38 victoires attribuées aujourd'hui. Et cela rien qu'en compétitions sportives. J'étais exténuée. Allez savoir pourquoi, je continuais de venir personnellement à la plupart des remises de médailles. Peut-être parce que j'adorais ça. Assez surprenant après tout ce temps... Mais j'avais vu le sport évoluer, la société évoluer... En fait, ces petits mortels me passionnaient. Je pouvais donc imaginer que mes enfants le prennent un peu mal que je m'intéresse plus au sport qu'à eux. Mais quand on avait mon âge, c'était compréhensible.

Toujours est-il que j'avais finalement pu rentrer à l'Olympe. Pas pour le plaisir malheureusement... Encore une fête. A croire qu'il n'y avait que moi qui bossait. Enfin, j'exagère... J'étais amie avec plusieurs des autres Dieux mais j'avais mes humeurs, comme tout le monde et là, je n'étais clairement pas d'humeur. Mais d'où la victoire pourrait-elle se permettre de déserter un rassemblement divin ? Pas dans ce monde en tous cas...

Direction l'Olympe donc où j'espérais bien ne pas avoir à faire avec les têtes de courge que j'avais du mal à supporter. Aussitôt arrivée, deux nymphes me sautent dessus pour régler un petit conflit sans importance. Qui avait raison, qui avait tort ? C'était à moi de décider. En tous cas, d'après elles.

"Ecoutez, je ne suis pas omnisciente, je ne fonctionne pas comme une pièce avec laquelle on fait pile ou face... Allez faire joujou ailleurs."

Je soupirais et me retournais, me retrouvant nez à nez avec Hermès. Génial. Entre tous, il fallait que je tombe sur celui qui me tapait le plus sur le système...

Je passais une mèche de cheveux derrière mon oreille, le reste étant rassemblé en un chignon lâche et plantait mon regard noisette dans ses yeux bleus. Je détestais son petit air de tombeur, ça me donnait plus envie de lui mettre une raclée qu'autre chose, surtout quand il se mêlait de mes affaires. Mais après tout, venant d'Hermès, on ne pouvait pas s'attendre à autre chose...

"Mesdemoiselles, j'ignore quel est votre souci, mais laissez-moi vous dire une chose. Vous avez toutes les deux tort, car vous disputer pour des choses aussi futiles, au point de demander l'avis d'une grande déesse comme Niké, c'est faire preuve de futilité. Alors réfléchissez, discutez posément, et vous aurez appris une chose importante aujourd'hui."

Je soupirais alors qu'Hermès regardait les deux nymphes s'éloigner. Pour un peu, je regretterais presque qu'elles ne restent pas pour pouvoir éviter le Dieu qui s'inclinait à présent devant moi.

"Bonjour, très chère. Je ne te dérange pas ? Je voudrais parler un peu avec toi de notre... différend."

Je lui adressais un petit sourire condescendant. Voulait-il parler de son petit jeu qui consistait à toujours se mettre dans mes pattes ? Et il mettait ça sur le compte de ses fonctions de "Dieu du Hasard" en plus... Il n'y avait jamais de hasard. Pas pour gagner en tous cas. Je refusais de le croire. Mais Mr. Hermès était si persuadé de la bonne foi de son action...

Levant les yeux au ciel, je lui répondis :

"Quel différend ? Tu veux dire comment tu t'amuses à fausser tout ce que je fais ?"

Je tournais les talons et allais près d'une fontaine où coulait un torrent de vin. Je m'en servis un verre, espérant soit qu'Hermès me laisse tranquille, soit que je sois assez inhibée pour ne pas entendre ses sottises. Malheureusement, le connaissant depuis des millénaires, j'étais certaine que ni l'un, ni l'autre n'arriveraient.

Je bus donc mon verre, le vidais d'un trait et m'en resservis un autre, attendant la deuxième attaque du Dieu des voleurs. Surtout des voleurs de victoire.

Avec un air nonchalant, les mains dans les poches, il s'approcha. Je vidais mon deuxième verre et m'en servais un troisième. Rien à faire, je ne serais jamais saoule...

"Bon, je vois que tu ne veux pas spécialement discuter, alors je vais être bref. Je n'invoquerai plus le fait que je sois le dieu du Hasard pour expliquer le fait que je te "vole" tes victoires, mais que préfères-tu ? Que je ne me mêle plus du destin des mortels pour te laisser la vedette ?"

