Il titube d'avant en arrière, d'arrière en avant; le monde entier tourne autour de lui tandis que la musique lui déchire les oreilles, assourdissante et silencieuse à la fois; et le monde clignote, clignote comme une ampoule qui peine de plus en plus à se rallumer. Des fois, l'obscurité dure plus longtemps, dévorant plus d'espace dans le bar et dans le cœur de Hero, et il craint de rester coincé dans cet état toute sa vie, mais la lumière finit toujours par se rallumer et le monde se remet à tourner.

« Hero, Damon ! Ca va ? Dis-moi Hero, tu ne voudrais pas plutôt aller t'asseoir, histoire de ne pas te casser la gueule par terre ? »

Adriane est apparue comme par magie. Hero cligne plusieurs fois des yeux comme pour se réveiller du rêve dans lequel il est coincé mais rien à y faire, il n'arrive pas à s'en échapper. Alors il lui adresse un sourire béat et lève les deux pouces en l'air, l'air de dire "tout va bien, je gère!" mais il ne gère plus rien de tout. Ses jambes bougent sans lui, son corps tourne sans lui, ses bras s'agitent sans lui, le monde existe sans lui. Il est à des années-lumière de là, complètement indifférent aux préoccupations puériles des Résistants et leur victoire à la noix, leurs convictions en carton et la haine rongeant leur cœur en miettes. Il n'est plus comme eux, non. Il est bien plus loin. Il est amoureux d'un fantôme et maudit par une divinité et poursuivi par la police pour les mille et uns crimes qu'il a peut-être ou peut-être pas commis et surtout, surtout il n'est pas dans cette salle.

La télévision, il ne la regarde pas. La voix, il ne l'écoute pas non plus. Rien ne parvient pas à capter son attention. Il ne ressent ni la tension ni la peur qui ont  envahi en l'espace de quelques secondes toute la salle. Tout ce qui paralyse les autres ne l'effleure même pas. Il continue de bouger comme un pantin désarticulé, n'obéissant qu'au rythme de sa tête, inconscient du danger qui plane sur eux. Quand il envisage enfin l'idée que quelque chose puisse clocher, il est déjà trop tard.

L'explosion retentit.

Son corps est projeté, figé pour l'éternité de ces quelques instants en un dernier mouvement disgracieux de danse. Il n'a pas eu le temps de se protéger le con. Il n'a même pas le temps de réaliser ce qui est en train de se passer que sa tête heurte le sol et il sombre dans les limbes de ses pensées, entre le visage flou de Ness et le cadavre de son père.

Quand il rouvre les yeux, le monde est toujours en train de tourner autour de lui. Il ne ressent toujours rien. Il est toujours aussi loin. Mais cette fois, la salle est pleine de fumée et de cris et de pleurs et de gémissements, l'air chargé d'électricité et de colère. C'est difficile de comprendre quoique ce soit dans tout ce chaos apparent. Hero abandonne aussitôt. Il n'a jamais compris grand chose dans sa vie de toute façon. Il ferme les yeux et essaie de bouger ses jambes, ses bras, son buste mais rien ne lui répond. Tout son corps engourdi se moque de lui. Sous sa nuque, un liquide poisseux commence à s'étendre. Il a quelques souvenirs-éclairs du jour où Ness et lui se sont embrassés pour la première fois. Sa tête reposait sur le sol exactement de la même façon ce jour-là. Mais pourquoi aujourd'hui tout semble bien plus grave?

Il rouvre un œil, toujours sonné. C'est comme un atterrissage prématuré. Le contour des choses commence à se dessiner autour de lui. Il distingue son torse se soulevant d'un rythme saccadé, le souffle coupé par l'explosion, puis ses bras écartés, couverts d'éclats et de poussière. Tout autour n'est qu'un immense nuage flou. Quelques silhouettes s'agitent mais Hero n'arrive pas à déterminer si ce sont des mirages de son esprit ou bien de vraies personnes. Des minutes passent. Peut-être des heures. Il se hisse sur l'un de ses bras, étouffant un grognement, le monde se brouillant autour de lui comme si l'on avait à nouveau brusquement éteint la lumière. Quand tout se stabilise enfin, il continue son exploration visuelle, distinguant la boucle de sa ceinture puis, plus loin, le bout de ses baskets défoncées.

