Bien que Neven avait toujours plus ou moins refusé d’avoir un véritable poste à la Colonie, elle n’hésitait jamais à faire régner l’ordre de temps en temps, surtout quand il s’agissait de demi-dieux tapageurs ou hors-normes (dans la mesure où le fait d’être sang-mêlé était dans la norme). Puisqu’elle avait le contact plutôt facile avec les adolescents, les harpies comptaient toujours sur elle quand il était question de discipline, surtout le soir, quand il fallait poursuivre les oiseaux de nuit pour qu’ils aillent dormir dans leur bungalow. Ce que les gens avaient tendance à oublier, c’était que Neven était elle-même une créature de la nuit, ce qui faisait qu’elle ne comprenait pas forcément ce principe de sommeil la nuit et activité le jour. Ernest Hemingway avait dit un jour que les choses de la nuit ne pouvaient être expliquées durant la journée, car elles n’existent pas à ce moment-là. C’était un peu ce que ressentait Neven à ce moment-là. Elle n’avait aucune envie de faire la morale à quelques demi-dieux sortis s’amuser en toute innocence.

Elle était une noctambule et c’était de plus en plus fréquent qu’elle sorte la nuit pour contempler le ciel, ses nombreuses constellations et surtout, ses sœurs ouranies qui contrairement à elle continuaient de travailler, la nuit, pour faire perdurer le calme dans le ciel. Quelques fois, un pincement au cœur lui rappelait l’époque où elle-même devait voler à toute vitesse pour échapper à une Hydre furieuse. Alors qu’elle marchait en direction du lac, elle fit apparaître une petite orbe de lumière qu’elle avait capturée durant le jour, celle-ci se divisant en plusieurs fragments jusqu’à former des centaines de petits points lumineux, comme des lucioles voletant autour d’elle. Alors qu’elle arrivait au lac, elle vit l’esprit d’une centaure (rectification, pas n’importe quel centaure : Le Centaure du ciel, celui qui lui avait conseillé d’aller à la Colonie quand elle avait dû quitter l’Olympe) remonter parmi les étoiles, ainsi que la silhouette d’un petit garçon assis près de l’eau.

Elle imagina sans aucun mal l’une des harpies lui dire d’un air sage : c’est l’occasion rêvé pour lui faire passer un sale quart d’heure ! Heureusement pour lui, Neven n’était pas d’humeur à engueuler qui que ce soit, bien qu’elle aurait dû. Elle s’avança pour au final s’assoir à côté de lui et, d’un mouvement de la main, toutes les lumières flottantes autour d’elle allèrent frôler l’eau du lac, créant de magnifiques reflets.

« Dis donc toi, tu ne devrais pas être couché à cette heure-là ? Le couvre-feu, ce n’est pas pour les pégases. » Lui dit-elle en s’allongeant dans l’herbe fraîche. Au ton de sa voix, il était facile de deviner qu’elle se fichait pas mal de ce couvre-feu et qu’elle ne comptait pas en parler plus longtemps que ça.

« Pourquoi es-tu ici, tout seul ? Tu es venu regarder les étoiles ? » Demanda-t-elle en posant ses yeux sur la multitude d’étoiles qui parsemaient le ciel. Si elle se concentrait bien, qui sait, peut-être parviendrait-elle à apercevoir l’une de ses anciennes sœurs…

« Je suis insomniaque. Je viens pour regarder les Étoiles, les amies de mon père Astréos. Qui es-tu ? Pour ma part, je suis Asteri Tigris Ilios. Mais tu peux m'appeler Asteri. »

Astréos ? Ce nom fit tilter l’ouranie qui fronça les sourcils. C’était un nom qu’elle connaissait très bien, pour l’avoir entendu de nombreuses fois lorsqu’elle travaillait dans le ciel. Elle connaissait aussi très bien le Titan qui le portait, qu’elle jugeait d’ailleurs comme le Titan le plus amical qu’elle ait pû rencontré durant toute sa vie.

