Encore un bloc de papier retrouvé devant la porte de sa chambre. C'était bien le troisième script qu'elle recevait d'une telle manière. Aucun nom, aucun indice, et surtout, l'improbable fait que personne n'avait été tenté de le toucher jusqu'à ce qu'Abigaïl le trouve. Ajouté à cela le concierge qui se mettait à lui donner la réplique… Les circonstances auraient été bien troublantes si elle n'était pas fille de Dieu grec, ne vivait pas avec un centaure, et ne parlait pas aux arbres. À bien y réfléchir, l'homme était entouré de mystère. Il lui semblait ressentir une aura chaleureuse mais dangereuse à chaque fois qu'elle le rencontrait, et elle était partagée entre un sentiment d'amusement sans nom et la crainte de l'inconnu. Grâce à cet homme, elle avait beaucoup progressé, même s'il lui restait beaucoup de chemin à faire, et son air amical, presque affectueux, lui donnait l'image d'un concierge aimable à qui on confierait les déboires d'une vie lycéenne, après un cours de sport bien fatiguant.

Malgré toutes ces interrogations, Abi était heureuse. Depuis son arrivée, elle n'avait pu retrouver un autre passionné de théâtre à la Colonie, et cela lui faisait du bien d'être comprise par quelqu'un. Il y avait bien Fred, son professeur de Théâtre, mais il était bien difficile de rentrer en contact avec un mortel, hors des vacances et des jours exceptionnels de sorties autorisées par Monsieur D. Ah oui, il y avait aussi son père. Abi balaya cette pensée aussi vite qu'elle fut née. Jamais elle ne pourrait jouer une pièce avec son père. C'était trop… embarrassant. La Sang-Mêlée parlant déjà peu à son père, elle aurait été trop mal à l'aise de défier les talents de son père, mais surtout, d'être jugée par ce regard qu'elle a tant évité, toute cette année passée à la Colonie…

C'est donc de bon cœur que la Demi-Déesse se mit à appendre ces textes, se donnant pour objectif de connaître au moins les trois premières scènes d'ici la fin de la semaine. La comédie lui plaisait, et surtout ce langage bien propre à ce style, qu'il n'était pas toujours aisé de connaître, ni de jouer. C'était la première fois qu'elle ressentait ce désir d'ambition, cette envie de progresser, et de se battre pour réussir ce qu'elle souhaitait accomplir. Une idée germait dans son cœur au fur et à mesure qu'elle apprenait les scènes du premier acte. Peut être qu'elle en ferait son métier ? Les quelques représentations de son groupe ''culturel'' lors du dernier Solstice avaient plu aux quelques pensionnaires qui étaient restés pour les vacances. Et surtout, elle avait ressenti beaucoup de plaisir à jouer et à enfin pouvoir transmettre cet amour pour le théâtre, comme à chaque fois qu'elle répétait avec l'homme de l'Amphithéâtre.

Le samedi suivant la trouvaille du texte de la fameuse pièce, Abigaïl avait réussi à retenir les répliques d'un des personnages principaux, mais seulement jusqu'au milieu la scène quatre. Impatiente de répéter à vive voix, elle profita de ce jour de congé pour filer à l'Amphithéâtre. Au fond d'elle, la jeune femme espérait y trouver celui qu'elle dénommait le concierge, bien qu'elle ne l'aie jamais vu en dehors de cet endroit, toujours aussi vide lorsqu'elle y arriva.

- Il doit être occupé, soupira t-elle. Dommage.

La fille de Dionysos se mit à réciter la première scène dans son intégralité, le sourire aux lèvres. Cette scène d'exposition, elle l'avait apprise par cœur. Elle la trouvait subtile, drôle, et terriblement bien écrite. La jeune femme s'autorisa un instant à se perdre dans ce jeu, et commença même à suivre les didascalie, reproduisant faits et gestes tels qu'ils étaient écrits par la plume du dramaturge.

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Se laissant porter par la dynamique de la scène, Abi se mettait à réciter chaque phrase de cette première scène. Lorsqu'elle sentait que la manière dont elle prononçait les mots n'était pas assez comique ou empreinte du quelconque sentiment qu'exprimait le personnage, elle relisait la phrase, prenait en compte la didascalie, et recommençait. Les expressions qu'elle prenait le plus de plaisir à reproduire dans cette scène étaient celles d'Élise, elle qui est tant éprise de Valère, et est tourmentée entre la famille et l'amour. Et récitant justement une réplique de celle-ci, une voix masculine répondit à cette question qu'elle prononçait.

Vous aimez ? Avait-elle dit, feignant la surprise. « Oui, j'aime », lui avait-on répondu. Surprise non feinte cette fois, elle vit alors l'homme sortir de l'ombre, récitant lui même la tirade de Cléante, après quoi il déclara :

- J'aime beaucoup cette réplique, elle est très juste. Ah, et désolé si je t'ai fait peur, jeune fille, mais j'apprécie cette pièce et je voulais la jouer, ça t'ennuie de le faire avec moi ?

Il était donc revenu ! Le visage d'Abigaïl rayonna de joie. Elle acquiesça de plusieurs mouvements de tête, acceptant l'offre si bien tombée. C'est donc avec un partenaire qu'elle continua cette seconde scène du premier acte, mettant beaucoup d'efforts pour accentuer l'amusement d'Élise, regardant son frère tourner autour du pot, n'osant prononcer le doux nom de sa bien aimée. Ainsi, alors qu'il récita   la suite du dialogue, elle le coupa au moment opportun, d'un air amusé ;

- Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

Ce frère allait-il donc révéler l'identité de cette étrange jeune femme ? C'était tout l'enjeu de cette scène, pourtant, Abigaïl était excitée à l'idée d'entendre les quelques phrases posées sur papier prendre vie à travers l'homme blond qui se tenait devant elle. Ils continuèrent donc la scène, jusqu'à ce que Cléante ne pousse sa sœur hors de la scène, mortifié par les voix d'Harpagon et de La Flèche qui se faisaient de plus en plus proche.

La jeune Sang-Mêlée profita de cet instant de répit pour engager une discussion qu'elle souhaitait d'avoir avec cet étrange partenaire. Ce n'était même plus la peine de demander s'il était le facteur mystère qui s'amusait à déposer des manuscrits devant sa porte, c'était plus que logique. Il y avait une autre question qu'elle brûlait de lui poser. Elle ne le fit point directement par peur de le faire fuir par sa curiosité. Ou par peur de briser le mythe ? La jeune femme ne le savait pas elle même.

- Une pièce française, cette fois. Simple francophile ou réel francophone ?

Les rôles étaient désormais inversés. Ce n'était plus Élise qui soutirait les informations de Cléante, mais Abigaïl qui se lançait dans le même type de dialogue avec l'homme devant elle.

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