❝To find out what is truly individual in ourselves, profound reflection is needed; and suddenly we realize how uncommonly difficult the discovery of individuality is. ❞

Meetings always happen when you desperately wish to be alone. ft Coley Dennis.

Les Dionysos étaient assis à leurs table, encore somnolents. Le petit déjeuner était bientôt terminé, et si les Athénas étaient déjà bouillants d'impatience à l'idée de commencer une nouvelle journée d'entraînements, certains pensionnaires ne rêvaient que de rejoindre leurs couettes. Abi fixait son assiette d'un air morose, déplaçant du bout de sa fourchette le petit tas d'œufs brouillés qu'elle ne pouvait plus manger. Elle en fit un carré, puis un sourire, pour ensuite l'écraser avec un morceau de bacon. La Demi-Déesse était visiblement contrariée. Cela ne faisait pas longtemps qu'elle occupait la place de psychologue à la Colonie, et elle avait déjà tout entendu. Entre beaux-parents violents, pensionnaires bi-polaires, et ceux souffrant de dépression, elle n'aurait jamais pensé avoir comme patients Theon Blau et Ando Fujimori, deux jeunes hommes à qui il faudrait plus qu'une bonne oreille. La jeune femme semblait bien absorbée par leurs problèmes, prenant presque le cas de Theon personnellement.

Elle sortit de sa rêverie lorsque Coley se leva. D'autres avaient déjà déserté le coin repas, mais c'était bien la première Dionysos à sortir de table. Abigaïl regardait sa demi-sœur marcher au loin, lorsqu'elle réalisa qu'elle n'était pas du tout partie en direction des Bungalows. Elle marchait même à l'opposée de l'Arène, où aurait lieu leur premier cours du matin. Intriguée, elle se mit à la suivre, et la jeune femme ne prit même pas la peine de débarrasser son plateau. Après tout, les Harpies étaient bien là pour ça.

Abi essayait de suivre Coley sans se faire remarquer. Depuis leur rencontre, elle sentait cette dernière distante, mais elle ne pouvait s'empêcher d'être optimiste face à l'amélioration à peine visible de son comportement avec elle. Peut être que le fait de s'ouvrir à elle avait finit par les rapprocher. Peut être que simple fait de discuter de problèmes et de trouver quelqu'un pour la soutenir l'avait fait voir Abi sous un autre jour. Elle ne savait pas si la pensionnaire l'appréciait, elle n'avait jamais abordé le sujet de cette distance entre elles, ni demandé pourquoi, alors qu'elle venait à peine d'intégrer la Colonie, elle lui avait tourné le dos.

Alors qu'elles arrivaient au petit pont en bois, aux rambardes peintes de différentes couleurs, elle comprit où la brune souhaitait se rendre. C'était le chemin vers l'Amphithéâtre, et de nuit, des cierges étaient allumés sur les bords du pont, illuminant la route. Les pensionnaires s'y rendaient tous les soirs pour chanter et jouer, faisant danser le foyer allumé pour l'occasion, qui grandissait au rythme des chansons. Il était pourtant vide en pleine journée, même les pensionnaires du club de Théâtre répétaient dans le théâtre spécialement construit pour eux.

Coley s'était assise au milieu des énormes marches. Abigaïl, arrivée en haut de l'énorme structure, hésita un instant. Elle n'avait jamais essayé de parler à sa demi-sœur en dehors des séances, et ne savait pas vraiment si sa présence serait la bienvenue. La Sang-Mêlé se redonna courage, et descendit les quelques blocs de pierre qui les séparaient en criant son nom, d'un air joyeux qui ne pouvait trahir son incertitude. Cacher quelques sentiments était presque bénin pour elle, et elle souhaitait la mettre en confiance sans tarder. Arrivée à son niveau, Abi s'accroupit à côté d'elle, le sourire aux lèvres, et lui dit d'un ton amical :

- Coley ! Si tu sèches, je suis de la partie.

