Abel et moi, on s’était rencontrés fortuitement. On va dire que cela aurait pu être embarrassant pour lui, plus que pour moi. En fait, je l’avais vu se transformer, donc j’avais déjà vu à quoi il ressemblait avant de se métamorphoser en oiseau. D’abord choquée de l’avoir vu en tenu d’Adam, bon, juste le côté fessier, mais quand même, la transformation m’avait fait sursauté, un peu effrayé, et au final émerveillée. J’étais restée tapie dans un coin, derrière un arbre, quand c’était arrivé, et il m’avait découvert, en s’élançant dans le ciel.

Il s’est montré patient et gentil, une fois redescendu. C’était la première fois que je voyais une telle chose se produire, et j’avais eu mille questions à lui poser pour satisfaire ma curiosité mais aussi mon étonnement. J’avais toutefois essayé de ne pas me montrer trop indiscrète non plus et il avait répondu avec honnêteté. Je lui avais laissé ma carte professionnelle après que nous ayons passé un sacré temps à parler ensemble dans la forêt, avant de disparaître pour rejoindre mon hôtel.

Cela faisait maintenant quelques semaines que nous nous étions quittés dans la bonne entente. Il arrivait parfois que nous nous envoyons des textos et je lui appris que je devrais repasser par New-York bientôt.

De nouveau en reportage, j’avais prévu de me promener à Ellis Island, puis au final optais pour Central Parc. Je ne restais pas longtemps là-bas, pris quelques clichés, rapidement, pour être à l’heure à notre rendez-vous... A Ellis, en forêt. Pourquoi aurais-je refusé ? Je l’aimais bien ce type. A bien y penser, en ce moment il y avait trop d’hommes que j’appréciais bien… Un coup d’une déesse en colère y serait-il pour quelque chose ?

Pourquoi ce rendez-vous aussi tardif ? Le soleil commençait déjà à se coucher et si on me choppait là-bas, les autorités risquaient de ne pas apprécier la blague. Je me cachais dans l’arbre, cet arbre, celui derrière lequel je m’étais caché la première fois que nous nous étions rencontrés. C’était le point de rendez-vous. Je sortis mon thermos de mon sac à dos, et attendis un moment. Il ne s’agirait pas de m’assoupir ici, parce que la chute ferait mal.

Soudain, j’entendis des bruits de pas, et observais ma montre. Pile à l’heure… Cela m’arracha un petit sourire, j’aimais bien la ponctualité. J’espère au moins qu’il apportait de quoi manger avec lui, parce que mon estomac grondait, et que regarder les étoiles ne nourrissait pas le corps, jusqu’à preuve du contraire…

Je descendis de mon perchoir, et ne le voyant pas, je cherchais dans les buissons pour voir si ce n’était pas un petit animal qui m’avait donné un faux espoir. Je me mis en mode survie au moment où je sentis une présence dans mon dos. Essayant de ne pas trembler, je tressaillis tout de même en entendant l’homme me parler. Il était trop proche, bien trop proche, même pour une personne que je connaissais. Je me retournais vivement, prête à répliquer qu’on ne faisait pas ainsi peur aux gens quand finalement ma colère se dissipa pour faire place à l’étonnement. Pourquoi méritais-je ce genre de compliments ? Puis il avait été adorable de ramener à manger, alors comment lui en vouloir maintenant ?

Je rougis un peu, et regardais la rose, restant interdite quelques instants quand je vis la fleur dans ces mains :

-Pour moi ? Mer…merci… Je… je me demandais si c’était un animal que j’avais entendu et pas toi… Parce que je t’ai entendu arriver mais je ne t’avais pas vu.

Mes rougeurs ne firent que s’accroître quand il glissa la rose le long de mon oreille. Bien trop proche… vraiment… :

-Tu… tu vis dans un bungalow ? Où ça ? Et voilà que je recommence avec mes questions, désolée… Je pourrais au moins prendre le temps de répondre aux tiennes. Je… Je, ça avance bien merci… J’ai pris quelques clichés cet après-midi, mais on ne pourra les voir que demain, si ça t’intéresse… Comment vas-tu ? Je suis contente de te revoir.

