étais certaine.

Le temps a passé et, comme je l'avais pressenti, il était revenu de façon régulière, un jour par mois pour être exact. On passa la journée ensemble, seul à seul, apprenant lentement à se connaitre mais aussi pour moi à apprendre de ce monde dont je ne savais presque rien à part que les gens savaient se montrer cruel. C'est ainsi qu'il m'apprit le grec ancien, à compter et me raconta notre histoire. J'appris que j'étais la tante de dieux bien plus vieux et puissants que moi, que j'avais une famille plus grande que je ne le pensais, et que je n'étais pas destinée à vivre seule comme un animal enchaîné. Il avait beau me dire cela, je n'ai pourtant accepté de voir les chaines qu'on m'avait maintes fois fait porter -et que j'ai inconsciemment emporté avec moi avant notre départ- comme le fruit de ma liberté et non l'objet de ma soumission en ce monde. Sans le savoir, Erèbe m'avait appris à savourer la liberté et avait fait naître des émotions et sensations qui m'étaient jusqu'alors inconnues. Je ne voulais plus redevenir de bétail, je voulais le suivre où qu'il aille, même en Enfer.

Cependant, il y avait une règle que je me devais de respecter lors de nos échanges: ne jamais le regarder en face, sinon, il partait. Une condition étrange mais qui me paraissait normal à cette époque.

Mais toute bonne chose à une fin, et cette vie paisible, bien que chaotique -dormir dans une forêt infestée de loups, ou encore dans une ville de bandits, c'est pas ce que j'appelle un bon séjour...-, prit un nouveau tournant avec l'arrivée de monstres sur mon territoire. J'avais alors 19 ans et j'étais assez douée avec mes pouvoirs pour repérer l'intruse, papa m'empêcha cependant de combattre la créature, et le ton de sa voix dans ma tête était suffisamment inquiétant pour que je prenne la fuite, emportant seulement la moitié de mes affaires avec moi. Ne sachant pas où aller, je me laissais guider par Erèbe dans les bois, ne reconnaissant pas l'endroit. Evidement, essayer de distancer un volatile à pieds, ce n'est pas aussi simple qu'on le pense! Et quand le dit volatile ose vous faire tomber, vous ne réfléchissez pas une seconde: vous prenez la première arme qui vous vient et vous frapper avec. Branche, Ténèbres, chaîne, j'étais encore peu habituée à cet esprit combatif qui s'éveillait en moi à chaque fois que le sang bouillait en mes veines, et alors que je commençais sérieusement à perdre l'avantage, des créatures au corps à la fois équin et humain vinrent à mon secours, l'un d'eux me prenant même sur son dos afin qu'ils ne trainent pas sur le chemin du retour.

C'est ainsi que je suis entrée dans la Colonie des Sang-mêlés, couverte d'ecchymoses et plaies superficielles, les cotes douloureuses et parlant le grec sans aucune difficulté devant un petit comité d'accueil composé d'enfants et de centaures. Plus quelques satyres par ci par là donc un ou deux m'avaient sauvé. Autant le dire, c'était le gros bordel! J'ai finalement dormi à l'infirmerie pendant quelques jours avant que je ne parvienne à leur faire comprendre que je venais de loin et que mon père était Erèbe. Etant la seule enfant connue de ce dieu cependant, je n'avais pas de bungalow pour moi, j'ai donc séjourné dans celui d'Artémis, en attendant d'avoir le mien... ce qui ne traîna pas d'ailleurs, à peine une semaine que j'étais ici qu'un bungalow apparu, un peu plus éloigné des autres et n'ayant aucun murs, seulement des poutres porteuses et un petit mobilier pouvant supporter plus ou moins la pluie. Inutile de dire de qui il provient bien entendu! Il vint finalement me voir dans la soirée, profitant de mon isolement pour passer du temps avec moi, tout les deux appréciant être seuls dans ce genre de moment. Il n'était pas venu juste pour jouer à cache-cache ou me parler de mes neveux cependant, il voulait que je rejoigne un groupe que l'on nommait les Chasseresses, des filles au service d'Artémis. Il prit son temps pour m'expliquer tout les avantages que cela m'apporteraient de me mettre sous sa protection au vu de l'attaque qu'un Dieu des Enfers avait lancé sur moi. Visiblement, certains étaient encore mécontents des actes d'Erèbe, pour ma part, je m'en fichais, mais savoir qu'on tentait de l'atteindre à travers moi me faisait grincer des dents. C'est donc le lendemain que je fis mon serment... en grec ancien, ne sachant que quelques mots en anglais, et encore.