« Moi, c’est Neven. Ravie de te connaître, Asteri… Si je peux me permettre, tu ne ressembles pas beaucoup à ton père. Tu fais beaucoup plus… humain. » Dit-elle avec son sourire habituel. Dans l’obscurité du soir, les reflets champagne de ses yeux donnaient l’impression de briller comme des étoiles.

« Et toi, pourquoi es-tu là ? » Lui demanda-t-il ensuite.

Neven ne répondit pas tout de suite. Fallait-il qu’elle lui dise la vérité, qu’elle lui parle de ses problèmes d’ouranie débiles, qu’elle l’assomme avec ses histoires vieilles comme le monde ? Non, elle ne pouvait pas, ce n’était pas son rôle. Personne ne devait lui servir d’éponge à problème, surtout pas un gosse qui n’avait rien demandé. Depuis quand tu te poses autant de questions, Neven ?

En tout cas, cette courte réflexion l’absorba suffisamment pour qu’elle n’entende pas le demi-titan murmurer quelque chose. Ce n’est que lorsqu’elle vit la silhouette familière de la constellation du Dragon se poser à côté d’eux l’air de rien qu’elle comprit que ce petit n’était pas n’importe quel petit.

« Hé ! Qu’est-ce que tu fais ?! » Lui cria-t-elle. Elle comprenait d’où venait le Centaure qu’elle avait aperçu en venant ici. Si ce gosse continuait de les invoquer un à un, il risquait de se tuer à la tâche ! « Arrête d’appeler les constellations, tu es en train de t’épuiser ! Et je te signale que ce n’est pas super sympa de les déranger comme ça, surtout quand des centaines d’ouranies se cassent la tête à préserver le calme dans le ciel ! »

Elle se tût et coinça sa tête entre ses mains. Alors maintenant, elle criait sur les enfants ? Asteri n’avait jamais dû penser à mal en invoquant ces constellations. Qui sait, il faisait ça tous les soirs sans qu’elle ne s’en rende jamais compte… Et elle, elle lui criait dessus au lieu de chercher à comprendre ce qui le poussait à invoquer des étoiles au lieu de chercher la compagnie de ses amis durant ses insomnies.

« Excuse-moi, je suis un petit peu tendue. » Dit-elle en passant la main dans ses cheveux. « Mais tu devrais m’écouter, je te dis ça pour ton bien. Les demi-dieux comme toi, vous n’êtes pas trop costauds contrairement à ce que l’on vous laisse croire ici. » Lui assura-t-elle avec le ton qui faisait que les jeunes l’aimaient tant : elle avait cette voix de grande sœur, cette voix protectrice qui rassurait n’importe qui.

« C'est mes amies, les constellations. Vu que je suis un fils de Titan, personne veut me parler. Ils pensent que je suis méchant. » Lui répondit Asteri en haussant les sourcils. Neven ne se laissa pas abattre par sa passivité et lui répondit avec un très grand sourire.

« Pourtant, j’suis en train de te parler. Et je ne trouve pas méchant, juste très fatigué. »

Un léger vent souffla et rabattit les longs cheveux roses de la nymphe contre ses yeux, mais celle-ci ne les dégagea même pas. Contrairement aux mortels, elle avait appris à aimer la nature et le ciel au-dessus de sa tête.

« Tu connais d'autres Demis-Titans ? On m'a dit que j'étais le premier à la Colonie. » Lui raconta Asteri en se grattant la tête. « J'ai encore jamais vu Astréos. Il est trop occupé à galoper dans le ciel pour faire régner le calme dans les Constellations. Mais elles sont gentilles, je comprend pas pourquoi elles s'échappent ! »

Neven sourit d’un air attendri.

