Il est deux heures du matin et Liev fixe son plafond d’un air absent. Le bungalow de Borée est glacé depuis que Rheïma est parti – il est devenu impossible pour le jeune sang-mêlé d’y trouver le sommeil. Il faut qu’il s’épuise la journée, pour au final s’effondrer dans son lit le soir… Et encore, le sommeil qu’il trouve n’est guère réparateur, peuplé de monstres obscurs et de figures glaciales. Non, décidemment, il n’en peut plus. Il finit par se lever, enfile une veste de jogging et glisse ses pieds dans une paire de baskets défoncées. Cette nuit, il n’attendrait pas en vain que le sommeil vienne. Peut-être que faire un tour dehors lui changerait les idées.

La Colonie est déserte, même les harpies de ménage semblaient avoir mieux à faire que traquer quelques demi-dieux fouteurs de camp. Liev traversa le grand U formé par les bungalows et se dirigea naturellement vers la forêt. Peut-être que si la Colonie était recouverte en permanence de neige, il se sentirait un peu plus à l’aise en ces lieux. Mais sinon, il avait un peu du mal à trouver sa place, contrairement à ce que l’on pouvait penser en le voyant. Jouer au mec cool ne le rendait pas plus cool pour autant. Des fois, il se sentait encore plus vide que d’habitude. Peut-être que le fait d’être le seul éveillé la nuit renforçait cette impression-là – en tout cas, il n’était pas d’humeur à jouer au type sympa qu’il s’efforçait d’être en permanence.

Il marcha pendant à peu près une demi-heure pour au final déboucher dans une sorte de petite clairière, formant un véritable abri chaleureux protégé par les arbres autour, leurs branches se dressant vers le ciel comme des bras protecteurs. Le sang-mêlé songea alors au fait que c’était un endroit sympa pour atteindre que le sommeil vienne le trouver – mais c’était sans compter sur la Colonie et ses mille et unes bizarreries. Il entendit quelques bruits, comme si quelque chose (ou quelqu’un ?) marchait sur les feuilles mortes jonchant le sol, à quelques mètres de lui. Il était à découvert, quasiment au centre de la clairière, sans moyen de se cacher derrière un tronc. Lentement, il leva une main et déplia ses doigts abîmés par sa passion, parfaitement conscient de ce qu’il serait capable de faire.

« Y’a quelqu’un ? » Demanda-t-il d’une voix assurée, fixant la pénombre.

Il aperçut alors une silhouette, son arc pointé sur lui, s’approcher, avant de reconnaître l’une des sentinelles de la Colonie, Jade Taylor. Certes, son rôle était de patrouiller le soir et de faire en sorte qu’aucune créature indésirable ne traîne dans le coin… Mais la croiser à cette heure était assez étrange, et les valises sous ses yeux lui firent froncer les sourcils.

« Tu devrais aller dormir, heureusement que les harpies ne se promènent pas ce soir... Qui es-tu et qu'est-ce que tu fiches ici ? » Le questionna-t-elle tandis qu’elle abaissait son arme. Liev passa nerveusement sa main dans ses cheveux, ne sachant pas trop quoi répondre. Fallait-il lui sortir un bobard, du genre il avait eu une illumination qui l’avait guidé jusqu’ici ? Ou tout simplement avouer qu’il était devenu incapable de dormir sans la présence de sa sœur ? Il baissa les yeux et fixa le bout de ses chaussures. Il ne connaissait pas personnellement Jade, cela aurait paru bizarre qu’il se confie brusquement à elle. Et c’était sûrement pas très classe – or, il ne voulait pas passer pour un type nul.

« Je suis Liev. Tu sais, du bungalow de Borée. » Tenta-t-il en esquissant un petit sourire amical. Certes, il ne passait pas beaucoup de temps à la Colonie… Mais les gens finissaient par le connaître, même de réputation. Après tout, n’était-il pas le bassiste hyper cool qui venait d’Alaska ?

« J’ai un peu de mal à trouver le sommeil en ce moment. Alors j’ai pensé que faire un tour m’aérerait un peu les idées, mais visiblement, ça marche pas. » Il fourra ses mains dans les poches de sa veste, petit tic nerveux depuis qu’il avait découvert qu’il avait la chance de pouvoir transformer n’importe qui en glaçon. « Je veux pas être pointilleux… Mais il est pas un peu tard pour patrouiller ? Je veux dire, même les monstres doivent dormir à cette heure-ci. »

Jade rangea son arme, rassurant ainsi Liev, et s’étira négligemment, comme si de rien n’était.

