Les chasseresses s’étaient arrêtées au nord du Bryce National Park, dans l’Utah, après avoir traqué pendant plusieurs semaines une horde de monstres particulièrement rapide. Ce soir elles se reposaient, certaines d’entre elles étaient allées chercher à manger tandis que d’autres montaient le camp, à l’écart des campings et hôtels grouillant de mortels. Astri s’était portée volontaire pour s’occuper des tentes, fatiguée par le voyage et la simple idée d’avoir à encore courir pour attraper du gibier (ou le dernier fastfood ouvert).

Ce qu’elle avait oublié, c’est qu’il valait mieux être en binôme pour monter les tentes. Or, elle était bien trop timide et renfermée pour oser faire le premier pas vers les autres chasseresses, en dépit du fait qu’elle était dans la Chasse depuis à peu près vingt siècles et, par conséquent, la plus vieille fille de la Chasse. Cela aurait dû lui apporter de la confiance, du moins assez pour être à l’aise avec le reste du groupe et pourtant, elle se tenait toujours en retrait par rapport aux autres, comme trop gênée pour leur adresser la parole. Aujourd’hui, elle était bien embêtée. Ses yeux allaient de visage en visage, espérant croiser un regard qui l’inviterait à se joindre à un groupe, mais elle ne vit que des dos et des masses de cheveux de filles ayant déjà trouvé leur partenaire. Bien sûr. Tout le monde dans la Chasse avait son groupe d’amis ou au moins une bonne copine. Il y avait cette ambiance générale de bonne entente, comme une immense famille dans laquelle elle ne se sentait pas à sa place. Peut-être était-ce dû à ses sentiments parfois un peu trop forts, ou bien tout simplement son caractère solitaire et réservé, mais le fait était qu’elle n’arrivait pas à faire le premier pas. Alors elle restait là, sur le côté, exclue.

Et puis brusquement, son regard croisa celui d’une autre fille. Acelynn. Parmi toutes les filles de la Chasse, elle se souvenait particulièrement du sien, à force de le croiser furtivement. Il y avait ces échanges silencieux entre elles, ces regards timides adressés lors des parties de chasse ou des repas, sans jamais que l’une ose aller vers l’autre. Elles étaient toutes les deux aussi introverties et coincées, et rien ne s’était jamais passée. Peut-être ce soir était l’occasion pour remédier à ça. Astri fixa ses pieds quelques secondes, se balançant d’avant en arrière, cherchant à amasser du courage en elle pour tenter un rapprochement. Son cœur se serra de peur, d’appréhension. Elle n’avait jamais vraiment fait ça jusque-là, malgré son âge avancé elle se sentait comme une gosse de cinq ans qu’on poussait pour la première fois à aller parler à un adulte imposant.

« Hum. Besoin d’aide ? » Inspirer, expirer, recommencer. Elle lui adressa un petit sourire, désignant le reste des tentes qui n’attendaient que d’être montées. Sa gorge était sèche, sa voix un peu rauque, comme pas habituée à engager à la conversation. Elle se balança d’un pied à l’autre avec l’impression d’être exposée, comme entourée d’une douzaine de monstres. Pourtant, il ne s’agissait que d’Acelynn – mais elle avait peur de faire foirer ce premier contact, de donner une mauvaise impression ou, pire encore, passer pour une débile.

Elle avait retenu son souffle comme on le fait en attendant qu’une catastrophe se produise. Acelynn n’était pas vraiment connue pour être la plus chaleureuse des chasseresses – beaucoup attribuaient sa froideur à son ascendance divine, comme l’on attribuait le tempérament rêveur d’Astri à sa mère.

