Histoire d'un aller et d'un retour.

Aujourd'hui était un grand jour. Aimé Greyjoy jeta un ultime coup d’œil dans le miroir de la minuscule salle de bain de l'appartement, lissant sa petite chemise blanche. « Tu es parfait, Aim'. » Le regard de l'enfant passa du tout petit trou qui ornait sa manche à sa mère. Elle avait sans doute été une jolie femme, avec ses cheveux bruns et ses yeux clairs, mais elle avait été usée par la années, par la difficulté de son univers. Aimé détailla d'un œil critique les tatouages ornant les épaules de Marie-Louise Baskerville. Des monstres, uniquement des monstres d'un réalisme saisissant. Et tous se tordaient de douleur ou de colère. Il n'était pas idiot comme enfant, il avait compris depuis bien longtemps que sa mère était spéciale. Prodigieuse, mais particulière. Elle lui attrapa les épaules, l'éblouissant de ce sourire un peu tordu qu'elle arborait quand elle était vraiment heureuse. « Tu ressembles tellement à ton père, c'est fou. » Il ne pouvait que la croire sur parole, ne l'ayant jamais rencontré. La sonnette résonna, se cassant dans une note aiguë désagréable. « Pourquoi ? » « Il m'aime toujours. » Il l'aimait elle, pas lui, mais ça n'avait aucune espèce d'importance : Leandre Greyjoy allait enfin passer le pas de cette porte et fouler le même sol que son fils.

***

« Il est dehors. » La mère et le fils étaient assis dans le maigre espace séparant le canapé du mur. La télévision continuait à diffuser un reportage sur la graisse de canard, l'horloge poursuivait son infâme ronde. « Étrangement, la graisse issue de canards sauvages possède d'incroyables vertus... » Tic. Tac. Tic. Tac. « Ne bouge pas, Aim', il va nous entendre. » Les pupilles de Marie-Louise Baskerville étaient dilatées comme jamais, occultant presque le reste de son iris. Sa peau glacée tremblait contre le petit Aimé, huit ans. « Maman... C'est juste le facteur et d'ail... » La main de Marie-Louise s'abattit sur sa bouche avec fermeté. « Tais-toi mon bébé, tais-toi... » Alors Aimé Greyjoy se tue, en venant à regretter le départ de son père la veille. Lui aurait su quoi faire, quoi dire pour rassurer sa mère. Il aurait trouvé des mots justes, aurait préparé une tisane et attrapé une douce couverture. Ensuite, ils auraient regardé le reportage sur la graisse de canard, assis ensemble sur le canapé. Et non pas derrière. Mais Leandre Greyjoy avait deux familles, deux femmes, quatre enfants. Trois petits Anglais, confortablement installés à Londres, et un seul petit Français collé contre sa mère et attendant la délivrance. Leandre venait trois fois par an, pendant une semaine. Ces trois petites semaines éparpillées dans l'année étaient biens, Aimé n'avait jamais peur quand son père était là. Marie-Louise frissonna de nouveau, le revoyant dans le petit salon où clignotaient les lumières du reportage. « Maman... » « Chut. » « Maman, tu veux que j'aille chercher les cachets à la cuisine ? » « Il faut qu'il soit sur mon bras, celui-là. Mon bras droit. » « Demain... » « Oh, Aimé... » Elle le serra contre elle, juste assez fort pour lui faire mal. Marie-Louise se pencha, pencha jusqu'à ce que ses lèvres frôlent l'oreille du garçonnet. « Le facteur sera sur mon bras droit. » « Oui, maman. »

***


« Maman ! » « Cours, cours ! » Aimé trébucha, s'érafla un genou sur un pavé bayonnais. Marie-Louise releva son fils d'un geste sec et le tira par la main. « Maman ! Pourquoi on court ! » « Bon sang, mais tu le vois pas ? » Le garçon de dix ans jeta un coup d’œil las au beagle qui les suivait depuis dix minutes. « Maman, c'est un chien perdu... » Son dos se fracassa avec violence contre le mur en pierre d'un cabinet de radiologie tandis que la main de sa mère se refermait sèchement sur le col de sa chemise. « Ne crois jamais ça, Aimé Greyjoy, jamais. Ils sont partout. Partout. » « Maman... » Elle fondit en larme, le beagle s'approcha. Laissant Marie-Louise toute à ses remords, Aimé s'agenouilla devant l'animal qui lui lécha la main.