« Non, tu es le premier que je rencontre. Tu sais, les Constellations, pour la plupart, avant d’être dans le Ciel, elles étaient aussi vivantes que toi et moi. Il est normal que des fois, elles aient envie de retrouver leur place sur la terre. Et c’est le rôle d’Astréos et des ouranies de les empêcher de retourner semer la pagaille ici. » Lui expliqua-t-elle en levant les yeux vers le ciel étoilé.
Soudainement, un gargouillement brisa le silence.

« Tu n'aurais pas un truc à manger ? J'ai ultra faim. »

Mais Neven se promenait rarement avec un sac rempli de nourriture. À vrai dire, quand elle avait un petit creux, elle se permettait d’aller chiper de la nourriture aux demi-dieux, ceux-ci ne lui refusant jamais cette petite saveur. Sauf qu’en l’occurrence, tous les demi-dieux étaient en train de dormir paisiblement dans leur bungalow. Elle fronça les sourcils et essaya de visualiser le réfectoire, là où devaient se trouver les réserves de nourriture. Alors qu’elle réfléchissait à comment aller discrètement subtiliser quelques paquets de gâteaux, elle entendit un bruit d’éclaboussure. Tournant brusquement la tête, elle découvrit alors Asteri en train de se baigner dans l’eau, comme si de rien n’était. Elle se redressa immédiatement et courut dans l’eau, la froideur de celle-ci ne lui procurant aucun frisson.

« Hé, Asteri ! Tu sais, on peut trouver très facilement de la nourriture ici, pas la peine d’aller pêcher des poissons au fond de l’eau ! » S’exclama-t-elle en s’avançant dans l’eau. À présent, le bas de son jean était totalement trempé. « Si tu veux, on peut aller chercher de quoi se faire un pique-nique de minuit au réfectoire, je suis sûre qu’il reste des pâtisseries. »

« Je veux bien. Mais j'ai envie de voir si Erin est par là. Il aime bien l'eau aussi... »

Neven haussa les sourcils.

« Erin doit probablement dormir, comme tu aurais dû à cette heure-ci. » Dit-elle en souriant.

« Te trempes pas. On va manger ? » Dit-il en se rapprochant d’elle tandis qu’elle se retournait pour sortir du lac.

« Je suis une nymphe, alors tu sais, l’eau ne me fait rien. Nous faisons partie d’un grand Tout. » Lui expliqua-t-elle en essuyant d’un coup de main les quelques gouttelettes glissant sur ses chevilles.

« J'te suis ! Oh, d'ailleurs, c'est quoi ton nom ? » Lui demanda-t-il sur le chemin du réfectoire.

« Moi, c’est Neven. »

Et elle continua de marcher, le silence rompu par les gargouillements du ventre d’Asteri et les quelques « Gâteau ! » qu’il balançait de temps à autres en riant.

Ils finirent par arriver au réfectoire qui avait été débarrassé par les harpies de ménage quelques heures plus tôt. Néanmoins, la nymphe se glissa entre les tables jusqu’à la porte des cuisines. Elle ouvrit celle-ci en s’assurant de ne faire aucun bruit et pénétra dans la pièce en veillant à ne faire aucun de bruit – mais ses pieds, frôlant à peine le sol, résonnèrent à peine sur le carrelage.

« Si les autres nymphes me voyaient maintenant, elles me passeraient un savon. » Murmura-t-elle en se glissant jusqu’à l’un des placards massifs trônant dans l’angle de la salle. Elle ouvrit celui-ci sans aucun problème et en sortit une boîte de cookies d’un air victorieux.

« Ai-je votre approbation, monsieur le demi-titan, pour dérober cette boîte de cookies ? » Lui demanda-t-elle d’un air solennel.

Puis, fouillant encore un peu, elle parvint à tomber sur un petit plat de tartelettes à la fraise. Ses yeux s’illuminèrent devant un tel trophée et elle referma le placard pour aller ouvrir le frigo, histoire de trouver quelque chose à boire avec ce festin volé.

