Pour une fois, Morigan n'était pas sous l'influence de ses réminiscences. Pour une fois, Morigan buvait. La pierre à la main, il fixait le mur de bouteilles qui se dressait devant lui. Demain, il serait malade, assurément, et pourtant il continuait de boire. Une, puis deux, et voilà qu'il entamait la troisième bière, accoudé au contoir. On dit qu'il ne faut pas se morfondre à boire seul. Le fils de Léthé avait il prévu de boire seul ? Pas vraiment. Il était venu dans ce bar parce qu'un ami à lui avait l'habitude de s'y rendre (comme d'autres d'ailleurs dans la ville). Cal n'était pas un simple ami, il était bien plus que ça. Les deux avaient comme point commun la boisson, laquelle avait un gros impact sur eux. L'un et l'autre se soutenaient mutuellement. Et aujourd'hui, Morigan avait grand besoin de soutient de la part de son ami, lui aussi demi-dieu et plus précisément fils d'Hermès.
  Morigan avait commencé sans lui, de toute façon il savait que dans ses moments là les bouteilles d'alcool partiraient les uns après les autres. Le goût était affreux. L'amertume de la bière faisait grimacer le fils de Léthé à chaque gorgé. Beaucoup de ceux qui étaient dans l'endroit étaient plus vieux que Morigan, remuant certainement leurs idées noires dans leur verre d'alcool. Ils étaient là pour oublier, mais pas Morigan, lui ne pouvait pas oublier. Pas de chance, hein ? Bref. À chaque claquement de porte, le demi-dieu tournait la tête, guettant si celui qui faisait son entrée était Cal ou non. Et à chaque fois que ce n'était pas le cas, il soupirait en se disant qu'il devait peut-être commencer à désespérer. Et puis forcément, au moment où il s'y attendait le moins, le fils d'Hermès arriva enfin. Avec un demi sourire, l'ex militaire lui fit signe de le rejoindre, et une fois qu'il arriva à sa hauteur, l'invita à s'installer à ses côtés d'une petite tape amicale dans le haut du dos.

"Je t'offre un verre ?"

  Il fit signe au barman, puis avala une énième gorgée de bière.

" Qu'est-ce qui t'amène ici, cette fois ?"

"Oh tu sais, la routine, j'ai pas de boulot depuis trop longtemps et je commence à manquer de fric, mon banquier va pas aimer !"

  Morigan sourit et s'enfila une énième gorgée de bière. C'était ça, l'avantage à la Colonie. Quand on était là bas en permanence, pas besoin d'avoir les inconvenants qu'engendraient l'argent mortel. Pas d'impôts, pas de prêts, pas de banquiers ... juste des pièces en or à ranger ! Le fils de Léthé avait bien un compte en banque chez les mortels, mais depuis qu'il avait commencé sa nouvelle vie de demi-dieu, il n'y avait plus touché. Ce qu'il était devenu ? Bonne question ! Peut-être qu'avec tous les intérêts cumulés au fil des mois, il était riche. Peut-être.

"Mais de nous deux, je crois que c'est toi qui va le plus mal."

  L'ex militaire perdu son sourire. Quoi qu'il pouvait faire pour cacher son état d'esprit actuel, Cal lisait en lui comme dans un livre ouvert. Compagnon de galère.
  Morigan leva la main, appelant le serveur pour qu'il resserve quelque chose. Il attribua un clin d'oeil au fils d'Hermès.

"C'est ma tournée !"

  Quitte à avoir de l'argent au chaud, autant faire plaisir.
  Morigan posa sa bière sur le comptoir avant de soupirer.

"Un fille (il esquissa un sourire forcé). L'une de ses filles d'Aphrodite, tu vois. Elle s'appelle Cassandre."

  Le barman qu'il avait précédemment appelé arriva pour resservir son ami. Il le remercia d'un geste de la main avant de laisser ses doigts jouer sur la bouteille qui contenait sa boisson.

"Tu connais les filles d'Aphrodite ? Elle nous font tourner la tête pour finalement nous enjôler sans qu'on s'en rende compte. Et puis quand elles se sont assez amusé, elles nous jettent (il imita le geste de sa main)."

Morigan finit la bière, la posant avec lourdeur sur le comptoir de bois et grimaça.

"Cassandra m'a fait tourné la tête. Elle a gagné le pari qu'elle avait fait avec ses soeurs, si tu veux mon avis. C'était à celui qui volait le coeur de Morigan O'Lear en premier. C'est elle qui a eu mon coeur, et c'est elle qui l'a fracassé."

C'était clair. Il avait sut que toute cette histoire n'avait été qu'un jeu. Lui était réellement amoureux, et pour elle, il n'était que l'une de ses nombreuses victimes.

"Les femmes ... hein ? Toutes les mêmes je te dirais. Elles nous font tourner la tête en nous promettant le Ciel ... et elles nous abandonnent sur terre."