« Oui. » La réponse positive, bien qu’un peu sèche, l’empêcha de se désintégrer complètement sur place – enfin, métaphoriquement. « Heu... Enfin, oui ça serait sympa. » Acelynn fit une sorte de grimace qu’Astri identifia rapidement comme une tentative de sourire, elle-même ayant du mal à esquisser ce genre d’expressions faciales naturellement. Tandis qu’elle commençait à planter les piquets au sol, la fille de Séléné se pencha vers le tas de matériel pour saisir les arceaux et les faire passer dans la toile de la tente. Qui avait dit que les Chasseresses possédaient forcément du matériel de camping dernier cri ? Hermès ne leur avait sûrement pas encore expédié les tentes capables de se monter en deux secondes chrono.

« D’ailleurs... Merci. » Son ton était tellement bas qu’Astri crut pendant quelques instants avoir halluciné et inventé elle-même ce qu’elle venait d’entendre. Alors qu’elle commençait à nouer les lacets, elle se stoppa dans son mouvement et secoua doucement la tête.

« Oh, c’est rien. Il faut bien s’entraider, non ? » Essayant d’afficher un air décontracté, elle faillit ne pas se rendre compte qu’elle était en train de nouer le mauvais lacet – heureusement, elle s’en aperçut à temps et défit tout en vitesse. « Ces tentes sont de vraies horreurs. Je donnerais tout pour dormir sous un toit, un vrai. Le bungalow d’Artémis à la Colonie me manquerait presque. » Avoua-t-elle sur le ton de la confidence, même si ce n’était pas entièrement vrai. Elle avait toujours du mal avec la Colonie, cette réunion d’adolescents entraînés de la même façon que les soldats lors de l’ère grecque – son époque, en somme. C’était déstabilisant pour elle ainsi qu’un peu triste : elle se rappelait toujours de l’immense fossé qui la séparait du reste des sangs-mêlés et même des chasseresses. Quand bien même elle parvenait à duper tout le monde sur son âge, elle ne pouvait pas se cacher la vérité à elle-même. Elle aimait l’époque contemporaine de tout son cœur mais ce sentiment d’être déphasé ne la quittait jamais, comme pour lui rappeler qu’elle venait de temps beaucoup plus anciens. Mais ça, elle ne risquait pas d’en parler. Si elle avait tendance à balancer n’importe quoi quand elle se sentait un peu mal à l’aise, elle savait aussi garder ce genre de ressenti pour elle. Ou plutôt elle ne savait pas comment faire autrement que garder ses émotions cadenassées en elle.

« J’insiste sur le presque. » Souffla-t-elle doucement en refaisant le nœud, cette fois avec le bon lacet.

« Sincèrement, je préfère dormir à la belle étoile que de retourner à la colonie. » Astri hocha doucement la tête pour lui montrer qu’elle comprenait sa préférence. Beaucoup de sangs-mêlées parmi les chasseresses étaient passées par la Colonie avant de rejoindre Artémis et certaines en gardaient un souvenir sévère. Cette proximité et cette familiarité entre enfants d’une même divinité sonnaient étrange, comme si partager un paternel divin totalement insensible au sort de sa progéniture était ce qui rapprochait les enfants entre eux. Au sein de la Chasse, les filles étaient toutes égales. Certaines avaient traversé le continent voire le globe, d’autres le temps – comme Astri. Il y avait des mortelles, des créatures et même quelques divinités mineures, tellement mineures que tout le monde les avait oubliées. Elles étaient toutes uniques et différentes, uniquement réunies par la Chasse. C’était ça qui les différenciait de la Colonie ; elles n’étaient pas reconnues en tant que filles de, mais bien en tant qu’individus. Leurs exploits n’honoraient qu’elles.

« Rien ne vaut une nuit à la belle étoile. » Murmura-t-elle doucement. « Ici le ciel doit être exceptionnel. Je suis sûre qu’on pourrait avoir une vue magnifique cette nuit. » Le ciel avait toujours été sa plus grande passion. Avant, elle levait les yeux en espérant y voir un signe de sa mère mais au fur et à mesure de sa vie, elle avait appris à le regarder d’un nouveau regard, un peu moins poétique, lui témoignant un intérêt presque scientifique.