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Le canapé était inconfortable. « Aimé, tu... » « Léandre-Antoine. » Sa voix claqua, sèche, dans l'appartement vide. Son prénom usuel avait changé officiellement la veille, un courrier de la mairie de Bayonne était là pour y attester. Réno le beagle lui donna un bref coup de langue sur la main avant de revenir à l'étranger assis sur le canapé. Sa mère était prévoyante, elle avait laissé des directives à prendre au cas où. Folle peut-être, mais intelligente. « Léandre-Antoine. » Il apprécia l'effort de son interlocuteur. « Tu n'as de comptes à rendre à personne mais si tu ressembles un tant soit peu à ta mère, j'aimerais que tu travailles pour nous. » Dieu non, il priait pour ne pas ressembler à sa mère. Il l'aimait plus que de raison, mais jamais il n'aurait souhaité être comme elle. Folle à lier, terrorisée par la moindre créature, la moindre ombre suspecte ? Jamais. « Tu sais, Marie-Louise a simplement été... dépassée par les événements. » Pardon, dépassée par les événements ? « Maintenant que tu es officiellement émancipé... » Oui, à seize ans, aucun bac en poche et aucune source de revenu. « … Tu peux nous aider. » Et d'abord, c'était qui ce type ? Sans se l'avouer, Léandre-Antoine se sentait... Effrayé. En colère. Il ne savait pas vraiment en fait, mais il ne rêvait que de voir cet homme quitter l'appartement de Marie-Louie Baskerville.
Alors il aida. Parce qu'il n'avait pas vraiment le choix et parce qu'il fallait bien vivre, Léandre-Antoien se cacha derrière le pseudonyme de Réno et plongea dans un monde délirant, un monde de romans et de poèmes, de mythologie et de monstres. Pour la première fois en seize ans, il pénétra véritablement dans l'univers de sa mère et sans être avec elle, se sentit plus proche de Marie-Louise Baskerville que jamais. Il n'était pas un guerrier, pas même un soldat, mais l'organisation mortelle l'engagea, lui enseigna ce qui pouvait être enseigné et lui laissa faire ses propres expériences pour le reste. Ce n'était pas une organisation légale, plutôt une sorte de groupuscule secret, proche du terrorisme mais plongé dans un univers étrange et inconnu. Il n'avait plus rien au monde, eux l'avaient lui.

***


« Tu as compris ? » « J'ai compris. » Et Réno avait bien compris. Les gouvernements feignaient de les ignorer, faisaient mine de ne rien savoir mais ils savaient tout. Ils connaissaient l'existence des divinités en tout genre, ils savaient tout de leur progéniture qui errait de par le monde, des monstres qui hantaient chaque espace terrestre. Ces cinglés qui hurlaient à l'asile ? De pauvres ères qui n'avaient eu que la malchance de naître avec un don : celui de voir à travers la Brume et de déceler les mystères du monde. Comme Marie-Louise Baskerville, oui. Mais pas comme Aimé Greyjoy, non. « Les gouvernements imaginent utiliser la progéniture à leur propre fin et régenter l'univers mythologique. » « Ouais, jouer les flics et... » « Tais-toi Réno. » Il se tut. « De quoi détruire ce pauvre monde. » Sans aucun doute. À vouloir déterrer ce qui devrait rester secret, les gouvernements finiraient bien par les foutre dans la merde. Et bien qu'il douta de la légitimité de son propre groupe, Réno obéit.

***

« Qu'est-ce que tu caches ? » Il le savait déjà, ce qu'elle cachait : l'organisation savait tout, sur tout le monde. Léandre-Antoine Greyjoy, alias Réno, et Juliette Sartène traînaient dans le petit squat qui servait de quartier général au quatuor formé avec Léo et Mélissa. « Rien. » Elle lui cachait quelque chose, il le savait. Elle n'avait été étonnée de rien, elle était belle à tomber... et refusait de se déshabiller pour lui. « Mais si... » Il l'embrassa en douceur, se demandant s'il serait réellement capable de la laisser quand sa mission prendrait fin. Il avait suivi les ordres et infiltré une cellule du gouvernement français. Mais la laisser... « Tu peux tout me dire... » Avant qu'il ne soit trop tard. « Parle-moi, Juliette. » Pas vraiment un ordre mais l'idée de la perdre rendait ses mots plus brutaux. « Je peux te montrer. » Lui montrer ? Son cœur fit un bond dans sa poitrine. La demoiselle, qui n'était qu'une rivale, ôta le sweat XXL aux couleurs passe-murailles qu'elle ne quittait jamais. Un tas de vêtements tomba sur le sol, la laissant en sous-vêtements et... « C'est... » Il en perdait ses mots. « Tu es magnifique. » C'était vrai, elle était splendide, belle apparition divine catapultée au beau milieu d'un squat sordide. L'organisation livrait une véritable partie d'échec avec l'univers mythologique et voici que Réno, simple pion, contemplait l'ennemi. « Je t'aime Juliette Sartène. » Qu'elle n'en doute pas une seule seconde, jamais. Il l'aimait, et il allait la quitter. « Tu ressembles à un cocker, Réno B. » Elle à un ange.

***

Ils se doutent de quelque chose. Retour à B.

Retour à Bayonne, aux stupides missions de routine, à l'ennui total. Et puis la découverte, l'envol pour de nouvelles terres réputées plus actuelles, plus aux faits de la mythologie... L'Amérique, les États-Unis. À vingt-quatre ans, Léandre-Antoine alias Réno prit l'avion pour la première fois et s'envola pour les States, plus précisément New-York. Mais juste avant, il rédigea un court mot pour Juliette et le posa sur le pas de la porte de son motel. Il partait pour les États-Unis mais il se devait de s'excuser, elle le méritait. Lui ne la méritait pas.

Je m'excuse pour tout.
Léandre-Antoine Baskerville.

Un part de vérité cachée derrière de nouveau mensonge, une identité simplement aux trois quarts révélée. Elle n'aurait pas plus, mais c'était déjà bien assez.