Depuis quelques temps, Leslie se sentait un peu... désœuvrée et inutile. Probablement dû à la déprime qui la prenait depuis sa virée à la fête foraine avec Nathanaël et Hero. Elle avait appelé son père pour lui parler un peu, et ce dernier lui avait proposé de passer à la maison : cela faisait facile un an ou deux qu'ils ne s'étaient pas vus, et ils avaient des choses à se dire.

Leslie se rendit donc chez son père, et ils passèrent la soirée à se raconter ce qui leur était arrivé pendant tout ce temps. Si pour Leslie ce fut assez rapide, pour son père en revanche c'était autre chose : il s'était rangé des voitures, avait repris en main les rênes de l'entreprise familiale et en avait accru les bénéfices en se diversifiant, passant de la technologie pure et dure à son application dans la vie quotidienne, au niveau des téléphones, des lampes, etc., et sans chercher à récolter de données pour vendre ses produits aux citoyens du monde entier. Et Leslie était fière que son père ait réussi aussi bien à refaire sa vie après le départ de ses enfants... Par contre, elle fut un peu surprise quand il lui lança :

Ma chérie, j'entends que tu sois occupée avec la Résistance et tout, mais sache une chose. Tu ne peux pas t'appuyer exclusivement sur tes dons, même si la fortune familiale te reviendra un jour, j'aimerais quand même que tu aies une expérience dans la vie professionnelle.

Tu veux dire... me faire embaucher quelque part ?

Oui, Leslie. Nous avons toujours fonctionné comme cela dans la famille, il n'y a pas de raison que tu y échappes. Choisis l'entreprise qui voudra bien de toi, montre-moi que tu es capable de t'y investir, et quand tu seras prête, notre entreprise sera à toi et à ton frère.

Adrian... Tu n'as pas de nouvelles je suppose ?

Non, ma puce. En tout cas, il ne m'en donne pas directement. Mais de ce que je sais, il se débrouille, et tu te débrouilleras toi aussi comme une cheffe.

Cet échange resterait dans l'esprit de Leslie pendant un bon moment, alors qu'elle se faisait raccompagner par son paternel jusqu'à la colline qui servait de repère à la Résistance : en gros, il lui demandait de faire ses preuves, mais qui pourrait la prendre sans préjugés sur son nom de famille... Alors qu'elle marchait en réfléchissant vers le QG, elle vit la silhouette de Matthew à l'extérieur, et un sourire se dessina sur son visage alors qu'elle se dirigeait vers lui. Elle avait pas mal de choses à lui dire et éventuellement des conseils à lui demander...

Leslie arriva à hauteur de Matthew, qui affichait un air renfrogné comme souvent ces derniers temps, mais qui se dérida en la voyant arriver :

Coucou toi ! Comment ça va ?

On va dire que ça va... Et toi ?, répondit Leslie avec un léger sourire. En fait, ça va, mais j'aurais besoin de toi. Je viens de voir mon père, ça faisait un moment, et ça m'a fait plaisir de lui parler, mais il pense à sa succession dans l'entreprise et il m'a demandé de faire mes preuves...

Elle s'assit à côté de lui et soupira :

Je ne doute pas de mes capacités, mais va falloir que quelqu'un m'embauche en ne tenant pas compte de mon nom de famille. Et comme je suis incapable de mentir, c'est pas gagné.

Elle regarda le ciel avec lassitude avant de reprendre :

En plus, tout le monde peut se trouver aisément un comptable ou je ne sais pas quoi, et comme il vaut mieux que je commence en haut de l'échelle quand même... Est-ce que des fois tu n'aurais pas des conseils à me donner ? Pour l'entretien, par exemple, ou je ne sais quoi ?

Soudain, elle se rendit compte qu'elle faisait preuve d'un certain égoïsme. Elle exposait ses problèmes alors qu'elle voyait bien que Matthew n'allait pas forcément bien non plus. Penaude, elle baissa la tête et reprit :

Désolée... Pour toi non plus ça va pas fort, et je t'assomme de mes problèmes... Qu'est-ce qui ne va pas ?

Rah mais quelle idiote... Bon, elle ne réglait jamais les problèmes des autres, mais elle savait être à l'écoute. Et elle avait bien l'intention de rattraper le coup cette fois-ci, quitte à oublier ses propres problèmes pendant un moment.