« Bon, maintenant il faut attendre que les autres chasseresses ramènent de quoi manger. Qu'est-ce que tu penses qu'on aura ? » Elle vit Acelynn s’asseoir par terre et l’imita aussitôt après avoir planté le dernier piquet. « Il y aura sûrement de la viande, la région s’y prête bien. Peut-être du lièvre. » Bien que vegan, Astri respectait la chasse que pratiquer ses sœurs. Cela n’avait rien à voir avec les horreurs que pouvaient commettre les mortels – Artémis s’assurait toujours que les animaux aient une fin heureuse et trouvent leur voie vers les Enfers, en tant que leur déesse mère. « Oh! J’ai aussi cru voir quelques pommiers et poiriers sur le chemin, ainsi que quelques baies. »

De toute façon, il y avait toujours de la nourriture en réserve : quelques conserves, de la viande séchée, des fruits secs... Et elles faisaient assez souvent d’arrêts dans des fastfoods pour ne pas souffrir du manque de gras et de sucres.

« Je n’ai pas très faim, de toute manière. » Ajouta-t-elle en passant une main dans ses cheveux. Elle commençait à être un peu plus à l’aise avec Ace, assez pour ne plus se poser mille questions avant de prononcer le moindre mot. Ses épaules se relâchaient, son corps se décontracter. Si la fille de Chioné pouvait sembler froide aux premiers abords, elle était au final très agréable. De toute façon, vu le nombre de fois où elles s’étaient lancées des timides regards sans oser s’adresser la parole, Astri avait bien compris que derrière cette façade se cachait une fille introvertie, comme elle. « Tu m’as donné envie d’aller observer les étoiles une fois le soleil complètement couché. » En effet, même si le soir tombait on pouvait encore voir ses derniers rayons diffuser sa lumière. Le ciel avait pris des tons orangés s’accordant avec le paysage désertique du canyon.

À un moment Astri crût entendre un ventre gargouiller et baissa les yeux sur le sien, les sourcils froncés. Il était encore un peu trop tôt pour elle pour qu’elle ait faim, mais elle n’osa pas poser de questions à Acelynn – c’était indiscret et sûrement un peu gênant de pointer ça de la sorte. Néanmoins quand l’autre chasseresse lâcha un "désolée", laissant présager qu’il s’agissait en effet de son ventre, Astri balaya l’air d’un geste de sa main, l’air de dire que ce n’était rien.
Après avoir enfilé sa capuche sur sa tête, elle s’allongea sur le sol et se cala dans l’un de ses creux pour être bien confortable, les yeux fixés sur l’immensité du ciel qui prenait des couleurs chaudes au fur et à mesure que le soleil descendait.

« Je suppose que tu dois t'y connaitre en étoiles et tout ça ? » Lui demanda Ace, désignant le ciel du menton, ce qui arracha un sourire complice à la fille de Séléné. Dire qu’elle s’y connaissait en étoiles était un euphémisme : c’était probablement l’un des domaines de connaissances qu’elle maîtrisait le mieux. Non seulement la qualité de fille de Séléné lui prodiguait une connexion à tout ce qui se rapprochait à la lune et à l’astrologie, mais également son passé de prêtresse, même si son activité en tant que telle commençait à prendre poussière.

« Beaucoup oui. Avant d’apprendre que j’étais une demi-déesse et de rejoindre la Chasse, j’étais dans un temple où l’on se servait beaucoup des étoiles pour prédire l’avenir et aider ceux qui venaient. » Plus le temps avait passé, plus Astri avait remarqué que les gens croyaient de moins en moins aux pouvoirs des étoiles et les informations qu’elles délivraient. Beaucoup de gens considéraient ça comme de la tromperie ou de l’arnaque – elle espérait seulement qu’Acelynn n’en faisait pas parti.