Il avait parlé doucement, gentiment. Peut-être un peu trop à mon goût. Je n'étais pas une enfant. J'étais plus vieille que lui et tout à fait capable de me défendre... Vidant mon troisième verre, je réfléchis à sa proposition. Oui. Avoir la vedette ça me plaisait, surtout par les temps qui courent. Il faut dire qu'on ne nous invoque plus autant... Et si en plus on me pique du boulot... Je détestais n'avoir rien à faire alors oui, j'aurais voulu avoir toute la vedette, toute la reconnaissance.

Il reprit :

"Ecoute, je te propose un truc, puisqu'on ne peut pas laisser le différend s'envenimer. Quand tu es invoquée pour apporter la victoire, je m'engage à ne pas me mêler de l'affaire pour influencer ta décision. Je ne m'occuperai que de ceux qui ne t'invoquent pas, surtout s'ils se contentent de jouer aux dés ou à tout autre jeu de hasard..."

Je réfléchissais. Sa proposition me plaisait et était tout à fait honnête. Un peu trop, venant de lui. Mais je devais bien avouer que je ne pouvais décidément pas espérer beaucoup mieux. En tous cas, pas de manière réaliste.

Néanmoins, il était hors de question que je lui facilite la tâche. La victoire, ça se méritait. Surtout quand j'étais directement dans la partie.

"Mais qui te dit que je ne garde pas un oeil sur ceux qui ne m'invoquent pas ?"

Je lui adressais un petit sourire innocent. Mais Hermès me connaissait, il ne pouvait s'y tromper. Je comptais bien mettre ses nerfs à rude épreuve. Après tout, nous autres les Dieux avions aussi le droit de nous amuser...

"Ah, je vois, tu veux jouer à la maligne... Désolé mais je ne rentrerai pas dans ton jeu, pas cette fois."

Il s'approcha de la fontaine et observa le visage d'une jeune fille. Sa fille, Jade. Elle n'avait pas toujours de chance, la petite. Elle ne m'avait pas toujours eu de son côté mais, ces derniers temps, elle semblait m'implorer un peu plus... Ce qui n'était pas bon signe. Plus j'étais demandée, moins les nouvelles étaient bonnes.

"Si je te fais cette proposition, ce n'est pas pour rien. Notre brouille risquerait d'impacter l'ambiance sur l'Olympe, déjà qu'elle n'est pas très au beau fixe à mon goût ; qui plus est, quelque chose me dit que nous devrions être tous unis, des temps sombres nous attendent et si nous sommes divisés... Je crains le pire. Et au cas où tu me poserais la question, non, je n'ai pas eu de vision, j'ai juste vu le visage marqué et fatigué de ma fille Jade."

Hermès n'était pas le seul à le sentir. Beaucoup de demi-dieux me voulaient de leur côté ces derniers temps, demandaient la victoire. Etrangement, certains semblaient la demander tout en voulant m'éviter. Et ça ne sentait pas bon du tout. J'avais peur de ce que cela pouvait signifier. Mais je préférais ne pas y penser...

Pourtant, Hermès avait raison. Nous ferions mieux d'être unis... Du moins, tant que les Dieux pouvaient l'être. Dans notre très longue vie, autant dire que cela n'arrivait que rarement ou seulement en cas de grave danger. Comme face à Cronos, il y a peu. Mais là, c'était différent. Ce n'était pas une force extérieure qui grondait... Et si nous voulions la vaincre, mieux valait avoir les deux Dieux attribuant les victoires du même côté.

"Est-ce que tu es prête à jouer le jeu ? Au moins le temps que ça se calme pour nous ?"

Le regard dans le vague, j'imaginais ce qui pourrait se passer. Si nous prenions chacun un côté différent, la guerre serait sans fin. Si nous étions du même côté, elle serait sans doute plus courte. Pourtant, il y avait toujours un souci : si je voulais le bien et que lui aussi mais si nos intérêts différaient, qui l'emporterait ?

"Et si on n'est pas d'accord ? Qui se rangera de l'autre côté ?"

Je ne pouvais pas ignorer le fait que lui et moi étions bien trop différents. Il y avait un risque et je n'étais pas prête à m'engager tête baissée. Après tout, si la victoire était juste, c'était aussi parce que parfois, elle était mûrement réfléchie, travaillée, attendue.

"Crois-moi, crois-moi pas, mais je suis prêt à mettre mon ego de côté au moins le temps que ça se tasse. Après... Je ne dis pas qu'il se peut que je redevienne moins sérieux, mais les intérêts de la famille passent en priorité."

Les intérêts de la famille ? Et si ses enfants passaient à l'ennemi ? Je ne pouvais m'empêcher d'y penser. Et si nous étions du mauvais côté ? Et si rien n'allait et nous perdions la prochaine guerre ? Viendrait un moment où tout n'irait plus aussi bien que maintenant... Viendrait un moment où je ne serais pas forcément du bon côté ou où mes pouvoirs ne seront plus suffisants...