Elle comptait les secondes avant son rejet. Dans 5, 4, 3, 2…

La journée commençait mal pour Coley. La veille, elle avait hâte d'être à son entraînement, or elle redoutait dorénavant d'y assister. Toute sa nuit n'avait été qu'un immense cauchemar, duquel elle avait peiné à se réveiller. Maintenant qu'elle était tirée des bras de Morphée, un mal de tête l'assaillait. Le bavardage des pensionnaires autour d'elle l'agaçait. Elle doutait que le martèlement des armes pendant l'entraînement dans l'arène arrangerait les choses. Coley décida donc qu'elle n'irait pas. Fatiguée par le bruit, elle se dépêcha de finir de manger puis quitta la table la première, sans un mot.
Elle ne savait pas vraiment où allait. Elle souhaitait juste s'éloigner du pavillon-réfectoire, des bungalows et de l'arène. Ses pas la guidèrent à l'opposé. Elle aperçut alors le pont coloré qui traversait la rivière et sourit. Elle savait où se rendre afin d'être seule et tranquille.
Coley pénétra dans l'amphithéâtre et alla s'installer en plein milieu des gradins. Elle appréciait le calme des lieux et s'y rendait souvent pour réfléchir. A cet instant, réfléchir relevait pourtant du défi. Le sommeil la tenait encore. Les images de son rêve de la nuit passée tournaient en boucle dans son esprit. Coley ferma les yeux un instant et s'efforça à penser à autre chose. Rien que pour les horribles rêves, elle détestait être une demi-déesse.
Elle sursauta en entendant son nom et rouvrit brusquement les yeux. Elle tourna la tête, pour voir Abi qui la rejoignait. Elle ne put retenir un petit soupir. L'amphithéâtre était un des rares endroits déserts en pleine journée. Un endroit où Coley avait pris l'habitude de se rendre lorsqu'elle cherchait à éviter les autres pensionnaires. Bien qu'elle ne pouvait y échapper, la personne qu'elle fuyait le plus était justement sa demi-sœur. C'était bien la seule avec qui elle ne faisait que peu d'efforts et se montrait désagréable. Ainsi, la réponse fut directe. « Tu m'as suivie ? » Coley aurait pu se montrer moins sèche, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Entre le bungalow des Dionysos, les repas et les séances de psy, elle avait sans cesse l'impression d'avoir Abigaïl sur le dos.

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Sa réponse était tellement froide… Les précédents espoirs d'Abigaïl étaient définitivement à revoir. Les mains croisés, elle cramponna son gilet pour essayer de rester calme et de ne surtout pas perdre son sourire. Ces quelques mots lui avaient fait l'effet d'une vraie baffe, et montrait à quel point nouer un lien fraternel avec Coley allait être fastidieux. En dehors des consultations, son comportement était encore plus sec qu'elle ne l'imaginait. Les quelques bribes de parole qu'elle avait réussit à extorquer de la jeune femme lors de leurs séances ne lui permettait pas de comprendre pourquoi un si grand rejet de sa part lui semblait necessaire. Était-ce finalement parce qu'elle détestait Abi qu'elles se regardaient silencieusement dans le blanc des yeux ? Et qu'au bout de l'heure passée, elle se voyait obligée de lui donner un autre rendez-vous, en sachant très bien ce qui l'attendait la prochaine fois ? C'en était presque fatiguant, maintenant. Alors qu'elle sentait sa confiance en elle retomber, une seule question trottait dans sa tête.

- C'est vital chez toi de rembarrer les gens comme ça ? Essayait-elle de dire calmement, d'une voix qui faussait la plaisanterie.

Autant rentrer dans le vif du sujet tout de suite. Il fallait qu'elles s'expliquent. La tournure était assez rustre, et ne témoignait que du sentiment d'affliction qu'elle ressentait, caché par un sourire qui n'était là que par pure comédie. Sa voix rieuse ne cachait pas complètement le renvoi de la rigidité apparente que montrait Coley. Bien sûr, elle ne se serait jamais permis une syntaxe pareille, mais au-delà des murs de l'infirmerie, elle n'était plus engagée à rien. Bien qu'elle s'efforçait de paraître engageante et amicale, elle ressentait bien que, poussée à bout, elle finirait par perdre sa contenance.

- C'était aussi mon lieu de prédilection quand je séchais, au début. dit-elle, traçant du bout du doigt un cercle sur la pierre salie par le sable. C'est de famille, on dirait.

Famille. Abigaïl ne savait pas ce qui l'attirait dans cette notion. Toutefois, elle ressentait cette envie de se rapprocher de ceux qui partageaient son sang. Ils n'étaient pas que des Demi-Dieux, ils étaient demi-frères et demi-sœurs, nés du même père. C'était quand même curieux que pour des gamins ayant cherchés toute leur vie leur paternel, beaucoup n'aient pas le sens de la famille, une fois qu'elle leur est offerte. Quoi qu'il en soit, elle était à côté d'un vrai mur qui ne semblait pas vouloir révéler sur quel béton il avait été construit. Comment lui donner envie de se confier à elle ? Cela semblait presque peine perdue.