Cela changea grandement mes projets, déjà, on se voyait de moins en moins, papa et moi, et mon isolement social me donnait un sérieux handicap pour communiquer avec les autres Chasseresses, en plus de ne savoir parler que le grec. Nos liens se forgèrent donc très lentement, en commençant par des cours de langue et autres, tout en forgeant mon corps pour le combat. Les décennies passèrent rapidement et je ne cessais de m'améliorer, prenant même un petit boulot à coté avant d'acheter un petit garage avec un petit logis en même temps qu'une moto, nommée Ginette. J'avais réussi à avoir un semblant d'indépendance dans ce monde de fou mais paisible. Depuis la furie, je n'avais eu aucune attaque contre moi, à peine des disputes amicales avec des jeunes, rien de bien méchant donc. Je me suis même fait des amis, entre un demi-dieux avec qui j'ai partagé mon logis pendant quelques temps, et un autre qui voulait que j'arrange sa voiture!

Et puis... il y a eut le drame au capture d’étendard auquel je n'avais pas participé, travaillant ce jour-là au garage. Quand j'ai appris la nouvelle, autant dire que je n'étais pas très joyeuse, au point que je dus laisser mes collègues continuer le travail, profitant du studio à l'étage et de sa douche. Enfin, c'est ce que je comptais faire quand j'ai entendu un pouls provenant de la-dite douche... N'ayant invité personne à monter à l'étage, j'étais bien évidement sur mes gardes, m'avançant lentement vers la porte que j'ouvris à la volée, découvrant alors les petites fesses musclées d'un jeune homme qui se lavait bel et bien dans ma salle d'eau... et autre chose quand papa se retourna. D'un coup, je claquai la porte en jurant, les yeux cachés derrière ma manche. Je ne pus lacher qu'un juron avant qu'il ne me sorte la plus nulle des excuses que pourrait fournir un dieu qui prend ses aises chez les autres.

-Oh punaise...
-Ah, Gaby! Désolé, c'est qu'en Olympe, on n'a pas vraiment de douche, ni en Enfer! C'est pourtant très relaxant et je l'ai bien dit à Zeus, enfin... je l'aurais fait volontiers si on n'était pas en froid. Tu me permets de finir? Ou tu préfères que je parte maintenant...?
-Hmm nan vas y, prends ton temps surtout...

Bien que son ton montrait encore l'angoisse du père pas prêt et nouveau, notre relation était suffisamment développée pour qu'on se parle de façon aussi familière. Oui, on peut dire que j'ai eu de la chance, mais cela ne veut pas dire qu'Erèbe est pour autant vivable! C'était tout de même étrange de sa part de venir aussi tôt, nous n'étions pourtant pas le jour J du mois que j'attendais avec tant d'impatience. Je ne fus pas déçue quand il sortit enfin de la salle d'eau, tout juste vêtu d'un peignoir que je m'efforçais de regarder, bien que son visage était à présent gravé dans ma mémoire. Il était au courant pour ce qui s'était passé et ne voulait pas que je m'implique dans ce conflit, ou du moins, pas énormément, histoire de ne pas être exposée aux dangers. C'était étonnant de l'entendre dire cela, et la discussion manqua bien vite de se transformer en engueulade! Il sait pourtant que je ne suis pas du genre à me laisser faire, encore moins de ne pas protéger les gens du mieux que je peux! J'ai néanmoins accepté sa décision, rongeant mon frein pendant que le conflit s'éternisait... jusqu'à ce qu'on mette une trempe à cette Résistance de mes deux!

Voilà, vous savez tout, vous êtes contents? Tant mieux, car j'ai une Résistance à laminer avec mes copines et une Ginette à vidanger!