Le bungalow d’Hypnos n’avait jamais été aussi accueillant qu’en cet instant. Il y régnait un calme légendaire, renforcé par le silence discrètement interrompu par le bruit des gouttes des eaux du Léthé s’écoulant le long d’une branche. Comparé à d’autres bungalows, où il était impossible de fermer à l’œil avant plusieurs heures, celui-ci semblait apaisant, comme une fenêtre sur un autre monde – le monde du sommeil.

C’est donc dans cette ambiance-ci que se prélassait Criostal Dun, en digne fille de son père. Elle avait beau s’être couchée très tôt la veille, rien n’y faisait : elle continuait de dormir comme si rien ne pouvait la réveiller… À quelques détails près. Car quand une goutte d’eau lui tomba sur le nez, puis une deuxième ainsi qu’une troisième, elle émergea un peu trop brusquement d’un lourd sommeil. Encore à moitié endormie, elle ne décida de se relever que lorsque l’une de ces gouttes lui tomba dans l’œil – et ça, ça fait un mal de chien ! Grommelant à voix basse, elle se redressa et posa un de ses pieds nus sur le sol… Trempé. L’eau glacée eut l’effet d’une onde de choc et elle sursauta, enlevant immédiatement son pied de la surface mouillée.

« Mais qu’est-ce que… » Se demanda-t-elle à voix haute tout en écartant l’un des rideaux.

La réponse lui vint en même temps qu’une goutte d’eau sur l’épaule : le sol du bungalow était recouvert d’eau. Une inondation. Sérieusement ?
Alors, elle voulait bien admettre que le bungalow 15 n’était pas le plus richement construit et décoré de la Colonie. Ses murs en pisés et son toit en roseaux faisait certes pâle figure comparé à certains bungalows (comme celui des Aphrodite ou des Apollon), mais il n’en restait pas moins un bungalow censé tenir la route. Alors pourquoi diable le sol se retrouvait-il inondé ?!
Après avoir enfilé rapidement enfilé une veste de jogging par-dessus son pyjama (qui par chance, était composé d’un vieux teeshirt et d’un bas de jogging) et mis une paire de baskets, elle tenta de sortir du bungalow sans trop se mouiller les pieds – ce qui ne l’empêcha malheureusement pas de finir avec une chaussure trempée. Mais elle était bien décidée à trouver Abel qui, lui, saurait quoi faire et le ferait sans aucun doute. Sans doute parce qu’elle avait fini par connaître ses habitudes, elle ne mit pas beaucoup de temps à le trouver en train de pêcher… À croire qu’il ne dormait jamais ! Ce qui devait sûrement être le cas, soit dit en passant.

Elle dût vite se faire à l’idée qu’elle ne pouvait garder son second pied sec et avança très rapidement vers son frère, l’eau lui chatouillant les chevilles et achevant de faire prendre un bain à ses chaussures. Une fois à son niveau, elle resta un certain temps silencieuse (bien que le bruit qu’elle avait dû faire en pataugeant jusqu’à lui avait sûrement indiqué son arrivée), les yeux baissés sur l’eau. Son arrivée avait dû faire fuir tous les poissons.

« Abel… » Commença-t-elle d’une voix hésitante. « Il y a un problème dans le bungalow… Je crois… Je crois qu’il a plu à l’intérieur, enfin, c’est inondé quoi… J’ai besoin de ton aide… » Dit-elle dans un long bâillement témoignant de son sommeil interrompu.

Après avoir suivi son frère jusqu’au bungalow dont l’état ne s’était pas amélioré, Crio s’était postée à côté de lui et avait croisé les bras en soupirant. Suite à sa remarque, sa mine se fit encore un peu plus boudeuse quand elle songea à cette belle nuit de sommeil perdue.