Je me mis à lever la tête vers le ciel, pour contempler les étoiles, puis souris un peu, avant de revenir vers son visage. J’en profitais pour bouger légèrement, et désignais son contenant de vivres :

-Alors, comme ça tu as tout prévu…

Je lui tendis le thermos que j’avais conservé en main :

-Tu veux un peu de café ? Ou on le garde pour plus tard pour se réchauffer… J’adore cet endroit… Cette clairière est purement magnifique… Mais le clair de lune lui confère une atmosphère un peu étrange…

Et blabla blabla, Eléa, arrête de parler ! Je ne m’étais jamais vu sortir tant de niaiseries à la minute, et pourtant, quand j’étais avec mon protecteur, je devais en sortir, mais… là, je battais des records. Ma nervosité me rendait différente. Sans doute étais-je nerveuse parce que je ne savais pas encore pourquoi il avait eu envie de me revoir. Quand je le saurais peut-être que cela serait plus clair dans mon esprit. En attendant, j’allais devoir faire ce que je savais faire de mieux, patienter, et voir ce que la soirée nous réservait. Puis j’étais contente, j’allais encore pouvoir lui poser des tas de questions.

Je fis un peu la moue. Un endroit où je ne suis pas admise ? Qu’est-ce que  cela pouvait bien dire ? J’attendais plus de précisions encore mais je m’empressais de le rassurer :

- Ne t’en fais pas, je ne compte pas publier cela dans la presse, si c’est ce qui te fait peur. Et je sais garder un secret ? A quoi cela me servirait de livrer tes secrets d’ailleurs ? Je ne cherche à nuire à personne, juste à satisfaire ma curiosité… Certaines questions en appellent d’autres…

Je lui souris et pris son panier de ses mains, avec douceur, effleurant ses doigts sans le chercher :

-Allez, dis moi ce que c’est ! Et elle s’appelle comment ta sœur ? Donc vous êtes comme en colocation ?

Je passais sous silence chacun des ses compliments qui me mettaient plus que mal à l’aise et n’avaient de cesse de me faire rougir :

-Tu as prévu quoi à manger sinon ?

J’avais envie de l’ouvrir ce panier, pour vérifier, mais ça serait malpoli, alors je me retenais et le fixais, sidérée par ce qu’il venait de m’apprendre, tout en rangeant mon thermos dans mon sac.

-Que.. Comment ça se fait que tu dors si peu ? Tu risques de mourir ! Tu devrais prendre garde à toi, c’est important le sommeil !

Une nouvelle fois, je rougis et secouais la tête :

-Tu me dis trop de choses gentilles, j’ai du mal à m’y faire. On se connaît peu et déjà tu n’arrêtes pas de vanter mes mérites… Mais la beauté tu sais, ce n’est rien… Surtout si on n’a rien dans le crâne. Je suis plus du genre à rechercher celle du cœur chez une personne quand je veux apprendre à faire sa connaissance… Certaines personnes sont très belles et pourtant ignobles…

Je souris à demi et lui proposais :

-On pourrait peut-être s’installer quelque part ? Tu as des couvertures avec toi ? Pour éviter qu’on mange sur l’herbe ? Je meurs de faim et je pourrais avaler un éléphant si je n'étais pas végétarienne !

J’écoutais tranquillement et arquait souvent un sourcil, de surprise surtout. Criostal, c’était un prénom que je connaissais, et je ne pense pas qu’il soit si répandu que cela. Sauf que je ne me souvenais pas que la personne avec laquelle j’avais échangée nombre de missives par le passé ait fait mention d’un éventuel frère. Mais peut-être que tout cela n’était qu’une coïncidence et qu’il ne s’agissait pas là de la même personne. Je lui poserais peut-être la question, un peu plus tard. Comme pour l’histoire de l’île que je gardais en mémoire. J’avais conscience que je me montrais bien trop indiscrète et même si cela n’avait pas l’air de le déranger de répondre à mes questions, je pressentais qu’il ne me disait pas tout. Je le regardais, pourtant, admirative:

-Et bien… Tu t’es démené pour le repas. J’ai hâte d’y goûter. Surtout que j’adore les fruits, et les sucreries… Je suis assez gourmande… Tu aurais du me dire, j’aurais peut-être pu t’aider à cuisiner… Si on se refait ça un jour on le fera à deux si tu veux…

Cela ferait une occasion de passer un peu plus de temps ensemble. Pourquoi je pensais ça moi ? Bon d’accord, parce que je l’aimais bien et que je me sentais bien en sa présence. Je pense que cela ne me dérangerait pas de le revoir encore et encore. J’étais déçue cela dit de n’avoir pu apporter quelque chose qu’il aimerait lui aussi :

-Dommage pour le café… J’espère faire mieux la prochaine fois… J’aurais voulu partager avec toi…

Je baissais les yeux derechef. Évidement qu’il y était pour quelque chose, dans le sens où ce genre de considération pour ma personne me mettait toujours mal à l’aise. Je fis un bref oui de la tête tout en l’écoutant parler.