Entre les deux, une marée pourpre. Son genou gauche à l'origine. Le sang macule tout son jean, de sa hanche jusqu'à son mollet. Tout redevient flou quelques instants et le monde tangue, tangue si fort que Hero croit qu'il va recracher ses tripes. Les images de l'attaque de la Colonie, quelques mois plus tôt, se superposent à la réalité. Il ne peut ôter de sa pensée le souvenir du demi-dieu qu'il a blessé d'une balle dans le genou. Tragique ironie. L'ombre d'un sourire étire ses lèvres puis il se surprend à rire d'abord doucement, puis de plus en plus fort jusqu'à ne plus réussir à s'arrêter. Il y a quelque chose de drôle, de drôlement triste dans ce qui lui arrive. Il ne sent ni les larmes qui coulent sur ses joues, ni la douleur lancinante qui lui déchire la jambe, ni les différents éclats qui ont éraflé ici et là les parcelles de sa peau. Il ne sent rien d'autre, juste cette impression étouffante dé déjà-vu, comme si la scène ne faisait que se reproduire encore et encore, sans qu'il ne puisse rien y faire. C'est sa malédiction à lui. Le rouge de son sang et le gris de la fumée se mélangent dans sa vision. Il se laisse retomber arrière, sa tête retrouvant avec joie son oreiller poisseux. Il n'est même pas en colère contre ceux qui ont fait ça. Ce n'est qu'une délivrance manquée. Il finira bien par la trouver.

Matthew resta longtemps, à genoux sur le sol, à bercer Pandore. Quelque chose bloquait. Il ne comprenait pas pourquoi elle ne se réveillait. Il voyait sa poitrine se soulever. Elle n’avait pas de blessures graves. Il ne comprenait pas. Il aurait voulu pleurer, pour apaiser le poids affreux de son cœur mais ses yeux restaient secs. Il aurait voulu entrer dans une colère noire contre les responsables pour soulager sa peine, mais il ne ressentait qu’une profonde lassitude. Et curieusement, il les comprenait. Œil pour œil et dent pour dent. La vengeance n’était qu’un cercle vicieux.

Un putain de cercle vicieux dont il devait se sortir. Il secoua lentement la tête et leva le regard pour observer autour de lui. Il allait se reprendre. Certains de ses amis étaient morts. D’autres étaient gravement blessé. Il essuya le sang qui lui coulait devant les yeux et tâta son crâne poisseux. Il n’avait rien de grave, et il comprit qu’il avait eu de la chance, étant sur le côté du bar. S’ils étaient restés au centre… Il frissonna et fut pris d’une brusque nausée. Il se releva, mâchoire serrée, en serrant fort Pandore contre lui. Ils allaient tous s’en sortir, c’était obligé.

Il repéra Leslie allongée sur le sol et il écarquilla les yeux d’horreur en voyant le corps calciné de Nathanaël, à ses côtés. Plus loin, il repéra Oliver, inconscient. Puis Dante dans le même état. Heureusement, Sora qui n’avait pas l’air gravement blessée, était à ses côtés. Il ne savait pas qui il devait rejoindre. La Résistance était sa famille. Il ne voulait pas choisir qui rejoindre. Néanmoins, quand il vit Alice, sur la piste de danse, et qui baignait dans son sang, son choix fut fait. Il raffermit sa prise sur Pandore et courut jusqu’à son amie. Son œil gauche était dans un sale état. Il réussit tant bien que de mal à la soulever, et trouva la position adéquate pour tenir les deux jeunes femmes.

Il soupira de soulagement quand il vit Cyril. Lui saurait quoi faire, il en était certain. Il était debout à côté d’Adriane. Puis, il étouffa un cri d’impuissance quand il vit son frère. Il dut fermer les yeux pour recouvrer son sang-froid. La réalité prenait soudain tout son sens. Matthew tenait dans ses bras deux des personnes qui comptaient le plus à ses yeux. La plupart de ses amis étaient morts, ou gravement blessés. Comment est-ce qu’il pourrait s’en sortir cette fois ?

Il se vida la tête. Il se lamenterait plus tard. Il marcha rapidement pour sortir de ce bar maudit, dont il ne restait que des ruines. Une fois dehors, il déposa Alice dans les bras d’un ambulancier. Puis, il alla doucement vers un brancard. Il dut se faire violence pour lâcher Pandore. Il fixa durement le médecin qui se pencha vers elle.

- Sauvez-la. Elle est enceinte.

Dents serrées, il fit demi-tour et rejoint rapidement Cyril. Il regarda son chef d’un air grave avant de dire doucement, avec un calme dont il se surprenait lui-même :

- Je ne sais pas ce qu’on t’a dit, mais cet attentat était prévu depuis longtemps. Tout était parfaitement orchestré. Ils sont déterminés à nous anéantir pour ce qu’on a fait à la colonie. On a un traître dans nos rangs, Cyril.