Abi perdit momentanément son sourire, et Coley se rendit compte de la dureté de son ton. Elle était probablement injuste avec Abi. Sa demi-sœur ne souhaitait que l'aider, tandis que Coley rejetait ses problèmes sur elle. Sa question la blessa. Non, c'était loin d'être vital. D'habitude, Coley, elle se taisait, elle encaissait. Sa demi-sœur l'avait suivie ? Et bien, soit, elle ferait avec. Or son mal de tête, bien présent, n'améliorait pas leur relation déjà houleuse. Se sentant coupable sous le coup des reproches, Coley chercha à s'excuser. Elle se racla la gorge, replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, jeta un regard à Abi, puis préféra s'adresser à l'âtre, au centre de l'amphi. « Pardon pour, hum... ma mauvaise humeur. On peut pas dire que j'ai bien dormi cette nuit. » Elle n'avait pas pour habitude de s'énerver, surtout pour si peu, et même envers Abi. Elles ne s'entendaient pas, certes, mais ce n'était pas une raison pour s'en prendre à elle.
Coley laissa échapper un soupir. La douleur la cuisait et le sommeil la rattrapait, mais elle préférait largement parler avec Abi que de s'endormir. Cette dernière aborda un sujet difficile pour Coley. Celui dont elle n'avait que très peu parlé à Abi et qui lui torturait l'esprit à l'instant même. Néanmoins, elle répondit, tentant de paraître, si ce n'était plus agréable, moins brusque. « Il faut croire, oui. Peu importe ce que le mot peut bien signifier. »
Elle était étonnée qu'Abi ait séché, elle aussi, et qu'elles ne se soient jamais croisées dans l'amphithéâtre auparavant. Dans le cas contraire, peut-être que ce point commun les aurait rapprochées au lieu de les séparer. Peut-être que Coley se serait ainsi rendue compte qu'Abi était bien de sa famille. Elle n'avait pourtant aucune idée de si c'était déjà le cas ou non. La famille avait été une part importante de sa vie. Aujourd'hui, elle ne représentait plus grand chose pour Coley.

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- Peu importe ce que le mot peut bien signifier.
- Il représente le Bungalow 12, en entier, tu sais.

Assez difficile de créer un mot avec plus de sens que celui là. C'était pourtant la base,  l'environnement dans lequel tout être prenait racine, les premières relations et amitiés qu'un enfant peut créer. Leur cas en tant que Demi-Déesses était peut être unique, mais Abigaïl ne pouvait s'empêcher de voir en tous ces Dionysos une racine de son arbre généalogique, si différents soient-ils. Tous ses patients déploraient un manque familial, il y avait toujours une histoire de « celui qui n'était pas là », « celui qu'on aurait aimé avoir », le « parent qu'on a tous cherché », tous bungalows confondus. Il était déjà difficile de vivre l'abandon d'un parent, et la réalisation qui suivait leur reconnaissance par halo lumineux l'était encore plus. Après une bonne dizaine d'années de questions sans réponses, il faut vivre avec le fait que le paternel est un être divin qui vous regarde quoi que vous fassiez, et qui ne bouge pas le petit doigt lorsque vous implorez l'aide de quelqu'un. Règles divines ou non, l'idée même n'était pas plaisante du tout. Abigaïl s'assit confortablement avant de continuer la conversation :

- Je me suis toujours demandé si nos mères se ressemblaient. Après tout, on sait presque rien de paps, et encore moins de ses goûts. Elle est comment, ta mère, à toi ?

Vu que la plupart de ses demi-frère et sœurs lui ressemblait beaucoup, tant à leurs couleurs de cheveux que celle de leurs yeux, Abi avait commencé à se demander si Monsieur D. avait un genre de femme. Au fond d'elle, l'idée blessait son orgeuïl de Dionysos, car elle supposait que sa mère n'était peut être pas aussi spéciale que la brunette souhaitait le croire. Déjà assez spéciale pour être l'amante d'un Dieu, il était vrai, mais quand même. Est-ce que les divins se rappelaient de toutes leurs conquêtes, même celles du temps de la Grèce Antique ? Cela ferait surement une très longue liste, et Abi n'osait pas imaginer celle de Zeus...

En parlant de la famille mortelle, Abigaïl savait pertinemment qu'elle s'attaquait à une corde beaucoup trop sensible. Il était peut être rare que les parents de Sang-Mêlés soient de vrais parias enragés contre leurs enfants, mais ce n'était pas inévitable. Elle espérait simplement que le souvenir ne serait pas trop douloureux, ou au contraire, si agréable que Coley se détendrait en racontant son histoire. Pour le premier cas, une discussion pareille aurait, de toutes façons, été inévitable à un moment ou un autre. Advienne que pourra.