-Tu ne connais donc pas ton papa ?

Je me mis à rire quand il se compara à sa sœur, posant une de mes mains sur mes lèvres par pur réflexe. C’était comme une sorte de tic dont je n’arrivais pas à me défaire. Je fus aussi attendrie quand il me décrivit sa relation avec sa mère. La mienne me manquait terriblement, et elle et moi aussi avions été très liées, depuis ma tendre enfance. Je perdis légèrement mon sourire. Puis me remis à rougir. Je ne sais pas pourquoi, parce que ce n’était pas dans mon tempérament de dire ces choses aussi ouvertement, mais je lui fis cette confession :

-J’apprécie aussi ta présence. Je te trouve agréable.

Encore une fois je détournais les yeux et souris :

-Tu penses vraiment à tout… Je suis contente qu’on partage la même conception sur la beauté intérieure…

Je cherchais les couvertures des yeux et l’enjoignis à les prendre, puis marchais tranquillement à ses côtés, pendant quelques minutes. Je repérais un petit cours d’eau non loin d’ici et me tournais vers lui :

-Je crois que c’est l’endroit idéal pour nous installer.

Je déposais le panier et retirais lentement mes chaussures et mes chaussettes pour y tremper les pieds, après avoir pris soin de retrousser une partie de mon pantalon, un peu en dessous de mes genoux :

-Elle est fraîche mais c’est agréable… Cap de tester ?

Le cadre où nous évoluions était vraiment idyllique et avait le don de me détendre.

La logique d’Abel m’échappait bien souvent. On aurait dit un beau parleur qui essayait de me dire ce que je voulais entendre, comme dans le but de me charmer. Je ne voyais pas en quoi il serait plus plaisant de cuisiner avec une femme, qu’elle soit belle ou moins belle, cela n’avait aucun sens. De plus, je ne me considérais pas aussi belle qu’il le disait. Du mois, je m’en fichais d’être belle ou non.

Et oui, malgré cela j’envisageais une prochaine fois. Pourquoi ? Parce que j’espérais pouvoir découvrir qui il est réellement, et pas ce qu’il se plaisait à vouloir me montrer. Parce que j’aimais aller plus loin, bien au-delà des apparences, pour me faire une idée sur une personne. Il était certes beau jeune homme, et n’importe quelle femme aurait pu être charmée par ses traits. Mais fini la comédie.

C’était obligé, il se moquait de moi, autrement je ne voyais pas ce qui pouvait l’intéresser chez moi. Je n’aimais pas cette manière d’être soudain trop tactile avec moi. Enfin, tactile était un bien grand mot. Ses baisers sur les joues, bien qu’innocents, me mettaient mal à l’aise. C’était… trop.

Mais je m’étais dégonflée une première fois, tout bêtement parce que ses révélations avaient été comme un choc pour moi, me renvoyant à mon histoire, sur quelques points. Moi aussi je n’avais connu mon père que dans ma toute prime jeunesse. Alors si je me fiais à la logique du raisonnement d’Abel, si mon père était parti… C’est parce que je l’avais déçu ? Je n’y comprenais rien, tout bêtement parce que je ne savais pas qu’il était fils d’un dieu, qu’il était un sang-mêlé, et que les dieux n’avaient pas le droit d’inférer dans la vie de leur progéniture semi-mortelle. Pourtant, une partie de mon apprentissage universitaire aurait peut-être dû me mettre sur la voix. A vrai dire, j’ignorais si ce que j’avais pu engranger en savoir était authentique et fidèle à la réalité olympienne actuelle. Je m’étais fermée sur ce sujet, l’écoutant me parler à la place. Comme ça, ma curiosité était un trait de caractère qu’il appréciait?

Était-ce une autre tentative maladroite de sa part ? En tout cas, peu de gens étaient prêts à accepter les autres tels qu’ils étaient (comme lui semblait le faire),  et non comme ils voudraient qu’ils soient, et j’eus envie de le remercier un peu, mais je n’aurais pas su comment. Alors je me contentais d’accepter qu’il m’accepte, même si dit ainsi, cela sonnait étrange pour moi.  Même quand il avait recommencé à me dorloter un peu trop à mon goût. Il était proche, peut-être trop, trop vite, trop d’un coup, pour moi qui étais du genre à avoir besoin de temps. Même si j’étais bien avec lui, c’était  le genre de choses qui pouvait m’effrayer au plus haut point et me faire prendre mes jambes à mon cou.

