Le premier verre n'avait été qu'une erreur. Un simple moyen de se détendre avant de dormir, avant d'avoir à lutter contres ces pensées qui venaient le hanter dès qu'il fermait les yeux. Ca avait été l'ami d'un soir, pour mieux se glisser dans le sommeil et chasser toutes ces idées noires. Un verre, un seul. Et puis il s'était rendu compte que sa compagnie n'était pas si désagréable que cela, et il avait rajouté un second verre. Un second ami. Deux personnes sur qui compter quand il rentrait le soir pour mieux chasser sa camarade la mort qui l'accompagnait tout au long de la journée. Mais deux verres, deux amis, ça n'était pas encore assez. La situation avait rapidement dégénéré, sans même qu'il s'en rende compte. Un ami, deux amis, trois amis et, oh, un quatrième. Et puis même un cinquième, tant qu'on y est. Ses soirées se faisaient chaudes, agréables. Un soir, Aidan avait ajouté la compagnie d'un homme et il avait découché. Lui qui n'oubliait jamais de rentrer, qui ne se laissait jamais aller parce qu'il n'en avait pas le droit... Il s'en était donné l'autorisation. Ca avait été une soirée plus douce que les autres encore, plus chaude, plus belle. Au matin, quand il était rentré, ses vieilles amies les sombres pensées l'attendaient, et il avait filé dans sa chambre sans mot dire. Sans oublier ses camarades. Il avait fallu quoi... Trois semaines ? Un mois ? Il avait perdu le fil, comptant uniquement les heures entre chaque petite pause qu'il s'accordait. Trois semaines pour couler, un mois pour se noyer.

« Aidaaaan ! Ton sexy partenaire est làààà ! »

Un mois pour se noyer, douze pour ressusciter. Quand Clovis hurla, de l'autre côté de la maison, Aidan se tenait devant leur minuscule fenêtre, en train d'observer les volutes de fumée qui grimpaient dans le ciel, qui serpentaient, se déformaient... jusqu'à disparaître. Un peu comme lui, en fait. Il porta son verre à ses lèvres comme par automatisme – dangereux automatisme que celui acquit en moins d'un mois – avant de prendre lentement la direction de l'entrée. Clovis n'était plus là, sans doute parti pour une destination mystérieuse dont le chasseur se fichait éperdument. À la place se tenait l'amour de sa vie. Il était amusant de voir combien la délciate compagnie d'un verr pouvait faciliter l'accession à ses pensées les plus intimes, tellement intimes qu'elles s'étaient cachées à lui pendant des années.

« Oh mais qui voilà... Ca s'rait pas l'connard, un peu ? »

Ce n'était pas l'alcool qui lui faisait manger des lettres ou qui lui dictait d'afficher cet affreux sourire sans joie, c'était amplement volontaire. Cependant, le bel ami le verre devait bien aider.  S'appuyant contre le cadre de la porte, son corps faisant barrière entre le couloir et le reste de l'appartement, il croisa les bras et fixa son voisin d'en face. Le pire dans l'histoire ? C'est qu'il avait bien envie de lui, là, tout de suite. Mais sespensées s'égaraient... Elles n'étaient pas toujours très fiables, ces derniers temps. Quand il leur prenait le loisir de s'enfuir, il prenait un verre supplémentaire, pour y voir plus clair et chasser les démons.

« Cadeau ! Tu as dû voir que... Mon chez moi vient de brûler, Daisy et moi on peut rester un peu chez vous le temps des travaux ? »

Le cadeau passa à peine par les mains d'Aidan, finissant sa course sur le parquet. Le rire tout aussi dépourvu d'amusement que son sourire l'était de joie masqua le japement de douleur du chien. Une gorgée pour ne plus avoir envie de pleurer, et on était reparti.

« Alors comme ça, tu goûtes à la vie de sans-abri ? C'est original... Tu viens faire la manche aussi ? »

Aidan s'écarta enfin de l'entrée, ignorant chien(s) et valise pour regagner le confort de l'appartement sombre.