Il secoua la tête. Malgré cela, ce n’était pas vraiment le moment pour y réfléchir. Déjà les secours se déployaient pour aider les blessés.

- Je vais aider les secours, je te ferais un rapport exact après.

Quand on meurt, généralement on rejoint les Enfers, je ne voulais pas mourir et honnêtement je ne pense pas que mon père m'aurait vraiment laissée habiter au palais avec lui alors si c'est pour finir avec tout les tocards lambda des Enfers non merci ! Mais bon tout ça pour dire que je ne pensais pas être morte car je n'avais pas rejoins les Enfers, j'étais seulement inconsciente. Sauf que j'étais consciente d'être inconsciente (faites un effort pour comprendre c'est pas dur !), pour faire simple j'étais comme dans un rêve. Je pris conscience (j'ai déjà beaucoup trop dis ce mot...) que si je partais maintenant, je ne laissais pas grand chose derrière moi, hormis mes rares amis de la résistance bien sûr. Alors je n'allais pas mourir maintenant, je n'allais certainement pas faire ce plaisir aux abruties de la Colo ! Car bien sûr c'était forcément eux qui avaient ça, et ce malgré le cessez-le-feu...

C'est alors que je r'ouvris un oeil en me redressant d'un coup et inspirant un grand coup comme si je venais de sortir de l'eau. Mais je retombai vite allongé, trop faible apparemment. Je remarquai que j'étais sur un brancard, transportée par deux (très beaux) ambulanciers. Je voyais un peu trouble et surtout je sentais que j'avais quelque chose sur l'oeil gauche, j'espérais ne pas avoir été trop touchée à cet endroit d'ailleurs... Mais malgré ma faible vision j'aperçus Pandore dans un autre brancard non loin de moi. Je voulus parler mais je ne réussi à dire que très faiblement:

P... Pan...dy...

L'un des brancardiers qui me transportaient me dit alors:

N'essayez pas de parler madame vous êtes trop faible. Nous allons nous occuper de vous ne vous inquiétez pas.

Pandore sortit de mon champs de vision et je ne vis alors que Cyril, Adriane et Matthew qui parlaient ensemble. Enfin je vis plus loin Sora et Dante ainsi qu'Oliver, mais ce fut là les trois dernières personnes que je pus voir avant que je ne retombe inconsciente.

***

A mon réveil j'étais dans un lit d’hôpital, branchée à des machines. Combien de temps s'étaient écoulés ? Je n'en avais aucune idée. Quelle était la gravité de mes blessures ? Je n'en savais rien non plus. Mais en revanche je savais une chose: c'est que peu importe combien ils avaient été pour faire ça, ils mourraient tous très rapidement, de mes mains et de celles de tous les résistants désirant la vengeance...

Let's Drink

La tête reposée sur le sol, les yeux entrouverts, il essayait d'absorber la douleur, d'aller côte à côte avec elle, de ne pas nager à contre courant, pensant que l'accepter la rendrait soutenable. Mais non, elle continuait de le dévorer, se nourrissant de sa chaire, monstre insatiable de souffrance infinie. N'osant plus bouger, de peur qu'une nouvelle décharge brûlante ne s'empare de son corps, Nathanaël luttait pour respirer. Le bruit faible de sa respiration continuait de siffler, l'air passant difficilement à travers ses lèvres entrouvertes. A moitié conscient, il aperçut une forme à ses côtés, trop peu concentré pour comprendre que c'était Leslie, trop mal en point pour se demander si on venait l'aider ou l'achever. L'instant plus tard il ressentait un pique de douleur comme il n'en avait jamais ressenti, qui était cette personne qui le torturait ? Puis ce fut comme s'il sentait la souffrance aspirée de son corps, comme si cette masse humaine à côté de lui aspirait à elle ce qu'elle pouvait en tirer. Sa peau était toujours brûlée et cloquée, mais extérieurement, les blessures les plus graves s'atténuaient quelque peu. Cela ne dura pas longtemps, car de sa vision floutée il put voir que le corps s'affala à côté de lui, mais ce moment de répit lui permis de reprendre un peu ses esprits, et de redescendre en dessous du seuil de douleur qui le maintenait éveillé. Alors Nathanaël ferma les yeux en un remerciement ultime, et sombra dans le coma.