« Je n’en suis pas si sûre. Je préfère faire l’oiseau de nuit – comme toi tu étais en train de faire, non ? »

Et elle n’avait pas totalement tort. À l’idée de se taper une journée bricolage pour réparer le toit et nettoyé ce sol tout trempé, une petite grimace déforma les traits harmonieux de son visage, bien que cette tâche n’était pas si horrifique que ça. En y pensant bien, son frère l’aiderait et ferait probablement la plus grande partie du boulot… Ce qui, étrangement, ne le transportait pas totalement de joie. Car, si elle s’avérait être une parfaite procrastinatrice, flemmarde et tous ses synonymes dans la majorité des situations, il lui arrivait des fois de se montrer volontaire. Et non, ce n’était pas seulement une légende ! Bon, c’était surtout parce qu’elle se sentait concernée par son bungalow… Et que sans lui, elle n’aurait pas de lit où dormir… Et les bancs n’étaient jamais aussi accueillants qu’un bon matelas et une bonne couette… Oui, c’étaient pas mal de raisons assez égoïstes, mais c’était l’intention qui comptait, n’est-ce pas ?

« D’ici notre séance bricolage… On pourrait peut-être faire autre chose ? Avant que je ne te trouve en train de te reposer, n’étais-tu pas en train de pêcher ? Tu veux y retourner ? » Le questionna-t-elle en enfonçant les mains dans les poches de sa veste.

D’un coup d’œil rapide elle détailla le teint très pâle de son frère sans dire un mot puis reporta son attention sur les murs en pisés. Avec les couvertures accrochées au plafond, le bungalow ressemblait furieusement à une vieille chaumière en fin de vie, ce qui n’était pas la comparaison la plus flatteuse. Pourtant, c’était le seul endroit où elle s’était sentie comme chez elle, comme si rien ne pouvait l’empêcher d’y rester et de s’y sentir à l’aise. Rien que pour ça, elle était prête à sacrifier de son précieux temps pour mettre fin à cette fichue inondation. Mais, en attendant de s’y atteler, et si Abel était d’accord, ils passeraient encore un peu de temps tranquille ensemble avant d’entamer cette dure tâche.

Criostal adressa un franc sourire à son frère, mais ce sourire se transforma légèrement en grimace quand il évoqua le fait de grandir ensemble… Elle aurait adoré grandir avec lui, cela était vrai, mais elle tenait beaucoup trop à lui pour souhaiter qu’il grandisse avec elle là où elle avait grandi. N’importe où plutôt que l’Argentine, le bidonville et ses tombes qu’ils appelaient maisons. Ses pensées dérivèrent rapidement et elle s’imagina une enfance paisible avec Abel, dans une grande maison au bord de la mer, en Californie… Ça, elle en avait toujours rêvé, mais elle savait qu’on ne pouvait pas modifier le passé, c’était impossible. Alors, elle n’avait qu’à l’oublier, faire comme si tout cela n’avait jamais existé, et se concentrer sur son présent à la Colonie, qui était largement plus heureux que tout ce qu’elle avait vécu jusque-là.

« Moi aussi, j’aurais adoré grandir avec toi… Mais autre part que là où j’ai grandi. Il y a des endroits qui sont bien plus pires que l’Enfer sur la Terre. J’ai grandi dans l’un de ces endroits-là. » Termina-t-elle en fermant les yeux.

Même deux ans après tout cela, elle avait encore du mal à évoquer ce passé. Ce qu’elle venait de faire était un effort considérable – mais elle considérait qu’Abel avait bien le droit de savoir, au moins ça. Pas les détails, seulement le gros du sujet. Les grandes lignes… Elle lui faisait confiance.

« Non ! » S’exclama-t-elle aussitôt quand il lui demanda si c’était de sa faute si elle ne semblait pas motivée pour les travaux. « Ce n’est pas du tout ça ! Au contraire, je-je suis super contente qu’on le fasse ensemble, toi et moi ! C’est juste que… » Elle chercha ses mots.  

« Je suis "flemmarde". » Dit-elle en faisant des guillemets avec ses doigts. « Et  je n’ai ni beaucoup de force, ni beaucoup d’énergie, ni beaucoup d’endurance. En fait, je crains d’être un poids pour toi. J’ai pas été faite pour réparer les toits… Ni pour arrêter les inondations. Ni pour tout ce genre de trucs, en y pensant… Enfin, tu vois ? J’ai peur de pas être très utile pour toi et que tu m’en veuilles après. » Finit-elle par avouer, les yeux toujours baissés sur ses baskets trempées.

