Je regarde pour une énième fois Beth, le regard chargé de reproches, pourquoi, de toutes les idées, ma petite sœur adorée avait choisi la pire ? Je sais qu'elle fait de son mieux en tant que lieutenante et que ce n'est pas un rôle facile à tenir, même si je fais parties des plus anciennes, je me suis toujours refusée à ce rôle. Je préfère de loin m'occuper des loups et autres créatures de compagnie qui nous accompagne plutôt que de choisir pour l'ensemble du groupe. Il faut savoir où est sa place, essayer de se fondre dans un moule qui n'est pas fait pour nous est la pire chose possible. Et c'est souvent avec l'expérience qu'on sait quels choix sont meilleurs que d'autres. Oui, l'expérience et les échecs sont le ciment d'un groupe durable.

Seulement, je sens que je ne suis pas d'accord, tout mon corps me le dit, au contraire, il hurle par rapport à l'idée prise, il voudrait partir mais je ne peux pas. Tout simplement parce que je ne désobéis pas aux ordres, peut-être par peur, mais je suppose que c'est plus par soumission qu'autre chose, je n'ai pas la volonté de m'élever même si je suis contre. Beth a décidé de rester à la Colonie, alors que ça commence à péter dans tous les coins, une vraie bombe. Toute la Colonie est en ébullition après l'annonce d'une taupe dans leurs rangs, je plisse les yeux en y repensant. Nous ne souffrons pas de ça, à la Chasse, tout d'abord parce que notre engagement envers Artémis est total et sincère, mais aussi, parce que nous sommes sincères entre nous. Nous ne sommes pas comme ces petites pimbêches qui passent leur temps à se repoudrer le nez pour séduire le moindre mâle qui se trouve à leur portée. De vraies hypocrites qui détruisent les relations amicales entre filles. Je n'ai jamais compris pourquoi ces filles pouvaient se montrer douces et amicales alors qu'en vérité, c'est des vraies vipères qui n'attendent que l'occasion pour cracher leur venin sur leurs victimes. Je m'adosse contre un arbre, je me suis toujours sentie à l'écart de cette "normalité" et heureusement pour moi ! A l'heure qu'il est, je serais mariée, mère d'une tripotée d'enfants et surtout ... je serais morte depuis plusieurs décennies. Triste constat de penser que toutes les personnes que j'ai connues à mon époque sont désormais mortes et enterrées depuis des lustres. Je regarde mes mains, aussi belles qu'aux premiers jours, elles n'ont pris aucune ride depuis près de deux cents ans, et pourtant, me sachant vieille, j'ai la sensation que je ne connais rien. D'être toujours l'adolescente perdue qui a rejoint la Chasse la veille de ses Noces. Ai-je gagné en maturité ? En sagesse ? Je n'en ai pas l'impression, je me sens toujours comme une adolescente qui est bloquée avec d'éternelles questions d'enfants, comme si je me mettais bloquée dans mon processus de maturation, seul mon corps est figé dans le temps, pas mon esprit ! Mais je n'en suis pas si sûre. Peut-être que si j'avais eu quelques années en plus, j'aurais pu balayer ces questions, me concentrant sur ce qui est vraiment important. Mais je suis bloquée, je n'arrive pas à distinguer ce qui est important. J'ai la sensation que je ne traître que les soucis superflus, impossible de creuser en profondeur et de connaître la véritable source de mes questions, cette sensation d'être étrangement ... incomplète.

Quand je me transforme en loup, l'esprit du clan m'envahit, j'agis pour le bien de la meute, le clan avant tout. Cette charge m'est si importante qu'elle me transcende, je suis capable de tout pour la meute. J'agis comme une alpha, un vrai leader. Mais quand je redeviens humaine, je me sens faible et hésitante, ignorant tout du monde, chétive et craintive. Je souffre de cette différence entre deux parties de moi-même. L'humaine et la bête. Que j'aimerais que ces parties puissent fusionner, quitte à devenir une Loup-garou pour qu'enfin, je n'aie plus à choisir.

Je balance un caillou contre un arbre, commençant à perdre patience avec moi-même, j'ai déjà une centaine de fois cette conversation avec moi-même et à chaque fois, je tombe toujours sur le même résultat : j'hésite. Je ne change rien, je laisse tout en l'état. Me laissant ruminer une fois de plus sur mon cas.

"Il y a quelqu’un ?"

Je redresse vivement la tête. Je me pensais seule dans les bois, je pensais pouvoir être tranquille en ces lieux. Espérant qu'Artémis puisse enfin trancher pour moi ce dilemme qui est en moi depuis si longtemps. Je touche ma dague, nous sommes en été, je ne crains rien, de plus, c'est l'après-midi, je sens les pouvoirs du Soleil affluer en moi. Je me sens forte, comme quand je suis en loup.

