C’est la troisième fois qu’il vient et qu’il la bat. Les cris s’estompent et les petites mains se décrochent de ses oreilles serrées si fort qu’elles en sont devenues rouges. Il n’est pas le premier et ne sera pas le dernier, murmure la petite voix trop réaliste au creux de sa tête, tel un vieil écho qui ne saurait disparaître. L’accent de Russie roule sous la langue comme le poignard est capable de s’enfoncer aisément dans la chaire sans que le gamin n’en comprenne la totalité. Il y a bien des mots qu’il attrape au vol mais son esprit préfère de loin s’enfermer dans les aléas sinueux d’une vie qui ne fait pas d’offrandes. La figure emblématique et persécutée ne le parle pas plus, juste un peu mieux, mélange d’origines de tous horizons qui sont venus se perdre ici au sein de cet enfer et profonde damnation. Courbes charnelles bien trop aimées et appréciées de ces clients qui n’ont de cesse de la harceler. Que dire face à l’argent facile ? Elle a bel et bien une bouche à nourrir, elle, à qui le premier amant a laissé seule la tâche de mettre au monde et s’occuper d’un petit blond. Elle l’a tellement aimé, l’homme venu des cieux, le pilote épris de liberté pour qui elle a tout quitté.

Il l’a laissé tomber.
Et aujourd’hui elle peine à s’en relever.  

Il a fallu survivre, pour offrir à ce fruit devenu défendu de quoi vivre et être capable du meilleur comme du pire. Le meilleur, c’est là ce à tout ce dont elle aspire pour lui, quand bien même elle ne sait que trop bien que ses yeux bicolores ont pour seule vision le vulgaire fruit du malheur. Petite âme de six années déjà condamnées à voir chaque jour et parfois chaque heure un homme différent fouler le seuil de leur modeste appartement.


« Ne doute jamais de qui tu es Maks. Peu importe ce que la vie te réserve et où elle te mène, tu as en toi la force suffisante pour braver tous les obstacles. Comme ton père. ». Comme ce père qu’il n’a pas connu et ne connaîtrait jamais. Au fond elle n’a jamais cessé de croire qu’il reviendrait, un jour ou l’autre, et si elle lui montre une nouvelle fois les photos vieillies et racornis, c’est probablement pour ne pas se perdre elle-même. Tel le moyen de continuer à être humain. A force d’éloge, le garçon n’a jamais vraiment été en mesure de détester la figure paternelle absente, même si à plusieurs reprises il s’est surpris à le maudire de ne pas être là pour protéger la seule personne capable de prendre soin de lui, des coups et traitement honteux de la gente masculine. Au fil des années, il s’est mis à observer, jetant le plus souvent des regards noirs à ces étrangers qui parfois n’hésitaient pas à lui ébouriffer les cheveux ou même à critiquer la particularité de ses yeux. Il les a tous haï, bien des fois et pendant de longues heures, ignorant alors les sons et autres bruits pouvant provenir de la chambre le plus souvent close. C’est un monde duquel il fait parti sans l’être, et n’est pas un ignorant des lieux et places sombres et affriolants de ces maisons, aux lueurs bien plus souvent rouges et chatoyantes que blafardes. Il n’y s’est rendu que quelques fois, et jamais il n’a vraiment manqué d’intérêt de la part de ces femmes voyant en cette charmante petite tête blonde, un adorable moyen de s’aérer l’esprit en faisant ressortir l’instinct maternelle que certaines ne pourraient jamais mettre à profit.

Jamais il ne s’est plaint de cette vie, spectateur silencieux de choses contre lesquelles il ne peut encore rien faire, retenu par une force invisible qui lui murmure délicatement à l’oreille que tout vient à point à qui sait attendre.



Les flashs de lumière l’aveuglent alors qu’il demeure irrémédiablement figé les yeux rivés sur l’adversité. Mains tremblantes, il lutte pour ne pas perdre la notion du temps et de tout ce qu’il se passe autour mais les flashs bleus et rouges ne parviennent à avoir raison de son moment d’absence. Les voix ricochent contre ses tympans mais les atteignent nullement, myocarde battant délicatement la chamade d’une manière bien trop lente. Le brancard est emmené, éloigné, drap blanc à demi recouvert, sonnant le glas sur des moments qui finiraient par être amers. La bile se fraye un chemin acide jusque sous sa langue malhabile et il pense défaillir l’adolescent. En réalité, il ne fait que se fermer dans une carapace de mutisme encore inégalée. Souffrance puissante de l’organe vital qui s’emballe et des perles salées qui ne parviennent même pas à sa vue pour la brouiller.

Que s’est-il passé ?
Qu’ils demandent.
Qu’est-il arrivé ?
Qu’ils insistent.

Mais l’adolescent ne répond rien. Au fond il sait déjà que tout s’éteint.

Les jours se suivent au sein de l’appartement vide, rythmé entre des cours à suivre qu’il finit par arrêter du jour au lendemain et les visites quotidiennes dans les dédales de couloirs trop blancs. Jusqu’à ce qu’on ne finisse par l’appeler, enfin.

En silence il attend, poings serrés de nervosité à s’en faire pâlir les jointures. Il patiente et attend encore un laps de temps bien trop long jusqu’à ce que la femme en blouse blanche n’apparaisse sur le coin de la porte. « Monsieur Beliakov ? » qu’elle interroge d’une voix qu’il trouve froide et passablement dépourvue d’empathie. Sans répondre quoi que ce soit, enfermé dans un mutisme perpétuel depuis l’incident, Maksim se lève de son siège, doigts filant dans ses mèches rebelles qui étaient retombées devant ses yeux et il pénètre à l’intérieur de la petite pièce. Au bout d’un second laps de temps qu’il juge trop long, le verdict tombe et la gorge se serre. « Je suis navrée, nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais c’est à vous que revient la décision finale. Elle n’est peut-être pas condamnée à… ». Le ton est sec et implacable, pour sûr, intransigeant malgré son âge encore jeune. « Débranchez-la. ». Puis sans ajouter un seul mot, malgré l’indignation du médecin, il récupère sa veste et quitte le bureau, passe dans les couloirs sans même qu’aucune larme ne soit versée, pas même un coup d’œil jeté en arrière ou en direction de la porte de cette chambre close qu’il n’a que dernièrement trop franchie. Les fleurs à l’intérieur flâneront en même temps que le corps, cela fait de toute façon bien des semaines qu’il lui a adressé ses plus sincères honneurs.