Ils étaient fascinants ces pégases, vraiment. Dès son arrivée à la colonie, Rose avait su qu'elle voulait côtoyer ces créatures mythiques de plus près, et ainsi, avait demandé à être affectée au travaux d'écuries. Même si à première vue, ce travail plutôt sale n'aurait pas du tenter une fille d'Aphrodite, la présence des chevaux ailés changeait la donne. Et puis, elle n'avait pas non plus demandé à être palefrenière, seulement aide soignante ! De cette façon, il lui était possible de prendre soin de ces merveilleuses bêtes sans pour autant aller se salir dans la mouise.

Elle aurait pourtant du savoir qu'on le lui demanderait forcément un jour ou l'autre.

Ce matin donc, tandis qu'elle sortait un pégase, comme à son habitude pour le panser, un palefrenier l'avait accosté avec une expression de panique. Affolée à son tour, Rose s'était empressée de lui demander ce qui le tourmentait, et le jeune homme avait répondu qu'il avait un empêchement aujourd'hui ce qui l'empêchait de faire sa tournée habituelle de nettoyage. Prise de compassion devant son air désespéré, la jeune fille s'était entendue proposer de le faire à sa place, avant même d'avoir réfléchi à quoi elle s'engageait. Le palefrenier avait reprit des couleurs, l'avait remercié chaleureusement et s'était enfui aussi vite qu'il était arrivé. Abasourdie, Rose s'était donc retrouvée chargée de la corvée des écuries pour ce matin.

C'est ce qui expliquait sa présence, depuis maintenant plus de deux heures, dans les écuries à passer de box en box fourche à la main pour y enlever la litière sale et en remettre une fraîche. Le besogne était sale et fatigante, mais Rose prenait sur elle, se répétant qu'elle rendait là un service de taille au jeune palefrenier. Et dès qu'elle aurait fini, elle s'autoriserait un bon sauna pour se détendre. Revigorée à l'idée de retrouver ses frères et soeurs là-bas, la jeune fille reprit de plus belle sa tâche, piquant le foin sale pour le mettre dans la brouette. Puis à chaque fois que la brouette se remplissait, elle allait la vider dans le tas qui servirait d'engrais, juste à l'entrée des écuries. Mais malgré toute sa bonne volonté, le travail l'épuisa bien vite. Arrivée aux derniers boxs, Rose ne put retenir un soupir de soulagement et lorsque la dernière fourchée de paille fut déposée, elle en poussa presque un cri de victoire. Elle laissa derrière elle les boxs nettoyés et partit en quatrième vitesse déposer le dernier chargement de fumier.

Mauvaise idée.

La jeune fille avait à peine fait quelques pas que la brouette buta sur un objet non identifié sur le sol et déversa tout son contenu sur le côté. Emportée par l'élan, Rose se retrouva dans la brouette, vide heureusement. Dégoûtée, elle s'en extirpa au ralenti, et allait s'épousseter lorsqu'elle entendit un grognement. Prise d'un mauvais pressentiment, elle pivota lentement vers le tas de fumier renversé, s'attendant au pire. Et effectivement le pire était arrivé.

Une forme humaine était couverte de litière sale, et tentait tant bien que mal d'ôter la crasse sur soi. Alarmée, Rose accourut et reconnu un fils d'Arès, qu'elle avait croisé quelques fois dans le camp. Pauvre garçon !

- Je... Je suis tellement désolée ! bredouilla t-elle en l'aidant à se nettoyer. Je ne t'avais pas vu et... Oh je suis désolée ! Vraiment, pardon, je peux te laver ça et puis...

Rose n'avait jamais été aussi confuse de sa vie. Elle qui aimait répandre la joie et l'amour autour d'elle, voilà qu'elle déversait un tas de fumier sur un pauvre innocent ! Serait-elle seulement pardonnée pour cet horrible crime ?