-Une femme intellectuelle ? Vraiment ? Moi ? Et bien pour te répondre, beaucoup d’hommes en rêveraient. Il est bien plus facile de manquer de loyauté et tromper son monde quand la femme qui partage la vie d’un homme est un peu sotte non ?

Je le vrillais du regard, comme pour le mettre au défi de me prendre pour une de ses sottes. Je n’étais pas du genre à succomber en écoutant de jolies paroles. Les actes étaient primordiaux. Le fait qu’il avait pensé à tout pour ce rendez-vous démontrait qu’il était une personne attentive au bien-être d’autrui, et qu’il n’hésite pas à mettre la main à la patte quand il le faut. Il m’apparaissait aussi comme quelqu’un qui reste assez tolérant envers les autres, quelqu’un de gentil, te taquin, mais trop gentil pour que ce soit entièrement vrai et cette idée tirait comme une sonnette d’alarme en moi.

Encore plus quand nos mains se frôlèrent. Cela avait beau être accidentel, puisque c’était arrivé quand j’avais quitté ma posture debout dans l’eau pour m’installer à côté de lui, le long de la berge, et qu’en voulant poser ma main sur le sol, elle avait rencontré la sienne, cela ne m’en rendait pas moins méfiante. Je ne pouvais pourtant pas lui demander de ne pas recommencer, car ce n’était pas de sa faute, mais d’un autre côté, une part de moi avait eu envie de l’envoyer nourrir les poissons, pendant quelques secondes, jusqu’à temps que je le regrette. C’est-à-dire très vite puisque j’aurais fini par prendre le recul nécessaire pour m’apercevoir que cela aurait été totalement gratuit, injuste, et injustifiée. Je n’étais pas ce genre de personnes, méchantes gratuitement, même si je pouvais m’avérer extrêmement sanguine par instants.

Au lieu de pourtant le regarder alors avec impuissance, je cachais mes nouvelles rougeurs en plongeant dans l’eau, l’arrosant au passage et manquant de hurler à cause du froid qui avait mordu ma cher. Eléa, tu es vraiment tarée ! Mais c’était une manière de prendre la fuite comme une autre. Sauf que cela allait me rendre malade pour combien de temps si je ne me séchais pas vite fait ? Je remontais à la surface et tirais sur ses mollets pour essayer de le faire tomber, histoire de faire un peu diversion, pour faire abstraction d’une pensée furtive que je venais d’avoir. Je soupirais de soulagement. J’étais en jean classique, en débardeur noir, et petite veste en cuir, que j’avais retiré juste après mes chaussures. Bon, ma veste aurait été  fichue sinon, et mes papiers d’identité perdus.  Mais ce qui me soulageait le plus sur l’instant, était qu’au moins je n’avais pas de vêtements transparents sur moi. Néanmoins nous allions devoir les faire sécher au coin du feu. Vives les couvertures !

Je souris quand il vint me rejoindre. L’eau, heureusement était assez profonde pour qu’on puisse nager, et plonger, mais pas trop non plus pour que nous perdions pied. Je fis mine de vouloir le couler et sourit :

-Oh mais de rien, même si je n’ai rien fait et qu’elle commence à peine !

Nos vêtements collaient à notre peau, mes cheveux à mes tempes, mais je m’en moquais bien. Cela faisait du bien de lâcher un peu le contrôle que j’exerçais chaque jour sur moi-même. C’était aussi plus facile avec lui.

-En fait… Si j’ai bien compris ce que tu as dis tout à l’heure, tu cherches une femme pour une relation stable et longue durée… Tu m’as l’air jeune pour penser à cela… Mais en un sens… Si tu le penses vraiment, ce que tu as dis, je trouve cela beau et touchant…

Je sortis finalement de l’eau, en grelottant un peu, puis me mit en quête d’un peu de bois :

-On allume un feu pour se sécher et mettre aussi nos vêtements à sécher ? Sinon on risque de tomber malade… Cela serait dommage non ?

Je me retournais vers lui :

-Merci à toi aussi pour cette soirée…  Cela me change les idées…

Je commençais à allumer le feu tout en expliquant :

-Je ne crois pas que ce genre de vie m’est destiné… Disons que je ne me vois pas avec un homme pour la vie… A cause de mon père… J’ai cru que ce serait pour toujours entre lui et ma mère, puis il est parti…

La chaleur quitta ma voix, et je soufflais pour faire monter le feu, profitant de la pénombre pour cacher mes quelques larmes silencieuse à Abel.