« Neven, dépêche-toi, c’est bientôt l’heure de manger ! » Lui cria une des harpies de ménage en passant près d’elle. La nymphe céleste releva ses lunettes de soleil et observa les silhouettes des demi-dieux se pressant vers le réfectoire, visiblement affamés par les activités de la journée. Lentement, elle glissa du hamac dans lequel elle s’était installée durant la journée. Si les demi-dieux passaient leur journée à s’entraîner ou à peaufiner leurs pouvoirs, les créatures avaient la vie douce tant qu’on ne les réquisitionnait pas pour des tâches spécifiques. Elle-même l’avait bien fait comprendre : elle n’était pas ici pour faire le sale boulot et ils avaient plutôt intérêt à se sentir honorés de sa présence. Allez savoir pourquoi, mais Monsieur D ne semblait pas plus dérangé que ça à l’idée qu’une nymphe renvoyée de l’Olympe et ancienne alcoolique squatte la Colonie.

« Grouille ! » Lui souffla une nouvelle harpie en secouant le hamac dans lequel elle était encore assise. Neven fit un bond et s’éleva dans les airs, gratifiant ladite harpie d’une grimace enfantine avant de filer à toute vitesse en direction du réfectoire, se faufilant parmi les sangs mêlés pour au final s’assoir à la table où se trouvaient déjà Chiron et Argus. Bien que le règlement stipulait que les demi-dieux ne pouvaient manger qu’à la table de leur bungalow, Neven n’hésitait jamais à s’inviter là où elle voulait, s’asseyant parmi les adolescents comme si elle était l’une d’entre eux, à quelques siècles de vie près. Quand les tables furent remplies, les dryades commencèrent à apporter les plats et le réfectoire se retrouva plongé dans un joyeux brouahaha. L’ouranie se servit d’une part de pizza et observa les jeunes se lever pour aller jeter une partie de leur repas dans le feu en guise d’offrandes à leur parent divin – un rituel dont elle avait du mal à saisir le sens, ayant elle-même oublié qui étaient ses parents. Puis, alors que ses yeux circulaient de table en table, elle se bloqua sur celle des Héphaïstos où la silhouette d’un demi-dieu attira son attention. Il semblait être à l’écart de ses demi-frères et sœurs, mais personne ne réagissait, comme si c’était la procédure normale.

Il fallait savoir que Neven adorait les demi-dieux mais, par-dessus tout, elle adorait les cas particuliers. Qu’ils soient rejetés, malheureux, mal-aimés, méchants, marginaux… C’était ses préférés. C’est pour cela qu’elle se leva, sa part de pizza dans la main, et se dirigea d’un pas léger vers la table des Héphaïstos où plusieurs demi-dieux l’accueillirent chaleureusement, mais son attention n’était pas tournée vers eux. Après un bref échange, elle se laissa tomber au bout de la table, en face du garçon qu’elle avait repéré.

« Hey ! » Commença-t-elle en se fendant d’un sourire. « Je t’ai vu, tout seul dans ton coin, alors je me suis dit qu’un peu de compagnie ne te ferait pas de mal. » Elle mordit dans sa part et reprit. « Moi, ch’est Neven. Et toi ? Tu manches tout le temps à l’écart ? »

La réponse du demi-dieu fut cash.

« Je suis désolé je n’ai pas écouté ce que tu as dit, je n’écoutais pas mais ce n’est pas très grave, tu es sûrement une nouvelle alors ce n’est pas très grave mais sache qu’ici c’est plus ou moins ma place attitrée, je mange toujours seul, enfin seul avec Spark quoi, donc toi tu t’assoies là-bas avec les autres. Ne le prend pas contre toi, hein, c’est juste que c’est comme ça. Bon appétit. »

Neven aurait parié qu’à sa place, bon nombre de gens aurait abandonné et serait parti s’assoir ailleurs. Mais vous savez quoi ? Des siècles d’existence, ça forge le caractère, c’était ce qu’elle répétait tout le temps à qui voulait bien l’entendre.

« T’es sérieux là ? » Demanda-t-elle après quelques instants, un sourire moqueur aux lèvres. « Tu penses vraiment que je suis une nouvelle ? Tu vis dans une grotte ou quoi ? » Elle commença à grignoter la croûte de la pizza en pouffant de rire, comme s’il venait de lui faire une blague hilarante. Après Chiron et Monsieur D, elle aimait se dire qu’elle était l’un des éléments clefs de la Colonie, l’autorité déviante, la rebelle, celle qui réveille les demi-dieux au milieu de la nuit au lieu de pourchasser ceux qui sortent de leur bungalow. Elle était censée être LA star de la Colonie, alors oui, le fait qu’il la prenne pour une simple sang-mêlée lui pinçait un petit peu le cœur. Mais elle n’était pas susceptible, et l’ironie de la situation la faisait plus rire qu’autre chose.

« Je suis une nymphe et je sais bien que c’est ta place attitrée ici. C’est pour ça que je suis venue te voir, j’me demandais pourquoi tu mangeais toujours dans ton coin. Je crois que j’en ai plus ou moins compris les raisons… » Ses yeux pétillèrent de malice. « Je ne trouve pas ça cool de rester tout le temps tout seul. Normalement, tu devrais profiter de ces repas puisque ce sont visiblement les seules interactions que tu as avec le reste de la Colonie. Mais t’es là avec ton clebs et tu viens littéralement de me demander de dégager. Alors, c’est quoi le problème ? » Demanda-t-elle d’un air sérieux qui dura quelques secondes, jusqu’à ce que son regard soit attiré par Spark et qu’elle pousse un soupir attendri. Si quelqu’un avait observé les sortes de constellations parsemant son corps, il aurait remarqué qu’elles avaient bougé pour former deux mots : trop mignon.