Alors que Leslie s'attendait à ce que Matthew s'épanche à son tour, elle fut quelque peu surprise  lorsqu'il lui répondit :

Tout va bien, ne t’en fais pas. Pour ce qui est de ton entretien, oublies tout ça. J’ai le job parfait pour toi ! Viens bosser avec moi !

Là, Leslie eut un léger bug de la matrice, le temps que son cerveau traduise l'information, alors que Matthew reprenait pour expliquer un peu sa pensée :

Je galère un peu avec la comptabilité de l’entreprise. Bon… Je galère beaucoup même ! Je n’y connais rien du tout moi… Tu as besoin d’un travail et j’ai besoin d’aide.

Nom. De. Nom. Bon. Sang. Les mots sortaient de l'esprit de Leslie chacun leur tour, comme si l'information avait du mal à être traduite par son cerveau. Restant interdite, Leslie réussit cependant à répondre :

Minute... Tu me proposes de bosser avec toi ? Sérieusement ?

Même si Matthew semblait être aussi sérieux que le penseur de Rodin, la magicienne voulait être sûre que ce qu'elle avait entendu était bien ce qu'elle avait entendu. Elle se reprit puis, avec le rouge aux joues et un sourire aux lèvres, elle reprit :

Ben, euh... Merci ! Merci de me faire confiance comme ça ! Mais c'est à quel point que tu as besoin d'aide ? Si tu peux me montrer ça un petit coup que je regarde avant de vraiment décider...

Après il y aurait des questions pratiques à poser, mais chaque chose en son temps. D'abord, voir jusqu'à quel point Matthew est embêté dans sa compta, et ensuite on avise. Et pour le coup, Leslie oublia tous ses soucis, y compris celui qui la faisait encore plus déprimer que le reste, lui permettant enfin, du moins pouvait-on le croire, de tourner la page et de passer à autre chose.

Bien sûr ! Mon bureau est en ville, dans mon appart’ ! On peut y aller maintenant, si tu veux !

Telle fut la réponse de Matthew, ce qui fit sourire Leslie avec une pointe de tristesse : au moins, lui avait un toit indépendant du QG de la Résistance, il avait raison d'en profiter... Elle releva légèrement la tête quand il précisa sa pensée :

Enfin, si tu as d’autres trucs à faire, tu me dis quand t’es libre, et je te montrerais. Et pour ce qui est de mon niveau de besoin d’aide, disons qu’autant le droit, je m’en sors, autant la compta c’est la catastrophe. Je n’y comprends rien du tout. Je suis un vrai boulet.

Chuis dispo genre là maintenant tout de suite, si tu veux. Ça me permettra de sortir encore un peu de cet endroit, répondit Leslie avec un brin d'amertume dans la voix. Mais avant, si ça t'ennuie pas, je vais juste poser mes affaires et ne prendre que le strict nécessaire, pas besoin de m'encombrer.

Elle pénétra dans l'enceinte du quartier général et se faufila dans les couloirs pour retrouver sa chambre, dans laquelle elle laissa ses affaires avant de prendre une besace avec un peu de quoi grignoter, avant de ressortir en prenant soin d'éviter Hero au maximum. Même si ça faisait un moment qu'ils ne s'étaient pas vus, elle n'avait pas l'intention de croiser sa route de sitôt.

Elle finit par ressortir au bout d'une dizaine de minutes, la mine réjouie, avant de lancer à Matthew qui l'avait attendue :

C'est bon, j'ai pris ce que j'avais à prendre ! Et si tu acceptes de me garder, faudra qu'on parle de choses pratiques si tu veux bien.

Puis elle l'accompagna jusqu'à son appartement. Un jour, elle aussi irait faire son nid ailleurs qu'au QG, mais pour l'instant, elle devait y rester au cas où. Et puis, quel autre endroit pourrait l'accueillir si elle partait maintenant ?