"Chasseresse d'Artémis ? Vous êtes ?"

Je m'avance prudemment, me mettant à couvert, une jeune fille me fait face, elle doit être aussi âgée que moi physiquement. Une petite brune avec de jolies boucles. Une beauté antique comme dans mes livres d'études d'autrefois. Ces mêmes œuvres qui ont dû disparaître voilà une éternité ... ne reste t-il rien de ce que j'ai connu en tant que mortelle ? Est-ce que le temps a tout détruit, ne laissant que des souvenirs qui commencent à s'effacer ?

"Je suis Chiara, fille de Dionysos, se présenta-t-elle. Que fais-tu toute seule ici, sans tes sœurs ? "

"Louise, fille d'Apollon, au service de la Dame."

Je regarde autour de moi. C'est vrai que je suis seule, une chasseresse seule n'est pas une vraie chasseresse, la cohésion du groupe, la Chasse avant tout. L'esprit d'équipe, toujours penser la collectivité avant toute chose. Pourtant, des fois, j'aime me retrouver seule, j'aime me soustraire de cette sorte de fourmilière que nous sommes. J'aime l'idée de la meute, mais des fois, il m'arrive de penser que je suis un loup solitaire, un oméga. Ils ne peuvent pas survivre longtemps seuls, me rappelant sans cesse que sans mes soeurs, je ne suis rien, je suis perdue dans les méandres de mes souvenirs. Comment ferais-je sans elles pour récupérer ma nature humaine après une trop longue métamorphose ? J'en serai incapable, je serais une femme loup, condamnée à ne plus jamais connaître la connaissance humaine ni sa paix intérieure ... Je me sens perdue, à cause des derniers évènements, cette bivalence me rends dingue, je ne sais plus quoi faire, je ne vais pas me poser les mêmes questions ? Ce serait stupide ... une boucle qui se répète à l'infinie ... Deux centenaires d'existence et je me sens toujours aussi ... simple d'esprit, je suis née au Siècle des Lumières, j'ai vu et côtoyé des génies, en avance sur leur temps, des visionnaires, ils sont morts, certains de manière tragiques, d'autre paisiblement, ils arrivaient à comprendre mieux le monde en quelques années que moi en plusieurs décennies. Est-ce parce que j'ai la jeunesse éternelle ? Je suis devenue incapable de me poser des questions existentielles ? Je suis bloquée dans un éternel présent ? Sans jamais pouvoir en sortir ?

Je regarde la dénommée Chiara, les enfants de Dionysos sont connus pour être des trouble-fêtes mais ils respectent la Nature, avec les enfants de Déméter, c'est sûrement les demi-dieux qui sont les plus proches des Chasseresses niveau état d'esprit, je suppose que l'écologie rapproche ... Je lui souris tout en soutenant son regard, je n'ai pas envie de baisser les yeux, même si je doute, mon honneur de Chasseresse m'empêche de partir en pleurant, hurlant qu'une fillette m'embête. La fierté ... aussi un autre défaut que j'ai acquis avec le temps. En même temps, comment ne pas être orgueilleuse quand on est la fille du Soleil ? Sa lumière éclaire et signe d'adoration de tous les peuples, même les noms croyants de la mythologie grecque. Une ancienne divinité qui est et qui sera toujours adorée, quels autres élément peut se vanter d'un tel mérite ? Personne.

"Je vais voir comment vont nos loups, je suis leur soigneuse. D'ailleurs, vous devriez faire attention, bien que vous soyez une fille, ils pourraient vous considérer comme une ennemie."

Je la devance, et lui souris amicalement.

"Les loups sont nos meilleurs amis, en avez-vous déjà vu un ? Je n'ai jamais vu créature plus majestueuse qu'eux."

Et encore mon orgueil qui vient sonner, ou comment dire, je suis majestueuse, respecte moi s'il te plaît. Il ne manquerait plus que j'ai un air dédaigneux et je suppose que la fille de Dionysos serait vexée que d'être en ma présence. Je lui tourne le dos, et j'appelle mes loups. Au bout d'un moment, ils arrivent et je les embrasse un à un. Reniflant leur odeur, je souris de contentement, au même titre que les Chasseresses, ils sont ma famille et j'aime chacun d'entre eux comme un frère ou une soeur. Je me retourne vers la jeune fille.

"Dans le sanctuaire de votre Père, ils sont en sécurité, ils sont mieux à l'abri des humains, ils sont tranquilles. C'est pour ça que j'aime ce lieu, les arbres nous protègent du reste du monde. Il en a toujours été ainsi, même avant votre naissance. Dionysos est anti-social, mais quand il s'agit de la Nature, il est le plus grand mécène qui soit."

Et je regarde ma meute, dommage qu'elle soit là, j'aurais voulu me changer en loup et vadrouiller avec eux, juste pour sentir le vent de l'été glisser sur mon pelage.