Criostal lui adressa à nouveau un petit sourire et ramena ses mèches de cheveux derrière ses oreilles. Ce qu’elle trouvait vraiment chouette avec Abel, c’est qu’il savait toujours quoi dire pour apaiser les gens ou pour les faire se sentir un peu mieux. En tout cas, avec elle, ça marchait plutôt bien.

« J’adore cette fleur dans ce cas ! On devrait essayer d’en faire pousser, tiens. À moins que… Tu ne penses pas qu’elles ne doivent pousser que dans le désert, si ? » Demanda-t-elle soudainement d’un air soucieux.

« Ta mère, est-ce qu’elle est encore vivante ? » Poursuivit-elle dans sa ribambelle de questions, ses mots dépassant sa penser, sans qu'elle ne pense immédiatement au malaise qu’elle pourrait générer en cas de réponse négative. Après tout, il n’était pas anodin que les demi-dieux perdent leur parent mortel, ou l’un de leurs proches à cause des monstres... Ou qu’ils fassent comme si ceux-ci n’existaient plus, ce qui revenait un peu au même.

« Tu es très gentil, tu le sais ? » Dit-elle soudainement pour tenter d’effacer sa précédente question. « Je trouve que tu es le meilleur frère qu’on puisse avoir ! Et, rien que pour cela, je suis prête à faire tout ce que tu me demanderas. Enfin, dans la limite du possible, hein… Mais tu peux compter sur ma motivation ! » S’exclama-t-elle en levant ses poings pour montrer sa détermination.

La fatigue qu’elle avait pu éprouvée plus tôt avait totalement disparu à présent. Il était difficile de se sentir plus éveillé maintenant qu’elle avait un objectif pour la journée – et, si le sommeil se représentait durant la journée, elle aurait tout le loisir de se reposer dans un petit coin, mais uniquement quand ces fameux travaux finiront. Elle était à tout prix décidée à aider son frère sur ce point-là !

« On y va alors, finir ta partie de pêche ? Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai vraiment l’impression que des poissons vont mordre… Et je ne dis pas ça seulement pour te convaincre d’y retourner. »
Elle tira la langue d’un air malicieux avant de faire quelques pas en direction du lac, là d’où ils étaient venus quelques minutes plus tôt.

La demi-déesse fit une sorte de moue boudeuse tout en continuant d’avancer.

« C’est bien dommage. J’ai tendance à trouver la déco’ de notre bungalow un peu trop… Comment dit-on, déjà ? Vieux jeu ? Enfin, c’est très joli, mais comparé aux autres, on dirait vraiment une cabane ! Et les pavots, c’est pas vraiment la meilleure décoration qui puisse exister. On devrait demander aux Déméter de nous faire pousser plein d’autres plantes autour du bungalow, pour que ça soit un peu plus joli. » Dit-elle d’un air pensif, imaginant déjà une cabane perchée dans les arbres – mais elle n’existait que dans ses rêves les plus fous.

Puis, elle tourna sa tête et observa quelques instants le visage de son frère en fronçant les sourcils. Elle ne savait pas quelle relation il entretenait avec sa mère mais elle ne semblait pas si mauvaise que ça, ce pourquoi elle se risqua à reprendre la parole.

« Tu devrais essayer d’aller la revoir, dans ce cas ! Même si être parmi les mortels t’ennuie… C’est important, la famille. » Dit-elle sans y croire vraiment. « Mais en tout cas, si tu peux retourner parmi les mortels quand tu le souhaites, tu as bien de la chance. Depuis que je suis arrivée à la Colonie, je ne suis quasiment pas sortie et le monde du dehors me manque. Ici, j’ai un peu l’impression d’être dans une bulle – une bulle paradisiaque…  Mais cela reste une bulle. »

Après s’être baissée pour éviter une branche d’arbre, elle se redressa et se stoppa devant l’endroit où elle avait retrouvé Abel. Sa canne à pêche était toujours au même endroit et elle osa espérer que les poissons viendraient observer ses drôles de cheveux comme l’avait suggéré son frère, bien qu’elle n’y croyait pas trop. S’approchant un peu plus de l’eau, elle se pencha et trempa le bout de ses doigts.