Ils finirent par arriver tous deux à l'appartement de Matthew, en ville, et Leslie fut frappée par la taille de l'appartement. Même si d'un certain côté elle y était habituée, le fait qu'elle ait quitté la maison paternelle littéralement immense pour un bungalow puis une chambre à taille plus humaine, avant de revoir un appartement immense, il y avait de quoi être un peu impressionné. Même qu'il était vide et triste, cet appartement... Matthew ne devait pas y être souvent, songea Leslie en le suivant jusqu'au bureau, où un capharnaüm les attendait. A tel point que Matthew se précipita vers les déchets pour les jeter dans un sac poubelle et ramassait des dossiers pour les mettre sur son bureau, écarlate de honte. Le pauvre, songea la magicienne alors qu'il lui lançait :

Je suis presque maniaque, d’habitude, je te jure…

Un seul regard et il se tut, cherchant à reprendre contenance en fouillant dans les feuilles volantes avant d'en tendre quelques-unes à Leslie :

T’y comprends un truc ?

La jeune femme regarda attentivement le bilan que son ami venait de lui passer, réussissant à faire abstraction du bazar ambiant, et un léger sourire se dessina sur son visage :

Oui, j'y comprends quelque chose. Le bilan est plutôt positif, mais si tu continues à suivre la voie que tu as emprunté, ça va dégringoler et ça va être très compliqué de redresser la barre. Heureusement ça se soigne.

Et elle lui expliqua avec des mots simples ce qu'il pouvait faire pour éviter d'avoir à mettre la clé sous la porte : en développant davantage les activités maîtresses de l'entreprise, et surtout, surtout, en cessant de donner des dividendes aux actionnaires. Une entreprise en bonne santé est une entreprise qui prend soin de ses salariés.

Quand elle eut fini son petit speech, Leslie jeta un coup d'oeil au bureau et lança :

Et pour le rangement, pas de problème.

D'un claquement de doigts, tout se remit en ordre : en quelques secondes, rien ne dépassait, tout était nickel. Avec un sourire, elle tendit le dossier à Matthew et conclut :

Convaincu ?

Tu convaincrais n’importe qui.

La réponse de Matthew fit plaisir à Leslie, qui lui rendit l'étreinte dont il la gratifiait en souriant. Le fait de rendre service à un ami en matière de comptabilité lui faisait réellement plaisir, et si en plus il lui faisait suffisamment confiance pour l'embaucher... Jackpot.

Matthew s'écarta et lui fit signe de le suivre dans la cuisine - désespérément vide aux yeux de la demoiselle, mais qui sut rester muette - où il dénicha une carte de pizzeria avant de lancer :

Et bien… il reste tous les détails pratiques à régler. Tu veux qu’on commande et qu’on règle ça tranquillement dans le salon ?

Allez, soyons fous ! Veux bien une Royale s'il te plaît, répondit Leslie avec un grand sourire avant de le suivre dans le salon et de s'asseoir à son côté sur le canapé. Il lui sourit avant de reprendre :

Entre nous, avant que tu signes quoique soit comme contrat, je vais être sincère avec toi. Tu es brillante et honnêtement, tu n’auras aucun mal à te trouver un autre job. Alors, saches que si tu préfères t’engager ailleurs, bah, y’a pas de problème !

Attends, tu oses imaginer que je puisse aller voir ailleurs ? Je préfère de loin bosser avec un ami très proche qu'avec un parfait inconnu, répliqua la jeune femme alors qu'elle cachait la rougeur de ses joues derrière ses longs cheveux rouges. Et ce même si je t'avoue que l'idée de ne pas avoir à chercher très loin m'arrange très bien, donc... merci.

Ils passèrent quelques instants le temps que Matthew choisisse sa pizza et passe commande avant de se mettre à patienter, assis sur le canapé, parlant de tout sauf du boulot. La pizza serait le lien qui scellerait leur alliance, y a pire comme marchandage...

Assez vite, cependant, Leslie tenta de réprimer le gargouillis de son estomac, alléché par l'idée de manger une bonne pizza, et elle fut presque soulagée lorsque le livreur sonna à la porte. Enfin !

Tes conditions seront les miennes. Dis-moi tout.

Telle fut la première parole de Matthew après l'arrivée des pizzas et sa recherche de couverts, ce qui avait laissé le temps à Leslie de regarder autour d'elle avec un peu plus d'attention. Maintenant que c'était rangé, elle se rendit compte que la solitude devait vraiment peser sur les épaules de son ami... Et pourquoi ne pas lui proposer une coloc' ? Ça permettrait à Leslie de vivre ailleurs qu'au QG - et en ce moment elle avait vraiment besoin de prendre l'air - et ça dériderait un peu le fils d'Eris.