Elles n'étaient pas cachées, pas vraiment. Jusqu'à présent, Aidan n'avait toujours vécu qu'avec Clovis et ce dernier respectait ses affaires. Il n'y touchait pas, c'était aussi simple que cela. Sonny en revanche, c'était une autre paire de manches. Si le chasseur l'observa sans vraiment bouger, c''était simplement parce que la colère le paralysait sur place, le clouait au milieu de la pièce tandis qu'abasourdi, il contemplait le sang-mêlé s'agiter autour de lui. Un silence psant finit par s'installer difficilement alorsqu'ils se toisaient, l'un assis, l'autre debout. Deux pauvres types lamentables qui se regardaient en chiens de faïence, attendant que l'un d'eux rompe cette immobilité insupportable. Finalement, ce fut Aidan qui craqua le premier. Sa main s'écrasa sur la joue de Sonny une nouvelle fois, comme si ce geste qu'il n'aurait jamais osé faire voilà quelques mois était devenu leur unique moyen de communiquer. Une méthode plus simple que les mots, tout aussi douloureuse et beaucoup plus barbare. Mais ce qui était amusant, c'est qu'Aidan ne prenait même pas la peine de fermer le poing, de frapper de façon réellement efficace. Le geste était plus symbolique qu'autre chose, c'était de la rage sans le véritable désir de blesser. Le claquement qui résultat de cette brève altercation fit revenir le silence dans la pièce.

« Je t'aurais bien jeté par la fenêtre. » C'était vrai. « Mais j'aurais eu des ennuis. » C'était vrai aussi. « Sors de chez moi, Sonny. »

Aidan traversa la pièce et ouvrit d'un coup de pied le sac de coure qui traînait dans un coin, une expression provoquante lui tordant le visage.

« Santé mon bon compagnon, santé. »

Celle-ci, il l'avait mérité. Elle allait simplement le réchauffer, lui qui allait presque claquer des dents tant cette conversation le glaçait. La bière allait lui remonter le moral un bon coup, et ensuite ça irait mieux. Ensuite, il arrêterait. Il n'était pas un alcoolique, loin de là, elles l'aidaient simplement à tenir le choc, elle l'accompagnait dans ce deuil de Sonny. C'était bien de ça qu'il s'agissait : le deuil d'une personne, même si elle était encore en vie et qu'elle se tenait juste en face de lui, là, maintenant.

« Tu sais le plus dingue ? J'ai envie de t'embrasser, là. »

Il avait envie de beaucoup plus même, aussi reprit-il une gorgée pour se changer les esprits. Il se retourna brusquement sur la pointe des pieds, lui faisant face.

« Et j'sais même pas pourquoi je te dis ça. T'es qu'un con, Sonny Gaither, un sale petit con ! Un con, t'entends ? » Devant l'absurdité de leur conversation, Aidan éclata de rire.

« Eh bah parfait ! »

Ils en étaient presque ridicules, mais leur relation n'avait pas toujours eu cet aspect un peu extrême. Avant, quand ils n'y avaient pas tous ces non-dits entre eux, quand ils n'avaient pas enchaîné les situations gênantes, inattendues et les disputes, ils s'entendaient à merveille. Parfois, Aidan se prenait à rêver de cette époque où ils étaient amis, juste amis, simplement les meilleurs amis du monde, cette époque où l'amour et tout ce qui l'accompagnait ne faisait pas partie de leurs bavardages quotidiens. Même avant la dispute du cabaret, qui s'était littéralement achevée dans le sang, leur amitié était tendue. Mais c'était la faute à Sonny, et uniquement la sienne. S'il ne l'avait pas brutalement embrassé à Paris, s'ils... Lui, Aidan, avait bien fat de le repousser : ça n'aurait jamais fonctionné, pas quand on les voyait aujourd'hui, à se sauter à la gorge chaque fois qu'ils avaient le malheur de se croiser. Mais malgré ce ton venimeux, cette violence, ils se retrouvèrent à s'embrasser. Comment et pourquoi étaient deux excellentes questions, mais Aidan n'en avait pas la moindre idée. Il savait que Sonny l'avait attrapé par les hanches pour l'attirer jusqu'à lui. Il avait senti ses lèvres se poser sur les siennes. Le chasseur aurait pu le repousser, et il avait d'ailleurs essayer, mais son corps et son esprit étaient comme qui dirait entrés en conflits. Tout lui criait de le rejeter avec violence, de s'éloigner de... Ça. Et ce ça l'avait irrésistiblement attiré, le forçant à se presser contre lui plus fort, répondant à ses caresses brûlantes, lui rendant son baiser presque avec violence. Aidan n'était pas exactement vierge, le terme ne pouvait s'appliquer, mais il n'avait jamais connu ça, jamais un amour aussi dévorant. Brutal. Quand Sonny le repoussa... Disons qu'Aidan redescendit à peine sur Terre.