« Tu crois qu’il existe une déesse des poissons ? On devrait peut-être prier pour qu’elle dirige des bancs de poissons vers nous… » Plaisanta-t-elle, relevant la tête pour lui adresser un sourire.

Crio’ se releva brusquement en l’entendant, fit quelques pas en sa direction et lui assena une claque derrière la tête.

« Ne dis pas ça ! Je ne crois pas un seul instant que ta maman était contente de te voir partir juste parce qu’après ton départ, elle pouvait faire des économies. Les mamans ne sont jamais contentes de voir partir leur enfant… Du moins, quand elles l’aiment. Et tu ne me feras pas croire que ta mère ne t’aimait pas. » Dit-elle avant de se radoucir un peu en s’asseyant à côté de lui.

« Tu te projettes déjà dans l’avenir… » Murmura-t-elle plus pour elle-même qu’autre chose. Elle avait déjà du mal à décider ce qu’elle mangerait le jour suivant, alors faire des projets pour le futur, ce n’était vraiment pas sa tasse de thé. Et puis, si Abel avait des enfants, elle se sentirait vieille ! Mieux valait vivre au jour le jour, sans se soucier des contraintes que présente l’avenir. Il n’y a rien de plus apaisant qu’une journée où l’on ne songe pas à demain.

« Je ne sais pas… Je n’ai pas une énorme connaissance mythologique à vrai dire. Je ne connaissais rien de ce monde avant que je n’arrive aux États-Unis. Les noms sont très compliqués, et ils sont tellement nombreux… » Elle haussa rapidement les épaules. « J’aurais bien imaginé une sirène, en fait. Ça me paraissait chouette, comme déesse des poissons, une femme avec une queue de poisson… Mais si tu dis que c’est Pontos, je préfère pas l’imaginer habillé comme une sirène ! »

Elle ramena ses jambes contre elle et posa son menton sur ses genoux, l’air pensif.

« Dis, Abel… Pourquoi t’aimes pas vivre parmi les mortels ? » Lui demanda-t-elle après quelques instants de réflexion.

Après tout, les mortels représentaient tout de même la grande majorité de tout le monde, à la Colonie. Leur monde semblait si intéressant, si mystérieux (mais ça, c’était parce que Criostal n’avait pas encore entendu parler des aventures des héros grecs qu’elle le pensait) et surtout, les mortels n’avaient pas à se soucier de l’attention que leur accordaient leur parent divin et les autres dieux… Car ils n’en connaissaient pas l’existence, ou qu’ils n’y croyaient pas.

Des fois, Criostal aurait voulu ne pas croire à tout cela mais le simple fait que ses cheveux soient roses sans qu’elle ait eu besoin de teinture lui rappelait à tout moment qu’elle appartenait à un monde dont elle ne connaissait quasiment rien. Seule, elle n’aurait pas pu affronter cette vérité – mais elle ne l’était pas et elle avait de fantastiques personnes à ses côtés. Et elle ne savait pas si c’était grâce à leur sang divin ou simplement à leur personnalité, mais il était évident que tout était très différent de l’Argentine, ici.

Criostal posa son regard noir sur son frère en essayant d’imaginer à quoi ressembler sa mère. Elle devait sûrement lui ressembler… Ou alors Abel tenait tout de leur père, elle n’en savait rien. Les dieux n’avaient-ils pas une forme humaine volage ? Elle se rappela que Morphée avait toujours la même apparence quand elle était avec lui mais elle le soupçonnait d’avoir fait cela pour ne pas trop l’embrouiller.

« C’est chouette que ta maman soit restée amoureuse du même homme. Tu crois qu’Hypnos il était comment, lui ? Tu l’as déjà rencontré ? »

La dernière question avait presque franchi ses lèvres sans qu’elle ne le souhaite, mais n’était-ce pas une question légitime venant d’une demi-déesse n’ayant jamais rencontré son père ? Les dieux n’avaient beau ne pas rendre souvent visite à leurs enfants, ils donnaient au moins des signes de vie dans la plupart des cas… Pas un silence radio. Enfin, Criostal n’était pas non plus si mécontente que ça, après tout elle n’avait pas vraiment envie de rencontrer un père qui n’avait jamais été là et dont le seul mérite était d’avoir eu un fils aussi génial qu’était Abel.