Sur le coup, le garçon a paru furax. Le ton sec de sa voix fit frisonner Rose, qui détestait par dessus tout nuire aux autres. Elle l'avait offensé c'était certain. Par les dieux, pourquoi avait-il fallu que ça arrive ? Et sur un fils d'Arès en plus... Si elle se le mettait à dos, elle risquait d'en baver longtemps ! Dépitée, elle tourna la tête à la recherche d'une quelconque aide, mais tout ce que son regard croisa fut les têtes intriguées des pégases, qui les regardaient se débattre avec leurs oreilles pointées en avant. Certains avaient l'oeil rieur et semblaient presque se moquer d'eux. Si Rose n'avait pas été si bien avec les principes de politesse, elle leur aurait bien dit d'aller se faire voir.

Cependant, le tourment fut de courte durée. Car à peine le jeune homme avait-il entamé sa litanie bougonne qu'il se reprit immédiatement avec un tout autre ton. Il lui proposa de venir... sous... la douche... avec lui ?! La sang-mêlée se sentit s'empourprer de confusion ou d'indignation. Ou peut être juste de surprise devant cette déclaration pour le moins inattendue. On avait rarement été aussi explicite avec elle et ce manque sérieux de délicatesse l'affectait. C'était un peu répugnant de lâcher ça ainsi...

Cependant le grand brun ne lui laissa pas le temps de s'en offusquer plus et enchaîna, lui apprenant qu'il s'appelait Yan - et que la proposition de douche tenait toujours. Mais ça, Rose fit mine de ne pas avoir entendu.

- Je te remercie mais euh... je vais décliner ton offre, bafouilla t-elle mal à l'aise.

Elle détailla rapidement l'inconnu se dressant en face d'elle, et le jugea typé comme les autres fils d'Arès : pour la guerre. Rien qu'à le voir, on le savait pas commode. Malgré tout, Rose voyait comme toujours le bon côté des gens et décréta ainsi qu'il avait plutôt l'air sympathique en dépit de ses idées déplacées.

- Je m'appelle Rose, du bungalow d'Aphrodite, reprit-elle un peu plus confiante. Je suis vraiment navrée pour ce qui vient de se passer...

Elle contempla le fumier éparpillé d'un oeil désespéré. Il lui faudrait désormais tout nettoyer avant de remettre la litière dans la brouette et la vider. Une perte de temps considérable qui l'éloignait encore de son sauna avec la fratrie. Et en plus de ça elle se retrouvait responsable d'un accident certes sans conséquences graves, mais qui avait bien ruiné la journée d'un pensionnaire. Enfin peut être pas tout à fait, il semblait lui avoir pardonné finalement...

Comment ça, trop gentille et serviable pour une fille d'Aphrodite ? Rose fut étonné des propos que lui tint le jeune homme, qu'elle prit pour une offense à ses frères et soeurs. Peut être avait-il eu des différends avec ces derniers, mais ce n'était pas une raison pour tous les catégoriser ainsi... Elle comptait bien lui montrer que les enfants d'Aphrodite étaient tous aussi gentils et serviables les uns que les autres. Si si, vraiment.

- Mes frères et soeurs sont tout aussi aimables que moi tu sais, fit-elle avec une pointe de reproche dans la voix.

La blondinette n'osait pas se fâcher trop fort , seulement, elle n'aimait pas qu'on critique ainsi sa famille. Mais ces pensées noires furent très vite chassées de sa tête, autant parce qu'elle ne désirait pas en avoir que parce que Yan changea subitement de sujet. Et pour cause : il s'étonnait que les écuries avaient été nettoyées, alors que c'était normalement sa corvée à lui.

- Mais un palefrenier m'a dit... commença Rose, surprise, pour finalement s'interrompre.

Au final qu'importe, elle s'était déjà acquitté de la tâche, inutile donc de s'embrouiller l'esprit. Il devait s'agir d'une erreur de coordination de la part des responsables des écuries, et au fond, la sang-mêlée était heureuse d'avoir pu épargner cette tâche ingrate à quelqu'un. Surtout quand ce quelqu'un était aussi mignon que celui qui se tenait devant elle.

Yan la remercia chaleureusement, mais décréta qu'elle ne souhait sûrement pas de câlin. Rose s'esclaffa avec une moue gênée :

- Oh tu sais, au point où j'en suis...