Quelque chose dans son discours sembla déplaire à Will car celui-ci se braqua aussitôt et répliqua d’un ton quasiment agressif.

« Spark n’est pas un "clebs" ! Et si je t'ai dégager comme tu le dis c'est probablement qu'il y a une raison! »

La nymphe haussa un sourcil, grignotant le bord de sa pizza. Le problème, c’était le clebs ? Réfléchis Neven, pourquoi le mot clebs le met dans cet état-là ? Oh. C’était vrai. Pas mal de mortels considéraient leurs animaux de compagnie comme de véritables compagnons de vie. Elle nota dans un coin de sa tête d’ajouter ce fait à sa liste "comment se comporter comme une mortelle tout à fait normale et pas du tout divine".

« Et c’est quoi ta raison, hum ? Il y a des sangs mêlés qui t’embêtent ? Non, tu m’as l’air trop costaud pour t’attirer l’attention d’un groupe de relous. Tu t’es pris un râteau et tu n’assumes pas ? » Elle haussa l’autre sourcil, avant de secouer la tête. « Peu probable, vu comment tu m’as accueillie à ta table. Je suppose que la seule personne à qui tu parles autrement que par obligation est ton… est Sparks. » Et elle eut un sourire un coin, l’air de dire je me trompe pas, hein ?

Elle termina sa part de pizza et commença à se lécher les doigts sans montrer la moindre envie de partir. Ce devait sûrement la conversation la plus longue que Will n’ait jamais tenue de son séjour à la Colonie et elle était bien décidée à conserver le record, alors autant faire en sorte que cela dure le plus longtemps possible.

« Ecoute, je suis pas là pour t’emmerder, même si c’est ce que tu dois penser. C’est juste que je trouve ça dommage que tu sois seul. Tu as plein de potentiel en plus, non ? Tu sais, quand tu seras aux Enfers, perdu parmi tous ces autres morts, oubliant petit à petit ce qui a composé ta vie, tu risques de regretter tout ça. Et ça durera l’éternité. »

Spark aboya, réclamant à nouveau à manger, et Will se pencha pour lui donner un morceau d’aile. Neven se demanda quelques instants de qui entre l’âtre des sacrifices et ce chien avait reçu le plus à manger de la part du sang-mêlé.

« Tu ne me lâcheras pas hein ? Bien tu veux savoir pourquoi je fais en sorte de côtoyer très peu les autres demi-dieux, c’est bien simple. »

Elle afficha un sourire triomphant avant de remarquer l’air soudainement déterminé qu’avait pris le demi-dieu – comme s’il allait faire quelque chose de terrible. Après avoir retroussé sa manche, il plaça sa main au-dessus de la table et une immense flamme apparut comme s’il s’agissait d’un véritable braisier. Par réflexe, la nymphe se protégea les yeux d’une main et put apercevoir d’un coup d’œil que tous les regards s’étaient tournés vers cette nouvelle source de chaleur qui disparut presque aussitôt. Will, l’air impassible, lui expliqua :

« La plupart des demi-dieux sont inadaptés à la vie hors de la colonie, le monde n’est pas fait pour nous. Seulement moi je ne suis même pas fait pour la vie à la colonie, la vie en société m’est refusée par ma naissance et pourtant c’est en société que se trouve le seul endroit qui nous protège moi et les autres. Je suis un danger permanent pour moi et la colonie, pour peu que je perde le contrôle il ne me serait pas difficile de la raser définitivement de la carte. Pourtant j’y reste car c’est le seul endroit où je ne risque pas de me faire attaquer à tout instant et de perdre le contrôle la seconde d’après. Voilà pourquoi je mange seul. »

La nymphe prit un air penseur, la tête entre ses mains, cherchant une réponse pleine de sens à lui faire. Pour sortir de pareilles choses à son âge (comparé à elle, c’était un vrai bébé), elle n’osait pas imaginer ce qu’il avait bien pu détruire pour penser avec une telle fatalité.

« J’avoue que ça, dans toute ma vie, je l’ai vu que très peu de fois. Généralement, ceux qui possèdent ton don finissent mal : c’est pour ça que l’on raconte que c’est un don maudit. » Ouais, super pour rassurer quelqu’un ! « Mais tu sais, qu’importe le pouvoir, on parvient à le maîtriser. Et si c’est lieu à ton mental, aussi merdique soit-il, tu apprendras à te contenir. Ce n’est pas toi le problème dans tout ça : c’est le reste. Rien n’est adapté pour les sang-mêlés qui détruisent tout sur leur passage. » Déclara-t-elle en chipant quelques frites dans l’assiette d’un adolescent encore sous le choc.

« Tu penses vraiment que le danger réside en tout ceux qui t’entourent ? Qu’il n’y a qu’eux pour te faire perdre le contrôle ? On voit bien que tu sors jamais de ta grotte : il y a un paquet d’autres pauvres petits qui savent même pas ce qu’ils ont mérité pour être affublés de dons pareils. Vous êtes un peu le freakshow de la Colonie. Ce que je veux dire, c’est que tu n’es pas seul et que tu n’as pas à croire que tu es un danger pour les autres. Du moins, pas de cette façon-là. »