« Que tu crois, jeune homme. Il n'y a pas d'heure pour une attaque de monstres. Et puis, comme je ne trouve pas le sommeil non plus, ça m'occupe. »

Ça se tenait. Si Liev avait eu un poste du même genre, il aurait sûrement fait quelque chose de similaire. Mais bon, tout ce dont il était capable de faire c’était gratter des paroles qui ne verront jamais le jour et défoncer ses doigts à trop appuyer sur les cordes de sa basse. Et bizarrement, personne ne voulait bénéficier d’un concert à deux heures du matin, alors il était obligé de trouver un autre moyen, par exemple faire le mur pour aller se promener dans la forêt.

« Donc, t'es un fils de Borée. J'aime beaucoup ta sœur, c'est dommage qu'elle soit partie un peu comme une voleuse... Mais t'en fais pas, elle est débrouillarde, elle s'en sortira quoi qu'elle ait décidé de faire. » Dit-elle en s’installant à côté de lui et en posant une main sur son épaule. En sentant le contact de sa main, il eut un mouvement de recul, n’ayant jamais été très à l’aise avec les contacts physiques en général.

Mais il n’eut pas le temps de s’excuser pour son manque de tact : la fille d’Hermès se leva en un bond après avoir entendu un drôle de bruit qui s’avéra être un innocent lapin. Liev esquissa un sourire vu le ridicule de la situation – avant de froncer les sourcils en réalisant que cette réaction n’était pas seulement dû à son poste de sentinelle.

« T’es sûre que c’est seulement le manque de sommeil qui t’a menée ici.. ? » Demanda-t-il d’une petite voix, n’ayant aucune idée de ce qu’endurait Jade. Après tout, il ne vivait à la Colonie que pendant les vacances et quelques week-ends, il n’était quasiment au courant de rien et les rares nouvelles que ses soi-disant amis lui donnaient ne concernaient que les histoires de cœur des pensionnaires. Jamais il ne se serait douté des épreuves qu’elle avait eu à traverser. Il remarquait juste qu'elle était mal et voulait l'aider. « Tu viens littéralement de bondir toutes griffes dehors pour un simple bruit. Et je sais faire la différence entre de bons réflexes et de la vraie paranoïa. T’es sûre que ça va ? »

Jade se rassit à côté de lui et soupira, l’air terriblement fatigué. « C'est... Compliqué. J'aime pas raconter des histoires, mais... pour cette fois, j'en ai besoin. » Il l’entendit prendre une grande inspiration et comprit instinctivement qu’elle ne lui parlerait pas de problèmes anodins comme une déception ou une simple dispute. Son visage grave annonçait quelque chose de bien plus terrible.

« Il y a quelques mois, je me suis retrouvée sans mémoire et sans passé. Je ne savais plus qui j'étais, d'où je venais, si j'avais des amis, de la famille... Le trou noir. J'ai été récupérée, blessée, par un groupe de gens un peu... spéciaux, mais je ne saurais pas expliquer pourquoi. Toujours est-il que... je n'y suis pas restée très longtemps, quelque chose me disait que je n'y étais pas à ma place. J'ai tenté de m'échapper plusieurs fois, à chaque fois ils m'ont rattrapée et torturée, physiquement et mentalement, pour me faire passer l'envie de recommencer. Jusqu'à ce que je réussisse et que je finisse par rentrer... Mais depuis, je ne dors presque plus, je revis ces instants passés là-bas tous les soirs... »

Et elle plongea son visage dans ses genoux, sûrement pour cacher sa faiblesse. Il l’entendit sangloter et posa maladroitement sa main sur son épaule, espérant que le froid de sa peau ne la dérange pas.

« Je… Je suis désolé… » Murmura-t-il. Des mots qui ne signifiaient rien, que tout le monde pouvait raconter sans que rien ne change. Ils ne lui feront rien oublier, ils n’effaceront rien de ses souvenirs. Jade n’avait pas besoin que l’on compatisse à son sort, qu’on lui témoigne de la pitié. Du moins, à sa place, Liev n’en aurait pas voulu. Il aurait préféré des mots d’encouragement, une promesse d’avenir. Et c’était ce qu’il devait s’efforcer de transmettre à Jade pour ne pas que cette nuit soit synonyme de malheur.