Elle lui adressa un sourire mi-désolé mi-rieur tandis qu'il s'emparait d'une fourche pour remettre le fumier dans la brouette. Sentant ses bras alourdis et son dos exténué, la jeune fille accepta avec reconnaissance l'aide du fils d'Arès. Cependant, à peine avait-il enfourché un peu de paille qu'il glissa pour aller tomber dans la boue, salissant encore plus ses vêtements déjà bien bons pour le lavage. Rose poussa un cri de surprise puis lui tendit une main pour l'aider à se relever. Le garçon jura en ancien grec, ce qu'elle trouva absolument adorable, et affirma qu'il n'était pas doué. Elle le contempla d'un oeil compatissant, et lui reprit la fourche des mains.

- Laisse-moi finir ça, d'accord ? fit-elle avec un sourire. Tu devrais vraiment aller te changer, et puis ça ne me fait rien de terminer ce que j'ai commencé !

La jeune fille s'empressa aussitôt de reprendre la besogne, pour la finir au plus vite et aller à son tour se décrasser. Quelques mèches lui tombaient sur le visage, et elle les souffla, n'arrangeant en rien sa queue de cheval déjà bien amochée. Mais Yan ne semblait pas décidé à s'en aller, aussi, elle fit volte-face et le fixa droit dans les yeux. Généralement, quand elle faisait ça, les gens n'avaient plus qu'une envie : lui obéir pour la satisfaire. Elle détestait devoir recourir à ce pouvoir mais dans cette situation, elle se dit que c'était pour le bien du jeune homme.

- Yan, fit-elle d'une voix calme et assurée, vas-y et laisse moi finir toute seule. Je peux y arriver sans problème.

Yan s'était finalement décidé - enfin, il avait un peu été forcé - à quitter les lieux. Soulagée et impatiente d'en finir, Rose se mit à fredonner un air en piquant la litière usée. La cargaison de la brouette augmentait petit à petit, et la bonne humeur de la jeune fille avec. Finalement ce n'était pas une si mauvaise chose que d'avoir renversé du fumier sur un parfait inconnu. Car désormais, ce n'était plus un parfait inconnu, et c'était toujours un plaisir de faire de nouvelles rencontres, même dans ce genre de situation. Yan lui avait paru moins brutal que ses frères et soeurs et un poil un peu trop audacieux, mais çela restait mignon. Il lui faisait beaucoup penser à son dernier petit ami en fait. Certes elle ne pouvait pas le juger avec seulement le peu de choses qu'elle savait du sang-mêlé, mais la première impression était plutôt positive. Et tant mieux !

Perdue dans ses pensées et sa musique, la blondinette ne remarqua pas que quelques mètres plus loin, Yan s'était soudain figé dans son mouvement et avait pivoté sur ses talons pour revenir droit sur elle, fourche à la main. Quelle ne fut donc sa surprise lorsqu'en se relevant la tête, elle le trouva de nouveau attelé à la tâche, et avec plus de hargne que jamais. Hébétée et presque choquée qu'il ait résisté à son pouvoir, elle le contempla d'un oeil médusé quelques instants tandis qu'il lui intimait d'aller se reposer. Elle allait protester une fois de plus, mais le garçon lui adressa un sourire radieux qui la laissa sonnée. Elle ne put former une phrase intelligible que lorsqu'elle eut repris ses esprits.

- Bon, fit-elle doucement, on ne va pas se disputer pour savoir qui finira de nettoyer, je vais le faire avec toi et comme ça on finira plus vite, d'accord ?

Elle se remit à sa besogne, bien qu'il ne restât plus grand-chose. Rapidement, la brouette fut remplie et la jeune fille la poussa sur quelques pas pour aller la vider, et cette fois dans l'endroit prévu à cet effet.

- C'était pas si compliqué, fit-elle avec un sourire satisfait.

Elle réajusta ses cheveux et épousseta ses vêtements, sans grand résultat. Il était vraiment temps d'aller se nettoyer, en tant que fille d'Aphrodite, Rose ne pouvait se permettre de rester si sale, c'était presque contre nature. Et c'était sans parler de Yan qui, à ses côtés, avait l'air d'avoir vécu des mois dans la nature sans contact avec la civilisation humaine. Rose s'en trouva désolée une nouvelle fois.

