Sicile, des millénaires plus tôt.

Perséphone était jeune et splendide. Et à l’époque, c’était tout ce que l’on demandait d’une femme. Elle aurait pu tout avoir, mais elle avait conservé son innocence, exsudant une sorte de puérilité qui rendait les autres bien trop attendries pour la souiller des machinations des dieux. La jeune divinité, entourée de sa cour, les océanides, restait pleinement satisfaite dans son ignorance. Se prélasser au soleil, faire des couronnes de fleurs et des batailles d’eau dans les fleuves, c’était sa vie. Et sous les ordres de sa mère, rien n’aurait pu lui enlever cela.

C’était, bien évidemment sans compter l’intrusion d’autres êtres plus puissants, plus malfaisants. Perséphone fut enlevée par Hadès. Elle finit éventuellement par avoir son happy end, ou du moins, un compromis amer… Mais l’histoire était close. Ce que l’on ne raconte pas, c’est l’acharnement de Déméter sur les océanides. Les nymphes furent, à la disparition de sa seule enfant, blâmées, attaquées, et chassées. La seule raison pour laquelle elles furent laissées vivantes n’était autre que leur grand nombre : la déesse de l’agriculture et des moissons était bien trop préoccupée par les recherches de sa fille pour concocter une punition caractéristique des dieux pour chacune d’entre elles.

Pourtant, comme les divinités aiment tant à s’en vanter, le reste des êtres vivants, incluant les nymphes, est bien loin derrière en puissance ; et même si les océanides avaient été témoins de l’enlèvement, elles n’auraient rien pu faire. Quelque soit le résultat, cela aurait été leur faute. Tandis que certaines d’entre elle furent reconnaissantes de la bonté que manifesta Déméter, d’autres en furent affligées. Parmi ces dernières se trouvait Callirhoé. Née intrinsèquement bonne et simple, si ce n'est un peu craintive, elle se maria jeune, eut des enfants, et à la demande de la déesse, abandonna cette vie paisible pour s’occuper d’un enfant autre que les siens. Et en fut récompensée par un ban de la Sicile, sa maison pendant un demi siècle, acerbe et blessée, avec elle la réalisation d’une nouvelle facette des dieux.

Depuis, il arrive que des mortels ou des demi-dieux, ayant soif de pouvoir et de reconnaissance, partent à la recherche de certaines nymphes aquatiques dans le but de les tuer. Bien qu’elles ne sont présentées comme un danger nulle part dans la mythologie, les assaillants, sur leur lit de mort, admettent les mots qu’on leur a susurré à l’oreille : devenir un sauveur, un héros. Callirhoé sait qui souffle ces mensonges.


Océan Atlantique, été 1993.

Le soleil brillait, l’eau était paisible, et la brise allant et venant était juste assez forte pour ne pas rendre la chaleur étouffante. Il était un peu après midi, et le yacht était plongé dans le silence. A cette heure, le soleil était à son plus haut point en plein milieu de l’Océan Atlantique, et les touristes, engourdis par le repas pris un peu plus tôt, s’étaient retirés dans leurs cabines ou paressaient sur les chaises longues à l’étage le plus élevé. Personne ne remarqua la jeune fille trempée qui escaladait la poupe. Ses long cheveux ondulés dégoulinaient d’eau salée et collaient sur son corps nu, mais ses mouvements rapides et sûrs n’en semblaient aucunement entravés. Arrivée à bord, elle rampa sans hésiter vers les rangées de portes toutes identiques les unes aux autres, ignorant la traînée de flaques d’eau qui se formait sur le parquet luisant. Tous ses mouvements étaient prémédités. La blonde s’arrêta en face d’une des portes avec confiance, et y pénétra sans retenue.