Elle grimaça ensuite en entendant son discours sur les mortels… Elle n’avait jamais vu son frère aussi sombre mais elle était sûre qu’elle n’aimait pas ça du tout, vraiment pas. Ce n’était pas très rassurant de le voir dépeindre un aussi mauvais portrait de ceux qu’elle enviait secrètement, et elle ne savait pas si elle devait se fier à ses paroles ou non. Sans vouloir se décider véritablement, elle tenta d’une toute petite voix :

« Moi, je crois qu’ils sont pas si mauvais que ça. »

Elle lui adressa un petit sourire et frotta nerveusement sa main sur sa nuque.

« Ils ne sont certes pas parfaits mais… Nous non plus, nous ne le sommes pas. Des fois, une chance nous est donnée et nous n’en profitons pas. Des fois, on fait des erreurs. Cela ne fait pas pourtant de nous de mauvaises personnes. Je crois que personne n’est totalement mauvais – à part Yan, mais c’est parce que c’est un casse-pieds. »

Elle se pencha un peu plus vers l’eau, désireuse de ne pas discuter davantage sur ce sujet et fixa la surface du lac  à la recherche d’un mouvement trahissant la présence d’un poisson.

« Pas de trace de jolie déesse rousse en bikini, malheureusement ! »

La jeune argentine observa son frère d’un air rêveur. Le portrait qu’il décrivait d’Hypnos était loin de ce qu’elle s’était toujours imaginée. À ses yeux, leur père était un dieu flemmard, égoïste qui ne se souciait pas du mal qu’il faisait aux autres. Mais les paroles d’Abel se répercutaient dans sa tête et elle se rendait compte qu’au fond, Hypnos n’était peut-être pas le père qu’elle s’était inventée. S’il s’était comporté de façon ignoble avec elle, cela ne signifiait pas forcément qu’il l’avait été avec tout le monde. C’était un être doué d’empathie qui avait aimé la mère d’Abel et qui l’avait élevé comme son fils, sans se soucier de ce qu’on lui reprocherait par la suite.

Peut-être était-ce parce qu’il aimait encore la mère d’Abel qu’il avait prêté si peu attention à l’enfant qu’il avait ensuite eu avec la mère de Criostal. Cette hypothèse la percuta de plein fouet et elle sentit une boule se former dans sa gorge. Merde alors. Des fois, elle aimerait bien mettre son esprit en pause, juste quelques instants, le temps de l’empêcher de développer ce genre d’idées qui fait mal.

« Je ne sais pas qui est Narcisse, mais il devait être sacrément idiot pour ne s’intéresser qu’à sa propre beauté. » Finit-elle par arriver à dire après avoir dégluti.

« Si tu continues à me faire autant de compliments, je vais finir par y croire, tu sais ! »

Elle releva la tête et lui adressa un sourire un peu crispé. Gentil comme il était, elle avait bien du mal à comprendre pourquoi tout le monde ne se battait pas pour Abel. Mais en même temps, elle aimait bien cette situation car elle n’avait pas à partager son grand frère avec quelqu’un d’autre. Et elle était bien contente de voir que son frère n’était pas un coureur de jupons – le cas contraire, elle n’aurait pas supporté.

Criostal écouta avec un mélange de fascination et de terreur le récit de son frère. Elle n’avait jamais entendu parlé de ces histoires-là mais il avait raison, elles étaient tout bonnement trop cruelles pour sortir de l’imagination d’un homme ! Si les dieux étaient capables de faire ça, ainsi que les hommes victimes de leurs pouvoirs, elle n’osait pas imaginer ce qu’ils pouvaient faire encore maintenant. Elle aurait préféré savoir que ce n’était que des récits et qu’ils avaient exagéré la réalité, mais la vérité était qu’après tout, il n’y avait jamais de fumée sans feu.