Cette idée en tête, elle attrapa une part de sa pizza - grande taille, la compta ça creuse - et regarda Matthew avec un sourire :

Je ne demande pas grand-chose, juste un salaire décent. Et en bonus, je te propose de faire une coloc. D'une, ça me permettrait de sortir du QG, et de deux... ça te permettrait d'avoir un peu de compagnie, tu ne penses pas ?

Elle leva sa part de pizza comme on lèverait un toast avant de reprendre :

Si tu veux que je te liste tous les avantages que ça pourra apporter, aucun problème. En terme de factures, tu paierais moitié moins cher avec moi, puisque je pourrai payer à hauteur de 50% mon loyer et les factures. Pour les courses, même chose, et même mieux : comme j'aime bien faire la cuisine, tes repas coûteraient beaucoup moins cher que si tu commandais des trucs déjà faits, même si on peut se permettre une entorse de temps à autre pour se détendre ou je ne sais quoi. Enfin... ça te permettrait de sourire à nouveau, de ne plus t'enfermer dans une bulle. Tu es mon ami, Matt, j'ai pas envie que tu souffres davantage et que tu te retrouves isolé, ça ne te ressemble pas.

Plus elle parlait et plus le ton de sa voix baissait pour parvenir à un chuchotement, comme si elle ne voulait pas que quelqu'un ou quelque chose l'entende. Les problèmes de Matt relevaient du privé, et exclusivement du privé, et elle le partageait totalement. Mais si elle pouvait l'aider à aller mieux, elle n'allait pas s'en priver.

En voyant l'air surpris puis reconnaissant de Matthew, Leslie sut qu'elle avait visé juste. Effectivement, il était bien seul, surtout en ce moment, et le fait qu'il l'accepte comme agent comptable et colocataire - surtout si c'était elle qui faisait la cuisine - montrait la confiance qu'il avait en elle et leur amitié profonde.

Avec un sourire, elle regarda le fils d'Eris avaler tant bien que mal sa part de pizza avant de déclarer :

Voilà ce que je te propose : un salaire d’expert-comptable me semble convenable. Si mes souvenirs sont bons, il me semble qu’il avoisine 5 000. Ça te semble correct ? Quant aux horaires… Bin honnêtement je suis assez souple… Je me doute qu’avec la Résistance ça ne sera pas ta priorité, au même titre que ce n’est pas la mienne. Du coup, je bosse essentiellement le soir, alors on pourra faire ça. Bon… je me doute que ce n’est pas très professionnel, mais je suis en train de t’embaucher en mangeant ma pizza alors bon…

Ils échangèrent leurs sourires et il reprit, la magicienne ayant décidé de le laisser parler :

Que tu vives ici nous facilitera la tâche. Et pour ce qui est de la colloc’, j’ai trois chambres, donc tu pourras choisir celle que tu veux. Et pour la déco… Comme tu dois le voir, j’ai pas encore eu le temps de me pencher dessus et le loft est… fade ? Du coup, on pourra voir ça ensemble un autre jour.

Pas de problème, ça va aller relativement vite donc nous ne sommes pas pressés, répondit-elle en mangeant enfin sa part de pizza, qu'elle trouva absolument délicieuse. Plus elle y pensait et plus elle était persuadée que ça leur ferait du bien à tous les deux, de se couper de la bulle de la Résistance et de tenter d'avoir une vie à peu près normale.

Elle vit que Matthew hésitait et le laissa prendre la parole :

Et… Hum… Je sais qu’avec mon frère en ce moment, c’est pas facile… Alors euh… Tu sais si t’as besoin je suis là… Je dis pas que je suis de bon conseil, mais j’ai au moins le mérite d’être une bonne oreille.

Un peu maladroit certes, mais il lui renvoyait l'ascenseur, et cela toucha Leslie qui lui tapota l'épaule avec un vrai sourire sincère :

Merci, Matt. Vraiment, je n'oublierai pas. Et la réciproque marche aussi.

Et elle le serra dans ses bras à son tour. Cela scellait leur amitié pour de bon.