La pièce était petite. Un rideau couvrait le hublot, mais il était assez fin pour laisser passer la lumière juste suffisamment pour bien voir. Une cabine pour une personne. Elle était simple et générique : un lit, un bureau et une valise ouverte placée négligemment à son pied. Seul des faibles ronflements interrompaient le silence. Sur le lit était allongé une caucasienne d’une vingtaine d’année, à la peau délicieusement bronzée et à la corpulence semblable à celle de l’intruse. Ce fut la sensation de gouttes froides tombant sur son visage qui la sortit de sa sieste. Elle ouvrit lentement les yeux, encore engourdie par le sommeil ; mais ce qu’elle vit la mit en alerte immédiatement : une copie d’elle même, différente mais pourtant si similaire, la plaquait contre le matelas. Les deux femmes étaient nez-à-nez, et cette dernière était trop confuse pour faire quoi que ce soit. Celle qui dominait la position semblait changer de traits : des yeux bleus une seconde, marrons comme les siens juste après ; une aura éthérée qui disparaissait avec les changements ; une peau qui s’éclaircissait avant de reprendre une teinte bronzée… Ce furent les dernières images que la touriste vit.

Trois jours plus tard, la croisière arriva à son terme. Le yacht fut amarré au port de Manhattan après de nombreuses escales partout dans le monde. Ce même jour, un avis de recherche fut lancé pour une des passagères du bateau. Bien que le personnel et certains autres passagers affirment de sa présence tout au long du voyage, nul ne l'a vu quitter les lieux. Elle ne sera jamais retrouvée.


New York, de nos jours.

Entrer dans l’Olympe Store est toujours un choc de culture. Déjà, les portes automatiques étouffent avec une efficacité phénoménale le bourdonnement des mortels qui grouillent dans les rues de New York. Et surtout, les décors, les lumières, et tout simplement l’ambiance, font que l'endroit semble mal à sa place. Ce n’est pas surprenant, vu le public qu’il vise ; mais Callie n'est pas censée en être consciente. Aujourd'hui, c'est une femme en mission, et bien qu’elle préfèrerait flâner derrière le comptoir du Drakul avec sa petite-fille Eleanor, son business en demande autrement.

Le cliquetis de ses Aquazzura sur le sol éclatant est un bruit apaisant auquel elle se raccroche alors qu’elle s’approche de l’entrée du spa. Dedans se trouverait, d’après la copie de l’agenda virtuel qu’elle s’est procurée, le professeur Hill en mani-pedi. Qui aurait crû qu’un être défendant aussi fervemment la nature et les droits humains prendrait ses jours de congé dans ce genre d’endroit ? Un salon où le prix de la séance pourrait nourrir une famille pendant un mois, situé dans un complexe commercial de luxe. Pas la horde de mortels qui crache sur internet avec lui contre, par exemple, l’accaparation et l’exploitation des espaces naturels à des fins touristiques. Qui, entre autres, proposent le genre de service qui lui sont actuellement prodigués. Et sans vouloir s’en vanter, les spas des stations de Callie sont bien plus sophistiqués qu’ici.

Le professeur est définitivement propre sur lui. Cependant, le masque en argile et l'expression sur son visage traduisant un effort intense pendant qu’il joue à paper io le rend ridicule. Mais plus tôt la rencontre se fera, plus tôt Callie pourra retourner à ses occupations (comprendre : consumer ses retrouvailles avec son époux, qui ne devrait pas tarder à rentrer). Manteau et sac-à-main laissés aux employés, elle s’installe gracieusement au fauteuil voisin.

“Un homme qui prend soin de lui ? C’est attirant.”

L’océanide le regarde sursauter et perdre sa partie avec régal. Visiblement agacé, il se tourne vers elle mais rien ne sort de sa bouche. Au lieu de ça, ses yeux vagabondent sur les formes de son interlocutrice. Quel pervers. Finalement, il réagit, lançant un sourire salace. Son masque s’émiette et Callie hésite entre rire et retrousser son nez, mais opte à faire de même. La conversation vient très aisément après ça, et quand le personnel arrive pour s’occuper de la manucure du jeune homme, Callie recommande avec insistance un masque contour des yeux lorsque, pour la énième fois, il se plaint de la fatigue qui vient avec son travail (“impossible mais si rémunérateur à l’échelle spirituelle”). Il est facile après ça, avec ses yeux couverts et ses mains pelotées pour être soignées, de se saisir de son smartphone, alors abandonné sur le bras de son siège, et de le débloquer à l’empreinte en se faisant passer pour une des employées.

Callie retourne chez elle avec les ongles limés et repeints, et le contenu entier d’un smartphone et de plusieurs cloud qui l’attend dans sa boîte mail. La réputation du professeur Hill, doctorant et personnalité d’internet, sera bientôt réduite en miettes.