« C’est atroce ce que tu racontes ! Personne n’est assez fou pour se crever les yeux, enfin, je crois… » Elle grimaça. « Toi, tu ne te crèveras pas les yeux, promis, hein ? »

Elle ne voulait pour rien au monde que son frère se crève les yeux, ce serait beaucoup trop malheureux.
Puis, quand il fit allusion à son petit ami, son visage se colora de rouge et elle bégaya :

« Comment… Comment tu sais que j’ai un copain ?! »

Ce n’était pas comme si elle ne voulait pas en parler, mais elle restait une fille très réservée sur ses sentiments et introvertie. Elle n’était pas du genre à crier sur tous les toits qu’elle sortait avec le meilleur type de l’univers (et le plus beau, en plus de ça).

Puis, profitant de sa question suivante pour échapper à une situation très gênante, elle tapota le bout de son nez d’un air sérieux.

« Je n’en sais rien. Je ne sais pas si papa avait conscience de tout le mal qu’il ferait, ni de toutes les bonnes choses qu’il apporterait. Je ne sais même pas s’il songeait à toutes les répercussions de ses actes… Mais s’il avait un plan, ou une idée, j’aimerais bien savoir ce que c’est, parce que là, il nous a un peu balancé hors de l’avion et je suis même pas sûre d’avoir un parachute ! »

Elle poussa un petit soupir de dépit et ferma les yeux quelques instants.

« Des fois, j’ai l’impression que les dieux considèrent les mortels comme des jouets, qu’ils se fichent des conséquences… Eux, ça ne les dérange pas de blesser ou de rendre heureux, car de toute façon, dans des millénaires ils seront encore là. Nous, ce n’est pas pareil. Nous allons tous mourir, et chacune de nos actions reste gravée dans notre âme. Notre vie peut se retrouver détruite par un dieu, et je suis même pas sûre qu’ils ont tous conscience de cela. »

Criostal lui tira la langue, faute de réponse à lui donner. Abel avait visiblement un don pour la prendre de court sans qu’elle ne puisse rien y faire – mais dans le bon sens, fort heureusement.

« Le courage de m’approcher ? Tu sais, je ne mange pas les beaux demi-dieux ! » Plaisanta-t-elle en riant à moitié.

Puis, reprenant son sérieux le temps d’écouter son point de vue, ses sourcils se froncèrent et on pût presque lire un point d’interrogation sur son visage.

« Je ne tuais pas de fourmis, moi ! À part quand elles venaient sur la nourriture, mais enfin, ce n’était pas non plus pour le plaisir ! » Elle marqua une pause, l’air de réfléchir, et marmonna. « Je ferais sûrement une piètre déesse. » Avant de poursuivre d’une voix plus forte. « Enfin… Si les humains ne devaient vraiment pas se propager, je pense qu’on ne serait pas tous là… Il y a des choses, bien plus fortes que nous, qui peuvent nous ravager à tout instant. Et ça, je le savais bien avant que j’apprenne l’existence des dieux grecs. Néanmoins je ne te contredis pas… J’imagine bien les dieux assez cruels pour jouer avec nous comme si nous étions des pantins. J’espère juste que papa l’est un peu moins que les autres, bien que je ne puisse pas l’affirmer. »

Elle ramena une mèche de cheveux derrière son oreille et posa son regard sur la surface du lac.

« C’est vrai que nous ne sommes pas très nombreux contrairement à certains bungalows… Mais je ne pense pas que cela ne soit qu’une question de beauté. Peut-être est-il très amoureux de sa femme, ce pourquoi il n’irait voir ailleurs que très rarement… Ou alors, il est très difficile ! » Dit-elle avec un sourire qu’elle esquissa sans amusement. « Mais s’il faisait attention à ses enfants, je ne comprends pas ce silence radio que j’ai eu. Ce n’est pas comme si je lui en voulais mais… Je ne sais pas, j’aurais aimé savoir ce que ça fait d’avoir un père, et non pas une ombre sur le tableau qu’on tenterait de cacher. »

Criostal observa son frère en se disant qu’il se compliquait bien trop la vie s’il devait se poser autant de questions à chaque fois qu’il abordait une fille.

