Depuis le premier jour où elle l'avait rencontré, Hei avait du mal à penser à autre chose qu'au beau mortel rencontré à l'aquarium. Si elle restait malgré tout capable d'assurer le bon fonctionnement de la Colonie, il lui arrivait souvent de laisser un message à Taddeus pour qu'ils passent du temps ensemble, et apprennent à mieux se connaître. Au fil des mois, ils étaient devenus plus proches, mais Hei n'osait pas encore avouer ce qu'elle ressentait en sa présence. Avait-elle peur ? Non, enfin si, un peu. Un jour ou l'autre, il faudrait que Tadd apprenne ce qu'elle était réellement, et quelque chose lui disait qu'il n'allait que très moyennement apprécier. Aussi réfléchissait-elle, à la fin de chaque moment passé entre eux, quand chacun rentrait chez soi, à comment lui annoncer. Elle avait même pensé demander conseil à son père, Poséidon, mais elle s'était ravisée avec un léger sourire : il n'était pas forcément le mieux placé pour l'aider, vu son passif avec sa propre épouse Amphitrite...

Un jour, alors qu'elle s'était levée de bon matin - une vieille habitude gardée de sa vie sur son île - et envoyé un message à Tadd, elle se résolut à lui dire la vérité. Le mensonge par omission, ce n'était pas forcément la meilleure manière d'entamer une relation... Si, à Taiohae, elle n'aurait pas eu à se cacher, à New York, c'était différent. Les mortels ne devaient pas savoir qu'il y avait parmi eux des demi-dieux, même si la Brume aidait bien ces derniers à se cacher aux yeux des premiers ; les monstres et les Résistants étaient assez souvent en vadrouille, il valait mieux pour elle d'éviter la grande ville, et elle avait du mal à donner des explications crédibles à Tadd. Cette fois-ci, ils seraient tranquilles, à la plage de Long Island, et elle lui expliquerait calmement et posément sa nature.

Il l'avait rejointe assez rapidement, et Hei l'accueillit avec un sourire sincère et un peu inquiet à la fois : comment allait-il réagir à l'annonce ? Allait-il s'enfuir en courant, la haïr ? Ou rester et, éventuellement, l'aimer ? Parce que oui, au fond d'elle, Hei sentait qu'elle devenait amoureuse du beau mortel...

Alors qu'ils marchaient tranquillement sur la plage, au bord de l'eau, après avoir échangé des anecdotes sur leurs vies passées, Hei toussota et rougit :

Hum, Tadd ? J'ai quelque chose à te dire...

Allez, il était temps de se lancer. Du courage.

Dis moi tout.

Trois mots. Juste trois mots, et Hei se sentait comme investie d'une mission pas insurmontable mais pas loin. Mais il fallait croire que les dieux avaient l'intention de la titiller un peu avant qu'elle ne fasse sa révélation : alors qu'elle s'apprêtait à répondre, un hors-bord passa très près d'eux, trempant littéralement Taddeus, alors que Hei avait activé instinctivement le pouvoir qui faisait qu'elle restait sèche dans l'eau. Au final, elle en était quitte pour une petite frayeur, restant interdite quand le véhicule s'éloigna. Elle entendit Tadd lui lancer :

Tout va bien Hei ?

Elle le laissa remettre ses cheveux en place de sa main mouillée avant de répondre :

Bouge pas.

Elle se tourna de façon à faire face à la mer, le hors-bord dans son champ de vision, et fit un geste sec de la main droite : aussitôt une vague un peu plus haute que le véhicule se dressa au-dessus avant de s'abattre sur les abrutis qui se retrouvèrent à l'eau en l'espace de quelques secondes, sans trop comprendre, et Hei leur passa définitivement l'envie de recommencer à jouer si près du bord en les faisant engloutir par une autre vague et faisant renverser le véhicule.

Quand elle eût passé ses nerfs, elle les laissa se débrouiller pour retrouver le rivage, et leur adressa un regard noir quand ils passèrent devant eux, penauds. De là à ce qu'ils fassent le lien entre leur chute et elle, il n'y avait qu'un pas qu'ils ne franchirent pas, heureusement pour elle. Dès qu'ils se furent assez éloignés, elle poussa un léger soupir avant de reporter son attention sur Tadd, lui tendant au passage le paréo qu'elle avait pris en prévision d'une éventuelle baignade histoire qu'il soit couvert, avant de lui dire d'une voix douce :

Voilà ce que je voulais te dire. Je ne suis pas quelqu'un que l'on pourrait qualifier de "normal", pour mon clan je suis une demi-déesse, fille de l'Océan. Et depuis que je t'ai rencontré... Je m'en veux de t'avoir caché ça, mais c'était pour te protéger. J'espère... que tu me comprends. Et que ça ne changera rien entre nous.

Et s'il avait des questions là tout de suite, elle y répondrait au mieux. Elle s'en fit le serment.

Hei sentit instinctivement son corps se raidir quand elle vit la tête de Taddeus quand elle lui avoua la vérité. Il n'avait vraiment, mais vraiment pas l'air d'apprécier qu'elle soit... différente. Pas une simple mortelle. Et si elle l'assumait, désormais, ça lui faisait mal quand même de le voir se fermer, ne montrer aucune émotion, voire la fusiller du regard. Mais elle resta droite et fière, soutenant le regard de Taddeus comme pour lui faire comprendre que quoi qu'il décide, ça ne changerait rien aux sentiments qu'elle lui portait, et que s'il l'attaquait, elle se défendrait simplement.