Hermès savait tout ça aussi bien que moi, même si je n'aimais pas le reconnaître. Et unir nos efforts c'était nous assurer que nous mettions toutes les chances de notre côté. Mais il y avait un risque. Je le savais bien : il y avait toujours une chance de victoire pour chaque camp, même infime. C'était toujours risqué.

"Et dans le fond, on a intérêt à faire des efforts l'un envers l'autre si on veut pouvoir faire face à ce qui nous attend... La question est, est-ce que toi, tu veux en faire ou non ?"
"Ce n'est pas ce que je veux moi qui m'inquiète..."

Ma réponse avait fusée. Brève mais claire. Lui pouvait changer d'avis, nos enfants pouvaient entrer en compte. Les autres Dieux aussi. Qui pouvait m'assurer que rien ne se mettrait en travers de ma route ? Rien auquel je tiens en tous cas...

Me fixant toujours, Hermès reprit :

"Tu es une déesse intelligente, Niké. Je suis persuadé que tu sauras faire le choix nécessaire aux événements qui s'approchent dangereusement. Mais il va te falloir le prouver."

Le prouver ? Que j'étais intelligente ? Un peu plus et je lui flanquais une raclée à cet avorton ? Il était peut-être un Olympien mais j'étais bien plus ancienne que lui... Je pinçais les lèvres. Je détestais son petit air hautain mais je devais me rendre à l'évidence : je n'avais pas vraiment le choix.

Toujours est-il que je n'aimais pas sa provocation, son air pincé et supérieur. Hors de question que j'ai l'air de m'effacer devant lui. Je répliquais donc :

"Je n'ai rien à prouver. La victoire est juste et va à ceux qui la méritent. Ca ne se joue pas au hasard... Je sais où est ma place et ce n'est pas pour moi que l'on doit s'inquiéter."

Une lueur dangereuse s'était allumée dans mon regard. S'il continuait à me pousser, cela risquait de mal finir. Je détestais être prise de haut ou que l'on me dise quoi faire. Personne n'ordonnait à la victoire. Personne.

"Pardonne-moi de t'avoir sous-estimée, chère Niké. Mais je maintiens mon offre de paix : mettons de côté nos différends et faisons face ensemble aux épreuves qui nous attendent. Et je suis prêt à engager ma parole sur le Styx si ça peut te rassurer."

Hermès était malin. A cette évocation, je me radoucis. Au moins était-il honnête. Jurer sur le Styx l'engageait au-delà de tout autre serment. Je le regardais droit dans les yeux, attendant de voir s'il flanchait, s'il retirait son offre de serment. Mais ses yeux ne se voilèrent pas, il ne chercha pas à éviter mon regard. Il me fixa droit dans les yeux, déterminé.

"Je veux que tu saches, Niké, que je te respecte et que je t'aime, tu fais partie de la famille et je refuse que celle-ci soit détruite par notre faute. Aussi, je jure sur le Styx de continuer à veiller sur nous tous et à faire en sorte que toi et moi puissions faire la paix durablement."

Je redressais la tête et lui souris. Pas un sourire d'amour à l'évocation de la "famille" que les Dieux formaient. Non. Ca, je n'y croyais plus depuis longtemps. Mais c'était plutôt un sourire d'affaires, de marché conclu.

Il me tendit la main. Sans hésiter une seule seconde, je la serrais pour sceller notre pacte. Les yeux dans les yeux, la détermination dans nos deux regards, je savais que jusqu'à ce que la prochaine guerre soit terminée, voire même après. Son serment l'engageait jusqu'à qu'il soit rompu ou que celui qui s'était engagé meurt. Dans le cas d'Hermès, il ne risquait pas de s'en débarrasser. Il serait obligé à jamais de maintenir la paix avec moi. J'avais gagné.

"Très bien. Alors quand la guerre viendra - car toi comme moi le sentons, elle arrive - je me battrais à tes côtés. Mais ne crois pas que tu ne me tapes pas sur le système pour autant et que tout est oublié."

Je sais. Un peu rancunière la Niké... Mais après tout, chacun avait son caractère et ce n'est pas parce que j'avais des milliers d'années et était d'essence divine que je n'avais pas le droit à mes caprices de temps en temps.

Je lui souris de nouveau, toujours de cette même façon faussement chaleureuse dissimulant à peine mon plaisir de l'avoir, une nouvelle fois, emporté. Je tournais ensuite les talons et lui lançais par-dessus mon épaule :

"Maintenant tu m'excuseras mais il faut que j'aille m'occuper de quelques victoires en attente..."