- Si je peux faire quoi que ce soit pour passer outre ce que je t'ai fait subir ce matin, dis-le moi, ça me fera plaisir ! dit-elle, penaude. Mais maintenant, si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais filer sous la douche et tu devrais en faire de même.

Puis, rougissant soudain, elle se reprit en bafouillant :

- Enfin, non, je veux dire, tu devrais y aller de ton côté et moi du mien, euh... pas ensemble, enfin tu vois ce que je veux dire !

Embarrassée au plus haut point, Rose tenta de lui adresser un sourire gêné qui s'avérait plus être une grimace qu'autre chose. Décidément, elle n'était pas au meilleur de sa forme aujourd'hui. Elle enchaînait gaffe sur gaffe !

Un pique nique ? Quelle bonne idée ! Rien de plus reposant et amusant qu'un pique nique, même avec un quasi inconnu, et c'était d'ailleurs l'occasion rêvée d'apprendre à le connaitre autrement qu'entourés de fumier. Cependant Yan semblait hésitant sur sa proposition. Il se tortillait nerveusement, comme gêné. Rose ne put trouver ça qu'adorable, et s'empressa de le rassurer.

- Ca sera avec plaisir, fit-elle tous sourires, et je m'en sors à bon prix !

Elle était sincèrement reconnaissante au fils d'Arès de ne pas lui porter rancoeur, car vu les circonstances, cela aurait été très compréhensible. D'ailleurs, pour un fils du dieu de la guerre, il paraissait vraiment sympathique et mignon... La blondinette sourit intérieurement de l'esprit finalement pas si compliqué du jeune homme. Comme quoi, les parents divins ne faisaient pas tout ! Il le lui avait lui-même fait remarqué quelques instants plus tôt, la comparant à ses frères et soeurs plus aguicheurs. Rose ne voyait pas vraiment ça comme un défaut, mais ce n'était pas forcément le cas de tout le monde. Et puis de toute manière, Rose ne considérait jamais rien comme un défaut.

Elle jeta un coup d'oeil à sa montre - puisque étant privée de téléphone portable, véritable émetteur attirant les monstres, les demi-dieux n'avaient que les moyens "anciens" à disposition -, et décréta qu'il ne lui faudrait pas plus d'une petite demi-heure pour se préparer. Néanmoins, elle préféra se laisser une marge pour se pomponner un peu, juste parce qu'elle le voulait, fille d'Aphrodite oblige.

- Je te propose qu'on se retrouve à la lisière des bois dans une heure, déclara t-elle. Je m'occupe du manger, tu peux apporter une nappe et de quoi boire ?

Elle irait chercher dans les cuisines de quoi constituer un repas, et au besoin, confectionnerait elle-même des sandwichs. Par expérience, la jeune fille savait qu'il ne valait mieux pas confier ce genre de tâches aux garçons. Elle avait déjà fait les frais une fois d'une quiche aux crevettes et au lait tourné, et n'en gardait pas spécialement un bon souvenir.

Grattouillant distraitement le chanfrein d'un pégase, Rose guetta le bon moment pour se retirer poliment. Elle ne voulait surtout pas donner l'impression de fuir, car elle cernait encore assez mal le caractère du jeune homme, qui risquait de se montrer susceptible. Enfin peut être pas, vu son rapide pardon, mais émotif tout du moins.

- Bon, alors si tu veux bien, je vais me rendre plus présentable, hasarda t-elle. Je te dis à plus tard ?

Et là, elle hésita à lui tendre la main, lui faire la bise ou juste filer. Embarrassée par un détail insignifiant, elle hésita puis avec un signe de tête et un petit sourire, elle choisit la dernière option. C'était raté pour la sortie dans le calme. Mais souillée comme elle l'était, on pouvait comprendre sa hâte de retrouver hors de la vue de tous, qui risquaient de ne pas être aussi sympathiques que Yan. Et puis, il fallait préparer ce pique nique. Car ne vous y méprenez pas, Rose a l'habitude des rencards, et  elle sait en reconnaître un lorsqu'il se présente !