« Regarde-toi. Regarde tout ce que tu as réussi à accomplir malgré cela. Tu as réussi à t’enfuir. Tu es en vie et à présent tu es à côté de moi et tu me racontes ton histoire, et ça signifie déjà beaucoup. Combien de gens auraient arrêté de vivre après avoir vécu ça ? Combien seraient restés une éternité à l’infirmerie à fixer le mur jusqu’à ce que Thanatos vienne les chercher ? Tu as surmonté tout ça. Peut-être que tes nuits continuent d’être agitées, mais c’est un signe de vie. Ça veut dire que ton cœur est encore capable de ressentir des choses et bientôt, le reste suivra. »

Un changement se fit en Jade, comme si les paroles de Liev avaient rouvert quelque chose qui était resté fermé depuis bien trop longtemps. Essuyant ses larmes, elle tourna la tête vers lui, esquissant un sourire quelque peu triste.

« Merci. J'aurais pas cru qu'entendre tes paroles me rendraient la raison à ce point... Mais je pense que je vais prévenir tout le monde. La Résistance ne doit pas rester dans l'ombre, elle est un danger si nous n'agissons pas rapidement... »

Lui-même grimaça un petit sourire. Il ne s’attendait pas non plus à ce que ses paroles la soulagent autant. À vrai dire, il ne pensait pas qu’elles aient la moindre influence sur son état d’esprit – mais visiblement, il se trompait. Elles avaient débloqué Jade. Celle-ci à présent semblait plus confiante, comme si elle calculait déjà ce qui allait se passer par la suite.

« T-Tu es sûre de pouvoir le faire ? Je veux dire, s’il faut prévenir tout le monde, cela ne sera sûrement pas facile. Là, nous sommes dans une clairière, en pleine nuit – ça joue beaucoup. Mais seras-tu toujours capable de parler face à une assemblée de demi-dieux impatients de comprendre ce qui t’est arrivé ? » Demanda-t-il, essayant de se mettre à sa place. Rendre des comptes, voilà quelque chose qui était bien compliqué pour lui. Il ne voulait pas que Jade perde tout l’espoir qu’elle avait retrouvé cette nuit – et si attendre un peu pouvait le préserver, alors la question ne se posait même pas.

Mais… D’un autre côté, si cette Résistance était un véritable danger, mieux valait être prévenu le plus vite possible afin de se préparer. Jade avait parlé de torture, mais de quoi étaient-ils vraiment capables ? Quelles étaient leurs intentions en l’enlevant et la gardant prisonnière ? Espéraient-ils faire passer un message – et si oui, quel message ?

« Oublie ce que j’ai dit. Si tu dis que tu es capable de le faire, alors fais-le. Si cette organisation peut nous nuire, il faut que l’on soit tous au courant. Juste… Ne te fais pas trop violence. Si tu sens que ça ne va pas, tu as le droit de t’arrêter. »

Jade leva la tête quelques instants, semblant prise dans ses pensées, et répondit calmement.

« La Colonie est mon foyer. Elle est ma famille. Et pour rien au monde je ne la laisserai aux mains de gens qui sont susceptibles de la détruire, pour moi, pour tous ceux que y vivent. » Il pouvait sentir sa détermination rien qu’au ton de sa voix. Pas de doute, Jade était vraiment une femme forte et pleine de ressources. Une voix dans sa tête lui souffla de prendre exemple sur elle.

Elle se redressa, lui faisant signe de l’imiter et il ne se fit pas prier, essuyant négligemment la terre sur son pantalon.

« Tu ferais mieux de retourner dans ton bungalow, les harpies ne seront pas aussi cool que moi. Merci de m'avoir écoutée. »

Il hocha la tête, la suivant en direction des bungalows sans s’attarder davantage sur la forêt et les ombres formant des formes inquiétantes à la lueur de l’astre lunaire. Jade l’avait dit : la Colonie était un foyer, leur foyer. Et prendre la décision de parler de ce qui lui était arrivé était une bonne initiative.

« Ce n’est pas la peine de me remercier. Je suis content d’avoir pu t’écouter – et si ça t’a soulagé, alors ma mission est accomplie. » Fit-il en souriant alors qu’ils commençaient à distinguer les bungalows, tous dressés de sorte à former un U. Leurs chemins se séparaient ici, du moins pour l’instant, car l’avenir finirait sûrement par les remettre sur le chemin de l’autre.