« Et toi alors ? Comment était ta vie avant que tu ne rencontres Artémis ? » Même si elles se côtoyaient depuis un certain temps, Astri n’avait jamais osé poser la question directement, si bien qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’avait pu faire Acelynn avant de devenir chasseresse – et ça n’avait pourtant pas manqué d’attirer sa curiosité. Mais, encore une fois, la timidité presque maladive de la jeune fille l’avait empêché d’aller plus loin… Du moins, jusqu’à ce soir.

Pour Astri, la notion du temps variait d'un jour à l'autre. Des fois, elle avait l'impression que tout était relatif et qu'au final, pas grand chose ne la différenciait d'une Chasseresse arrivée au cours du 20ème siècle. D'autres fois, elle se sentait littéralement écrasée sous le poids de chacune des années qu'elle avait vécu. Ces variations l'empêchaient notamment de se faire une vision globale de l'âge des autres Chasseresses autour d'elle. Au bout d'un moment, elle finissait par toutes les mélanger et les considérer aussi vieilles qu'elles, jusqu'à ce qu'un évènement lui rappelle le douloureux poids de sa longue, très longue vie. Tant de siècles écoulés et pourtant, elle n'avait pas l'impression d'avoir vécu tant de ça. Au bout d'un moment, même la vie dans la Chasse devenait monotone.

« J'avais une vie plutôt normale... J'habitais dans une petite ville, j'allais à l'école. C'était assez ennuyant à vrai dire, tout était normal. 'Fin si on oublie le fait que je voyais très bien à travers la brume. Je suis vraiment très heureuse d'avoir pu rejoindre la Chasse, j'aimais pas du tout ma vie avant. Moi non plus je ne savais pas que j'étais une demi-déesse... je suppose qu'au bout d'un moment un satyre ou une nymphe serait venue me chercher pour m'emmener à la colo. »

Il y avait une froideur, un recul dans la voix d'Acelynn qui fit frisonner la fille de Séléné. Elle pouvait sentir la distance que la Chasseresse avait placé entre sa vie actuelle et sa vie d'avant, comme si tous ses souvenirs avaient été enfermés dans une boîte qu'elle avait ensuite jeté en priant les dieux pour s'en être débarrassée pour toujours. Le terrain semblait suffisamment sensible pour qu'Astri ne creuse pas davantage la question.

« Racontes moi un peu plus de ton ancienne vie. Ça devait être tellement intéressant vivre dans une autre époque ! Comment était le travail au temple et en quoi consistait ce travail ? Tu aimais bien ta vie ? »

Son soudain intérêt et sa curiosité la firent sourire, amusée par ce virement de situation. Bien sûr que sa vie d'antan pouvait sembler intéressante aux yeux de quelqu'un qui n'avait jamais connu rien d'autre que les immenses gratte-ciels et les villes gorgées de monde. Son existence était une sorte de musée immersif sur la Grèce Antique.

« J'étais entourée de prêtresses qui passaient leurs journées à interpréter les signes que nous envoyaient les dieux dans les étoiles. Les gens venaient pour toutes sortes de questions: qui était l'amour de leur vie, s'il y aurait une bonne récolte cette année, quand la guerre prendrait fin... Pour te dire la vérité, les dieux n'étaient pas très bavards. Je me souviens les avoir prié tous les jours mais pas un seul d'entre eux ne m'a répondu. Puis ensuite, je suis devenue Oracle. » Elle fait la moue, se rappelant des horribles nuits passées enfermée dans une pièce, les interminables rituels, les questions sans réponses et sa peur permanente de devenir folle. « Je n'aimais pas trop ma vie, à vrai dire. Je ne comprenais pas beaucoup de choses, j'étais très ignorante. J'étais très seule, aussi. Il n'y avait que de vieilles prêtresses autour de moi, je n'avais pas vraiment de personne à qui me confier ou même tout simplement parler. J'imagine que c'est pour ça que je suis aussi réservée... Je n'ai jamais vraiment appris à m'exprimer. »

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