« Tu l'as gardée. »

Une voix douce, qui contrastait avec l'expression de son visage. Il avait perdu le contrôle. Deux fois. Il avait tiré sur Sonny par colère, il avait répondu à son baiser par amour. Il était déchiré entre ces deux sensations, ne savait plus vraiment ce qu'il devait faire, comment faire. Amoureux ? Non. Malade d'amour. C'était une maladie furtive et sinstre qui s'était enracinée en lui. Sonny était son centre du monde, celui autour de qui tout tournait. Sa rage, sa vie, son bonheur. Absolument tout. C'était peut-être pour ça qu'il le haïssait aussi profondément : Aidan l'indépendant ? Amoureux ? Impossible. Il tremblait de colère, mais était-ce seulement de la colère ? Alors qu'il résistait contre cette envie dévorante de se jeter sur le sang-mêlé, là, dans le salon même ? Comme en réponse à ce chaos intérieur, le canon de l'arme se posa sur le front de Sonny. Doucement, presque gentiment, sans le moindre rapport avec son agitation interne.

« Tu sais que je pourrais te tuer. »

Oui, tu le sais. Tu le sais, je le lis dans tes yeux. Provocation. Le doigt d'Aidan effleura gentiment la gachette. Douceur et délicatesse. Presque de l'élégance. Ils étaient proches, trop proches, il n'y avait même pas besoin de viser. Juste d'appuyer sur la détente. La poitrine du chasseur se soulevait rapidement, à croire qu'il venait de courir un marathon. Deux secondes après, et il se pressait de nouveau contre son camarade, réclamant un nouveau baiser, ses mains se glissant bien malgré lui sous ses vêtements, bataillant contre son t-shirt. Un instant, un seul et bref instant, jusqu'à ce qu'Aidan repousse violemment Sonny, le projetant contre le mur, et le tienne en joue.

« Arrête ça. Quoi que tu fasses, arrête. »

Mais si, il y était obligé. Il s'y sentait obligé. Aidan ne pouvait pas aimer Sonny, quelque chose le lui interdisait, il le sentait. Dans ce combat étrange qui les unissait, Sonny et lui, ils étaient aveugles. Ils avançaient au hasard, un pas en avant, deux en arrière. Chaque fois que l'un se rapprochait de l'autre, l'autre s'empressait de s'éloigner, de battre en retraite. Sonny était inaccessible. Loin devant lui. Sonny était un demi-dieu, partageant le sang d'une déesse. Sonny était beau. Il était gentil. Il avait ce qu'il désirait quand il le désirait. Aidan ne voulait pas n'être qu'un nom de plus dans un calepin. À sa façon, il se rendait lui-même inaccessible, empêchant n'importe qui d'arriver jusqu'à lui. Il était agressif. Il n'était pas un gentil. Il était un tueur. Tout l'opposé de l'homme qui se tenait en face de lui, qu'il embrassait comme s'il n'allait plus jamais le revoir. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Sonny. Ce nom tournait et retournait dans son esprit, le hantant n'importe quand, n'importe où. Il n'en voulait pas, il n'en voulait plus. C'était presque un maléfice à la longue d'être aussi obsédé par quelqu'un, de le vouloir lui et rien que lui. De le désirer à en perdre la raison. Sa supplication, il n'en voulait. « Vas-y. Vas-y, bordel avant que je ne change d'avis. » Il était soûl. Complètement soûl. Et il n'avait jamais eu autant envie de quelqu'un. Il n'avait jamais aimé personne. Ses parents avaient dû oublié quelque chose lors de sa conception. Enfin c'était ce qu'il s'était toujours dit jusqu'à... Sonny. Le prénom tournait encore dans sa tête, il ne pensait qu'à lui. Qu'à tout ce qui était lui. Il était prisonnier entre le mur et le fils d'Aphrodite. C'était étouffant, merveilleusement étouffant. Il reçut chacun des baisers avec une joie presque malsaine et batailla contre cet odieux t-shirt qui l'empêchait de mieux sentir Sonny contre lui.

Ils étaient à poil. Littéralement. Dans le couloir. Lui et son meilleur ami. Soûl ou pas, l'absurdité de la situation le prit brutalement à la gorge et il repoussa Sonny. Pour de bon cette fois-ci. Récupérant t-shirt et autres habits qui traînaient, il traversa l'appartement si vite qu'on aurait pu penser à de la téléportation. La porte de sa chambre claqua derrière lui et il enfila ses habits à la hâte, bataillant avec le pantalon puis le haut. Quelle idée d'avoir deux jambes ou deux bras aussi ? Enfin, il se laissa tomber contre le vulgaire panneau de bois qui le séparait de Sonny. Mais qu'est-ce qu'il avait fait ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? « Va-t-en, Sonny. » Sa voix était fatiguée. Épuisée même. Il se traîna à quatre pattes jusqu'à sa table de nuit, renversant livres et cachets pour le sommeil à la recherche de son amie. Ah... Il savait qu'elle était là. Pas besoin de verre, il descendit une grande gorgée d'alcool, sentant son ventre se réchauffait délicieusement. « Va-t-en ! » Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?