Asteri eut un rire d’enfant, un rire plein de bonheur. Le genre de rire qui faisait plaisir à entendre. Neven sourit et coinça l’une de ses mèches derrière son oreille lorsqu’il lui répondit.

« Tu l'as ! » Et il esquissa un grand sourire empli de fierté.

Elle attrapa le paquet, le posa derrière eux et se dirigea ensuite vers le frigo d’un pas léger pour saisir plusieurs bouteilles de jus et de soda. Heureusement qu’à la Colonie, aucune bouteille d’alcool n’était autorisée en dehors de la taverne clandestine d’Anna, ce qui l’arrangeait grandement. Elle fût interrompue dans sa réflexion quand Asteri lui demanda :

« Neven, pourquoi on a besoin de cuisinier, si on peut faire apparaitre n'importe quoi ? »

Bonne question. Neven s’adossa contre le frigo, l’air pensif, et retira le bouchon d’une bouteille de jus de fruits pour en boire quelques gorgées.

« Je sais pas trop. Mais ce que j’ai appris, durant ma trèèèèès longue vie, c’est que ce qui est cuisiné avec passion, avec amour, est toujours meilleur que ce qui peut apparaître d’un clin d’œil. Alors, je suppose que c’est ça… Et puis, s’il n’y avait pas de cuisine, qu’est-ce qu’on viendrait voler durant ces escapades nocturnes ? » Lui répondit-elle en lui adressant un clin d’œil malicieux. Puis, se rappelant comment elle l’avait vu bailler sur le chemin, elle lui tendit l’un des paquets de cookies de sa main libre.

« Je sais que tu tombes de fatigue alors mange un truc, ça te fera du bien. Normalement, je ne suis pas censée t’entraîner dans ce genre d’aventures, les harpies me tueraient… Mais je suis beaucoup trop irresponsable pour te faire la morale et te dire d’aller te coucher. Après tout, la nuit n’est pas faite pour que l’on dorme. » Elle esquissa un petit sourire et croqua à son tour dans l’un des gâteaux précédemment volés.

Asteri lui répondit avec un grand sourire :

« C'est vrai que les plats de ma mère ils sont meilleurs que ceux de McDo'. »

La nymphe éclata de rire : dans sa très longue vie, elle n’avait jamais mangé au McDonalds, comme s’il s’agissait du pire des fastfoods.

« Je veux pas que tu meures à cause de moi ! »

Elle lui ébouriffa tendrement les cheveux en souriant.

« On ne me tue pas, tout simplement. Je suis increvable : sinon, comment je pourrai survivre ici, à tous vous surveiller ? J’en perdrai la tête ! »

Et puis, elle remarqua le petit lapin blanc que pointait Asteri d’un air ingénieux, comme s’il s’agissait de la meilleure idée du siècle. Dans sa tête, elle assimilait plutôt l’animal à ceux que font sortir de leur chapeau les magiciens, alors elle se demandait bien ce qui pouvait traverser l’esprit du petit demi-Titan.

« Neven ! Si quelqu'un nous trouve, on pourrait utiliser Fegari pour distraire les harpies quelques instants, le temps qu'on s'échappe ! »

Et le lapin bondit dans tous les sens, comme si l’idée d’être poursuivi par une bande de harpies folles de rage ne l’embêtait pas le moins du monde.

« Bonne idée ! Je suis sûre qu’il serait capable de leur flanquer une raclée, vu comment elles deviennent folles quand elles surprennent des gens la nuit. Ce serait presque rigolo, même si je n’ai pas trop envie qu’elles nous surprennent. » Répondit-elle en gardant son sourire, grignotant un bout de cookie d’un air rêveur. « Où est-ce que tu l’as trouvé ? Il est mignon comme tout, ce rongeur ! » S’exclama-t-elle en voyant l’animal se rapprocher d’elle, bondissant dans tous les sens. Elle lui tendit un petit morceau de gâteau qu’il renifla, curieux, avant de repartir dans une nouvelle direction en sautillant.

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