 Morigan hocha la tête, les yeux désespérément sur l'énième cadavre de bière. Il lui en fallait une nouvelle, oh ça oui ! Il se sentirait mal demain, ça n'irait pas, mais qu'importe. Au diable le futur, c'était l'instant présent qui était important. Noyer son chagrin dans l'alcool, déprimer, et tout ça en la compagnie d'un super pote. Ouais, c'était pas mal comme programme. Le fils de Léthé leva deux doigts, commandant une autre bouteille. Il ignora l'air désapprobateur du serveur qui finirait certainement par le mettre dehors, lui et Cal, ayant trop bu. Enfin bon, là n'était pas encore la question.

"Je suis tombée amoureux d'une nymphe une fois. Elle était parfaite, mais elle et moi, on ne peut pas vivre dans la même dimension."

  A l'entente de cette phrase, la main du fils de Léthé se fige sur la bouteille fraîchement décapsulée. Il fixe son ami, les yeux tristes. Cal a l'air complètement dépité. Cette histoire, il ne lui en avait jamais parlé, et vu l'effet que cela lui faisait de seulement l'évoquer, il comprenait complètement.
  Une moue désolée affichée sur la face, Morigan tapota dans le dos de son compagnon. Une façon de dire "ça va aller". Puis il s'efforça de sourire, mais avec son air maladroit dû à l'alcool, il devait paraître plus stupide qu'autre chose.

"Bah, tu sais ce qu'ils disent ?! C'est pas la bonne !"

  Sur ces mots, il engloutit une gorgée de l'atroce bière qui lui avait été servie. Clairement mauvaise, mais il fallait bien faire avec les moyens du bord. Néanmoins il grimaça avant de concentrer à nouveau son regard sur le fils d'Hermès.

"Un jour, t'inquiète, un jour on rencontrera la bonne. Si les autres l'ont fait, on peut le faire."

Son demi-sourire ridicule affiché, il esquissa une très légère frappe du poing sur l'épaule de son amie, façon "compagnon de galère".

Si son ami se mettait au rhum, c'est que la soirée n'allait pas mettre longtemps à se terminer et que les deux compères allaient bientôt sortir du bar, le pas chancelant. Bons dieux, mais qu'est-ce qu'il se passait dans la tête de Cal ...

"Je l'ai rencontrée, la femme de ma vie."

Morigan manqua de s'étouffer en avalant sa bière. La femme de sa vie ?? Le fils d'Hermès ouvrit la bouche avant de la refermer de suite. On aurait dit qu'il luttait avec lui même, intérieurement. Le demi-dieu n'arrivait pas à comprendre. Après tout, lui n'avait jamais eu de relation vraiment sérieuse. Parc-ci par-là, rien de bien long, toujours plus ou moins compliqué. La femme de sa vie, il ne savait pas ce que ça pouvait être, l'importance. Lui avait connu que des amourettes.

"Je l'aime comme un fou, mais plus j'essaie de la voir, plus ... plus ça devient compliqué."

Et il laissa tomber sa tête sur le comptoir montrant clairement à quel point il était désespéré. L'instant d'après, son verre explosa à force de le serrer dans sa main. Morigan sursauta, manquant de tomber à la renverse du haut de son tabouret, il se rattrapa avec maladresse, et il lui sembla soudainement que l'endroit tournait autour de lui. A moins que ça ne soit son imagination ... ?

"Morigan, j'ai ordre de l’exécuter, c'est une résistante. Je fais quoi Momo ? J'obéis et je dissimule ?"

C'était donc ça ... Le fils de Léthé réprima un haut de coeur. Ils étaient tous deux ivres. Il n'avait pas fait attention au début, mais maintenant s'en était flagrant. A ce point là, ils n'étaient pas capables ni l'un ni l'autre d'avoir un bon raisonnement. Dans le cas de Morigan, il allait certainement s'enfermer dans ses pensées et broyer du noir. Dans le cas de son meilleur ami, ça avait déjà commencer. Peut-être que pour une fois, ce n'était pas lui qui allait ramasser l'Irlandais à la petite cuillère, mais bien l'inverse.
Morigan jugea le contenu de sa bière. Il en restait un peu moins de la moitié, mais l'idée de la finir lui fit lever le coeur à nouveau. Il grimaça de dégoût avant de lever la main, payer le dû des deux hommes.

"On va y réfléchir ensemble mon Cal, t'en fais pas. Mais pour l'instant, on doit s'occuper d'autre chose."

Le fils de Léthé prit une serviette, soupirant, et la posa en dessous de la main de son ami, en sang ... chose normale (même pour un demi-dieu) lorsqu'on broie un verre qu'on a dans la main. Il dégagea les premiers éclats présents dans sa paume. Pour le reste, il le ferait une fois qu'ils seraient rentrés, même s'il faudrait le traîner de force dans l'enceinte de la Colonie.

"Allez, on y va."

Morigan se leva et resta debout avec bien de mal. Ce soir, ça allait être folklorique ... Il aida Cal à descendre de sa chaise et fit de son mieux pour le soutenir. Avoir son propre poids et celui d'un homme bien charpenté à soutenir, ils risquaient de ne pas rester debout bien longtemps. Mais au moins, au bout de quelques longues minutes, ils passèrent la porte du bar. Pour la suite, ils verraient après.