« Tu dois plutôt être l’un des rares à te soucier de ça, mais c’est tout à ton honneur ! Toutes les filles ne sont pas toutes pareilles, ou alors je suis un extra-terrestre… Tout comme je pense sérieusement que tous les hommes n’ont pas aussi peur de ce que leurs paroles peuvent sous-entendre quand ils s’adressent à quelqu’un. »

Elle tira la langue d’un air amusé puis attrapa un galet particulièrement plat pour le lancer à l’eau. Il fit quelques ricochées avant de tomber dans un petit « plouf » et elle resta les yeux fixés à l’endroit où il avait disparu.

« Tu… Tu ne devrais pas l’imaginer en ce qu’il ne sera jamais. Les dieux ne sont pas faits pour être des pères de famille. Tu l’as dit toi-même : nous sommes des fourmis pour eux. Personne ne perdrait son temps à s’occuper d’une famille de fourmis. » Dit-elle avec une certaine amertume dans sa voix.

« S’il ne savait pas que j’étais née… Alors il ne fait vraiment pas un bon père de famille. »

Elle grimaça un petit sourire et changea de position pour se mettre en tailleur. À en croire la montée du soleil dans le ciel, le moment où ils devraient aller réparer leur bungalow se rapprochait de plus en plus, mais elle préférait ne pas y penser. C’était beaucoup plus plaisant pour elle d’être là, assise au bord de l’eau, en train de discuter comme cela avec son frère.

« Je ne sais pas si je dois me sentir flattée. Les choses n’ont de la valeur que si nous décidons de leur en accorder. Moi, je n’accorde aucun intérêt à un homme qui n’a jamais été présent pour moi, même si c’est mon père. »

Elle haussa mollement les épaules. Elle n’arrivait pas à comprendre comment Abel arriver à faire pour ne pas en vouloir à leur père… Certes, il s’était beaucoup plus occupé de lui que d’elle, mais c’était loin d’être suffisant comparé à ce que l’on devrait attendre d’un père en temps normal. Elle avait du mal à l’imaginer de façon aussi positive que lui car au fond, elle lui avait toujours accordé le mauvais rôle, parce qu’ainsi, les choses étaient beaucoup plus simples. Bien que les choses ne pouvaient jamais être totalement noires ou totalement blanches elle avait décidé que son père était totalement noir pour s’éviter des regrets et des espoirs superflus.

« Je pense qu’il est temps d’aller réparer notre petite habitation, tu ne crois pas ? »

Criostal secoua la tête, l'air scandalisé.

« Absolument pas ! Toi, tu n'es pas bête. Oneiro non plus. Luke non plus... Enfin, je ne vais pas te faire la liste non plus. » Dit-elle en souriant. « Je crois que tu es même loin d'être bête, frérot. »

Elle se redressa ensuite et jeta un dernier coup d'oeil sur la surface bleutée de l'eau, espérant sûrement y voir un petit poisson. Après tout, leur petite partie de pêche n'avait pas été très concluante mais au moins pouvait-elle se réjouir d'avoir eu cette conversation avec son frère. À présent, il ne leur restait plus qu'à aller régler ce petit problème de bungalow et elle pourrait ensuite retourner dans les bras de Morphée – enfin, dans le sens figuré de l'expression...

« Espérons juste qu'elle ne revienne pas tant que nous n'ayons pas terminé. Je ne sais pas pour toi, mais moi je n'ai pas très envie d'être trempée de la tête aux pieds. »

Après avoir parcouru la distance les séparant de leur bungalow, elle se stoppa et s'étira longuement, étouffant à peine un bâillement. Il fallait avouer qu'en dépit de son apparence modeste, il n'avait pas l'air très en forme. À croire qu'une simple bourrasque de vent pouvait le faire s'effondrer, si même la pluie parvenait à le pénétrer d'une telle manière. Néanmoins la fille d'Hypnos était bien déterminée à le remettre en forme avec l'aide de son grand frère. Elle ne doutait pas un instant qu'à eux deux la tâche sera rapidement réglée, pour le plus grand plaisir de son corps qui ne demandait qu'une chose : retourner se coucher.

« Allez ! Attaquons la bête tout de suite, comme ça on aura fini le plus vite possible. Je ne voudrais pas trop empiéter sur ton temps, surtout si tu as des choses importantes à faire après. »

Elle retroussa les manches de son k-way et coinça ses dernières mèches de cheveux derrière ses oreilles pour faire preuve de sa bonne volonté.