Il finit par s'approcher de façon à ce qu'elle sente son souffle, plongeant son regard dans celui de la jeune femme avant de murmurer :

Tu es un monstre.

Si elle ne montrait rien, la phrase lui fit encore plus mal que le visage fermé de celui qu'elle avait choisi. Restant parfaitement stoïque, elle eut cependant le courage de répondre, toujours d'une voix douce :

Est-ce qu'un monstre ne se mettrait pas en quatre pour passer du temps avec la personne qu'il aime ? Est-ce qu'un monstre serait incapable d'aimer ? Est-ce qu'un monstre n'essaierait pas de protéger ses proches ? Est-ce qu'un monstre, enfin, serait capable de faire ça ?

Puis elle s'approcha et l'embrassa, laissant un léger goût de sel sur les lèvres du mortel, avant de reculer et de sortir son trident - histoire de paraître un peu plus impressionnante - pour déclarer avec force :

Je suis Heimoana de Taiohae, fille de l'Océan, et j'ai juré de protéger ce nouveau foyer et ceux qui me sont proches. A toi de décider si tu veux en faire partie ou non. Si tu m'attaques, je me défendrai, mais je ne retournerai jamais mon arme contre toi. Plutôt mourir que de te perdre.

Elle avait laissé son cœur parler, faisant preuve de la plus grande sincérité qui soit possible de présenter. Car oui, elle mettait enfin des mots sur ce qu'elle ressentait pour le bel Ecossais, et elle faisait preuve de lucidité sur ce qui était susceptible de se passer. La balle était dans le camp de Taddeus, désormais.

Magistrale, impériale, Hei sentait qu'elle impressionnait Taddeus. Et d'un côté, ça l'arrangeait un peu : loin d'elle l'idée de lui faire du mal d'une manière ou d'une autre, mais de l'autre, il fallait quand même montrer qu'il valait mieux éviter de s'en faire une ennemie. Elle soutint le regard de Taddeus qui lui lança, les yeux brillants :

Tu ne comprend pas. Tu es ... tu es une aberration Hei. Ceux comme toi, ceux qui te ressemblent, je les traque, je les tue.

Elle resta de glace, mais dans son coeur elle eut très mal. Il la voyait donc comme une aberration, alors qu'elle était physiquement comme une jeune femme "normale", son sang divin n'était pas inscrit sur son front. Mais le comportement de l'Ecossais l'intrigua un peu ; il avait eu du mal à prononcer ces mots, et en plus une larme s'était échappée de son œil avant qu'il ne l'efface d'un geste rageur du bras. Est-ce qu'il souffrait ? Probablement. Est-ce qu'il hésitait ? Sans nul doute.

Mais le cœur d'Heimoana se remit à battre avec espoir quand Taddeus reprit, après avoir reculé :

Hei, jamais je ne te ferais de mal, je t'aime.

Il l'aimait donc. Leur amour était réciproque. En l'espace de quelques secondes, la jeune femme relâcha la pression qui la rendait presque impériale, franchit l'espace que Taddeus avait mis entre eux et posa de nouveau ses lèvres sur celles de l'Ecossais. Et cette fois, elle ferait durer le baiser jusqu'à ce qu'il le décide. Derrière elle, une vague se leva et sembla regarder le couple avec attendrissement, avant de déposer un coquillage à la nacre étincelante aux pieds d'Heimoana et de se retirer. La jeune femme, trop occupée à embrasser et enlacer l'élu de son cœur, ne réagit pas, profitant de l'instant présent jusqu'au bout.

Hei sentit la main de Tadd se glisser dans son dos pour la rapprocher de lui, et sans rompre le baiser, elle se laissa totalement faire, l'enlaçant au niveau du cou pour réduire davantage la distance entre eux.

Ce fut Tadd qui décida de rompre cet instant, mais pas totalement, posant son front contre celui de la jeune femme et la fixant avec ce que Hei prit pour de l'amour, de la tendresse. Le tout dans un silence simplement rompu par le bruit des vagues sur la plage, s'arrêtant paresseusement sur le sable  aux pieds du couple. Rien ni personne ne viendrait troubler cet instant si paisible, et ce malgré qu'ils soient si différents. Mais malgré l'amour puissant qu'elle lui portait, elle ne pouvait pas oublier ce qu'il lui avait dit. Et il ne put s'empêcher de le répéter :

Mais Hei, tu ne sais pas qui je suis. Je suis un tueur ...

Un doigt se posa sur ses lèvres, comme pour l'empêcher de continuer sur sa lancée. Et la voix douce d'Hei se glissa à l'oreille de Taddeus :

Je suppose que tu es un tueur pour te protéger. Tu ne tues pas pour le plaisir, tu n'es pas un assassin. Je refuse de te considérer comme un monstre.

Et elle ne le considérait pas comme tel. Si elle était à sa place, elle aurait peut-être réagi comme lui... Comme elle aurait pu ne pas réagir comme lui. Elle reposa son regard sur l'Ecossais et reprit :

Tu n'es pas un monstre. Tu te bats pour protéger ton monde et te protéger d'un monde qui nous dépasse tous, même moi. Tu ne tues pas pour le plaisir. Alors je ne t'empêcherai pas de protéger ton monde, mais ne détruis pas le mien sous ce prétexte...

Elle posa une main sur la joue barbue de son amoureux et lui sourit avec tendresse :

Tu sais que je t'aime, Taddeus. Et je sais que tu m'aimes tout autant et aussi fort. Pour notre amour, je rêve d'un monde où tout le monde pourrait cohabiter, demi-dieux comme mortels, croyants comme non croyants. Et j'ose espérer que tu en rêves aussi...