Les parents de Mary, deux professeurs d’université passionnés et activistes de la première heure, l’ont bercée de tant d’amour qu’elle n’a pas le souvenir d’avoir été un jour malheureuse. Leur affection a su nourrir sa confiance en soi, et leur sens de la justice son caractère revêche, qui ne se laisse pas faire. Tous deux nés à Johannesburg, en Afrique du Sud, ils ont découvert les paysages magnifiques de l’Alaska durant leur lune de miel et n’ont pas mis longtemps à se décider ; ce pays, cette région où ils détonnaient tellement par rapport aux grandes poupées blondes ou aux géants aux yeux clairs, les avait totalement séduits. Ils s’y installèrent et, quelques années plus tard, Mary venait au monde au cœur d’un véritable cocon.

La compétition qui régnait au sein de leur famille – toujours afin de se pousser mutuellement en avant – a engrainé dans son esprit l’idée que la réussite était primordiale. Fille unique et petite surdouée de surcroît, elle répondait aux attentes de ses parents avec panache. Elle sauta deux classes, si bien qu’arrivée au collège, naine parmi les vieux de la vieille, elle ne pouvait que se sentir perdue. C’est à ce moment étrange de son existence, où son corps balançait entre rondeurs de l’enfance et premiers signes de puberté, qu’elle rencontra ceux qui deviendraient ses deux meilleures amis ainsi que ses compagnons sur la route du succès, Ethan et Liev. Du moins, c’est ce qu’elle pensait. Ils avaient entre treize et quatorze, elle venait d’en avoir onze, elle tapait sur sa batterie comme la môme ivre de liberté qu’elle était alors, tapait si vite et si fort qu’on aurait pu penser qu’elle se battait, se défendait contre quelque chose d’inexplicable. Ethan chantait et Liev avait sa basse.
Les feux des projecteurs étaient fait pour eux, Mary en était persuadée. C’était comme un désir viscéral de briller, l’envie brute et primaire de goûter à la célébrité.

La chute n’en fut que plus rude.



Liev… Se gâcher la vie, c’est tout un art ! Mais tu as toujours été un grand artiste, le meilleur d'entre nous, trop bien pour les rêves de gloire, la foule en fête et en délire, la musique, les cris, les rires. Nous étions si près du but, du devant de la scène ! Je m’étais même promis d’offrir au public son histoire d’amour renversante, j’avais demandé à Ethan de sortir avec moi. On n’arrêtait pas de s’embrasser, ce qui me mettait mal à l'aise, mais je ne cherchais pas à comprendre pourquoi, ne voulais pas comprendre, parce que seule comptait la tournée imminente à l’internationale. Nous étions plus que bons, nous étions doués, et mes parents étaient si fiers de moi ! Je n’oublierais jamais leurs lèvres tordues en un sourire amer pour camoufler leur déception lorsqu’il a fallu que je leur apprenne notre séparation définitive… à cause de toi. De ton manque d’ambition. De ton esprit étriqué. Je ne te le pardonnerais pas, j’ai dû revoir mes plans à la baisse puisque tu t’es révélé incapable de tenir le rythme.
Le comble pour un musicien !

Après le lycée, ses professeurs furent les seuls à s’étonner de ses résultats remarquables. Ses parents se contentèrent d’un petit sourire satisfait et Mary n’eut que l’embarras du choix pour choisir une université digne de ce nom. Sa décision se porta finalement sur la prestigieuse université de New York, afin d’y étudier le droit et devenir, dans un futur qu’elle imaginait forcément radieux, juge. Elle aimait avoir le dernier mot et voir son autorité, plus que respectée, crainte.

Elle n’arrêtait pas de travailler ; avec un tel rythme, elle aurait dû rentrer chez elle ce soir-là, épuisée. Elle se trouvait seule à la bibliothèque, un vieux et gros bouquin sous les yeux, lorsqu’un monstre surgit des ténèbres – ou, plutôt, d’un rayonnage mais dans la confusion, cela lui semblait pareil – en tentant de l’assommer avec un traité des lois de Cicéron. Quel genre de monstre, elle ne savait pas, à cet instant, elle essayait juste de ne pas finir écrasée sous le même livre qui l’avait maintenue éveillée durant des nuits entières.
Par hasard, ou par chance, elle parvint à fuir. Un satyre remarqua alors sa dégaine hirsute alors qu’elle rentrait chez elle, traçant des zigzags dans les rues sous l’effet du choc. Elle tenta d’abord de lui mettre un coup de poing, avant de se résigner à écouter ses explications.
Autant dire qu’elle ne prit pas bien la nouvelle.

Elle appela ses parents en furie. Elle hurla, hurla, hurla… jusqu’à ce que son père lui avoue avoir eu une aventure avec une déesse, Némésis, qu’il avait quitté après avoir rencontré sa mère – sa vraie mère, celle qui l’a élevée. Ils avaient désespérément essayé d’avoir un enfant mais leur petite fille mourut à la naissance, rendant sa mère stérile.
Alors Némésis leur proposa Mary ; elle leur proposa un nouveau bébé, en échange de celui qu’ils avaient perdu, issu de sa propre chair et de celle de Mr Hartzel. C’était une offre juste et équitable, digne de la déesse de l’équilibre. Némésis, exécutrice de la justice de Zeus. Quelle blague. Il n’y avait rien de juste là-dedans, juste un couple de gens désemparés qui ne pouvaient pas dire non face à l’inespéré.

Elle ne se rendit qu’à contrecœur à la Colonie, afin d’apprendre à maîtriser ses pouvoirs, l’été de ses seize ans. Elle ne s’attendait pas à y retrouver Liev, comme la cerise sur le gâteau, l’apogée d’une longue et interminable série d’évènements malheureux.
Comment lui en vouloir, dès lors, de ses explosions de colère spontanées ? Au moins, désormais, elle peut blâmer sa mère pour cela…