On transporta probablement avec les plus grandes précautions son corps brûlé, on dut lui appliquer des bandages digne des grands brûlés de guerre, et on l'emmena sous perfusion dans un hôpital, car il était hors de question qu'on le laisse mourir. Attaché çà et là, relié à des câbles à plusieurs endroits, on essayait de réparer, de récupérer ce qu'on pouvait de son corps abîmé, des fonctions qui avaient été touchées. On sauva l'oeil, mais le tympan était trop abîmé, et on inscrivit sur son dossier médical que s'il se réveillait, il aurait besoin d'un appareil auditif s'il voulait entendre de l'oreille gauche. On pensa à une chirurgie esthétique réparatrice pour le visage, mais on ne pouvait rien faire sans son accord, alors on attendit, on attendit patiemment, qu'il se réveille enfin. Mais on était loin de se douter que cela prendrait autant de temps.

***

Matthew souleva le corps inerte de Pandore, et bientôt elle fut déposée sur un brancard. Perdu dans son inconscient, Pandore ne pouvait imaginer que la souffrance qu'elle aurai à son réveil, serait bien pire que celle qu'elle venait de subir. Elle se retrouverait avec des coupures qui, grâce aux enfants d'Apollon, ne devraient pas faire de cicatrices, tout au plus un traumatisme crânien qui lui demanderait quelques semaines de repos. Mais ses blessures physiques n'étaient rien, rien par rapport à la douleur psychologique qu'elle allait subir, et qu'elle allait devoir porter jusqu'à la fin de sa vie : car en se réveillant, elle saurait que son enfant était mort.

Nous savons tous la réaction que cela aura sur elle : une tristesse profonde et ancrée en elle, qu'elle transformera rapidement en haine, parce qu'elle ne savait faire que cela, transformer la peine en colère. Et cela fait, elle voudra les tuer, tous, eux qui lui ont pris la vie de son enfant, eux qui lui ont tout pris. Elle se sentira si vide, si seule, alors qu'elle n'aura jamais été plus entourée. Mais personne ne peut comprendre la douleur d'une mère qui perd son enfant. Evidemment le traître sera sa première cible : Rheïma, celle sans qui tout cela ne serait jamais arrivé, celle qu'elle avait appris à aimer comme une amie, et qui avait poignardé la vie qu'elle portait en elle. Elle souffrirait, elle la supplierait de la tuer, et elle l'épargnera, pour la voir souffrir comme elle avait souffert. Pandore ne le savait pas encore, mais sa vie prendrait un tournant : la terreur hanterait ses nuits, et la haine ravagerait ses jours, lancée à coeur perdu dans un désir inassouvi de vengeance, elle ne pouvait pas comprendre qu'elle pourrait se perdre elle-même. Une seule personne pourrait peut-être la sauver de sa noyade, si elle acceptait d'être aidée...

Ice

Matthew finit par se faire écarter par un des ambulanciers. Visiblement plus gênant qu’utile, il s’écarta, le cœur au bord des lèvres. La pluie s’abat sur eux comme si même Zeus pleurait leurs morts. Il leva les yeux vers le ciel, prêt à proférer les insultes les plus vulgaires de son grec ancien. Il sentit une main se poser sur son épaule.

- Celui, celle, ceux qui ont fait ça... Paieront. Je ne sais pas quand, ni comment, mais ils paieront. T'es en état de faire ton rapport ?

Matthew n’était même plus en mesure de vouloir se venger. Il avait l’impression que le destin leur jouait un tour des plus cruels. Il se tournait vers Cyril et lui lança un regard inexpressif. Son chef non plus n’avait pas l’air d’aller bien. Ils étaient humains après tout. Tous. Et voir une horreur pareille ne l’était pas. Alors lui aussi posa une main sur son épaule.

- Oui, je suis prêt.

Il aimerait lui dire tellement de choses. Mais il n’avait pas le temps pour ça. Sora les rejoint, le visage maculé de larmes, de crasse et de haine. Matthew ferma les yeux. Elle n’avait même pas vingt ans. Matthew lui sourit tristement.

- Va te reposer Sora. Tu en as bien besoin et tu ne feras rien de plus ce soir.

Il se tourna vers Cyril et prit une grande inspiration avant de lui faire son rapport. Il lui dit tout dans les moindres détails. De cette voix métallique, du Résistant tué. Puis de l’explosion. Il se contenta de raconter fidèlement, sans jamais décrire la panique, ni l’incompréhension. Ceux qui n’y étaient ne pouvaient comprendre.

- Maintenant, je dois aller à l’hôpital. Tu m’appelles si tu as besoin de moi.

Sans un mot de plus, il s’éloigne précipitamment. Il pensait avoir vu le pire. Et pourtant, le mot prendrait bientôt un sens tout nouveau pour lui.

HRP: