Le truc quand Neven a l’occasion de passer à New York et ses alentours c’est qu’elle essaye toujours de se rendre dans la jardinerie de Tatie M. Une jardinerie banale, en apparence, remplie de statues de tout type de personnes et même de créatures. Mais la nymphe savait que si ces statues semblaient tant réalistes, c’est parce qu’elles étaient vivantes à la base. C’était le regard pétrifiant de la gérante qui les transformait. Gérante qui était aussi, mais surtout, l’amie de Neven.

« Hey ! » Dit-elle en passant l’entrée du jardin qui entourait la fameuse jardinerie. Les visages tantôt terrifiés, tantôt surpris des différentes statues tournaient tous vers l’ouranie un regard familier, comme s’ils reconnaissaient la silhouette svelte qui s’avançait d’un pas pressé sur le petit chemin de pierre. Une fois arrivée devant le bâtiment, elle fronça les sourcils, surprise de ne pas voir Méduse adossée dans l’encadrement de la porte pour la saluer. Jetant un coup d’œil à travers la fenêtre, elle ne vit personne à l’intérieur. Bon. Elle n’avait qu’à contourner le bâtiment : après tout, bien que le jardin donnât une impression d’étroitesse du fait du nombre grandissant de statues entassées, il restait assez étendu et s’y perdre était totalement possible. Ses pieds s’enfonçaient dans l’herbe encore recouverte de quelques perles de rosée, mais Neven n’était pas assez proche de la nature terrestre pour en tirer plein profit. Son truc à elle, c’était le ciel et ses milliards d’étoiles, même si elle n’avait plus le droit de s’y rendre.

Elle finit enfin par trouver Méduse, installée dans ce qui semblait être un petit coin baroque du jardin, en train de regarder une émission de télé… Rectification, en train de regarder l’écran noir de l’appareil. Neven n’y connaissait pas grand-chose à la technologie des mortels, s’étant arrêtée de suivre à peu près à la création de la photographie. Après, c’était le mystère absolu.

« Je t’ai cherchée partout ! » Dit-elle en se laissant tomber dans le divan à côté de la gorgone, découvrant un paquet de donuts fraîchement achetés en chemin qu’elle posa sur la table basse devant elle. « Je passais dans le coin et je me suis dit que cela faisait un bout de temps que l’on ne s’était pas vues, alors me voilà ! Tout baigne ? » Demanda-t-elle, entamant immédiatement un  donut au glaçage vert pomme.

Neven esquissa un grand sourire en voyant la gorgone piquer l’un des donuts qu’elle avait apportés. En passant par la pâtisserie, elle avait longuement hésité et craint que cela ne plaise pas à son amie ; mais visiblement, elle s’était inquiétée pour rien.

« Je suis bien contente que tu sois venu me voir comme à chaque fois Neven. Pour ma part, tout va bien pour l’instant. Je viens de recevoir à l’instant mon nouveau divan que voici, idéal pour regarder la nouvelle émission sur ces femmes qui se vantent de leur horrible cheveu. Et toi, quelle nouvelle m’apportes-tu ? »

Neven lança un petit regard à la télévision éteinte. À vrai dire, elle ne comprenait rien de rien aux technologies mortelles, alors elle aurait bien été incapable de comprendre comment ce machin fonctionnait !

« Peu de nouvelles, à vrai dire. Ma vie est calme… » Dit-elle en s’enfonçant un peu plus dans le divan. « Mais j’ai remarqué une certaine agitation en venant te rendre visite. Je crois que quelques demi-dieux sont d’une humeur un peu trop explosive pour rester à leur place. » Glissa-t-elle en souriant.

Elle connaissait bien la réputation de Méduse et son avis concernant les dieux et leur progéniture. C’était pour cette raison qu’elle avait passé sous silence le fait qu’elle résidait à la Colonie, entourée de demi-dieux, et qu’elle avait même un petit faible pour certains. Elle n’était pas vraiment sûre de la réaction de Méduse si celle-ci l’apprenait, alors elle préférait pour l’instant ne pas en parler. Néanmoins, cela ne l’empêchait pas de causer librement du monde mythologique et de se moquer de l’Olympe de temps à autres. Après tout, elle n’avait jamais eu à prêter allégeance aux dieux de la même façon que devaient le faire les héros. Certes, sa nature de nymphe céleste la liait inévitablement aux divinités, mais cela ne l’empêchait pas de parler à qui elle voulait et de critiquer ce qu’elle voulait. Surtout qu’avec Méduse, ces critiques prenaient souvent tous leur sens.

« Les demi-dieux ont toujours étaient des surexcités. Ils boivent des litres de caféine et donc ils sont au tant nerveux que des gamins ayant fait une overdose de sucre. »

Si seulement ce n’était que du sucre… Songea Neven en repensant à quelques mauvaises rencontres qu’elle avait faites dans son passé. Certes, les demi-dieux pouvaient être des héros mais malheureusement, ils ne choisissaient pas tous de faire le bien. Certains pouvaient même tomber bien bas et causer beaucoup de mal autour d’eux. Le portrait de Léo Fabiani lui revint en mémoire ; il avait été l’un des rares demi-dieux à être capable d’attirer sa haine. Une vraie crapule. Si Méduse avait été harcelée des centaines de siècles par ce genre de sang-mêlé, elle comprenait parfaitement sa haine démesurée pour eux. Il y avait de quoi devenir fou.

« Tiens, si tu veux un peu de thé, sers-toi. Mais si tu désires autre chose, dis-le-moi. » L’invita Méduse en lui désignant le service à thé. Neven ne se fit pas prier et prit entre ses mains l’une des tasses -très jolies, d’ailleurs. Elle nota dans un coin de sa tête de demander à son amie des conseils déco un de ces quatre, histoire de faire ressembler son appartement à autre chose qu’un taudis.

« J’espère que ces demi-sang ne vont pas venir tout embêter. Tu en as surement croiser qui ne devait pas être fini non ? Hahaha. »

Elle esquissa un sourire et posa la tasse sur ses cuisses avant de ramener une mèche derrière l’une de ses oreilles

« C’est vrai, je n’arrête pas d’en croiser, à croire que je les attire ! Mais tu sais, tant qu’ils ne viennent pas m’embêter, je n’en tiens pas rigueur. Le cas contraire… Tu me connais, je déteste perdre mon temps avec des imbéciles. Je n’ai peut-être pas le pouvoir de les envoyer aux Enfers, mais je sais être très persuasive quand il le faut ! »

Voyant Méduse reprendre un donut, elle l’imita aussitôt et en piocha un au glaçage rose bonbon, de la même couleur que ses cheveux.

« Il me semble justement qu’ils sont encore à s’entre-tuer. Malgré la défaite de Cronos, ils veulent encore se battre. J’ai cru comprendre qu’ils existaient deux camps à présent. Tu dois en être au courant non ? Si cela n’était pas une preuve que ces demi-portions ne sont que des sauvages. » Lui dit Méduse en éclatant de rire.

Neven, qui s’apprêtait à croquer dans la pâtisserie, se stoppa dans son mouvement et fronça les sourcils. Deux camps ? Non, elle n’en avait pas entendu parler. À vrai dire, en restant à la Colonie la plupart du temps, cela l’empêchait de se tenir au courant de ce qui se passait en dehors, dans le vrai monde. La Colonie tentait de préserver le mieux possible les demi-dieux et il était fréquent qu’on leur cache des informations pour ne pas les inquiéter. En rendant visite à Méduse, elle pouvait être sûre d’être au courant des dernières nouvelles, même si celles-ci étaient mauvaises.

« Non, je ne suis pas du tout au courant ! » S’exclama-t-elle après avoir enfin croqué dans son donut. « Je sais que les demi-dieux sont très impulsifs, ils doivent sûrement tenir ça de leur parent divin... Mais de là à s’entretuer, c’est exagéré ! Tous les récits de l’Antiquité qui ont contribué à notre Histoire ne sont-ils pas censés leur apprendre à être plus sages que nous ? »

Les récits qui faisaient la base de la mythologie grecque montraient bien le côté sanguinaire et autodestructeur des dieux, et encore, ils ne représentaient qu’un fragment de la réalité. Cette époque, Neven s’en souvenait très bien, trop pour souhaiter que tout redevienne comme avant. Le sang avait assez coulé, les familles avaient été déchirées, les dieux s’étaient assez disputés. Quand Cronos avait annoncé son retour, elle avait bien cru à la fin du monde mais heureusement, tout avait été stoppé à temps. Elle ne voulait pas avoir à revivre ça.

« J’espère qu’ils seront raisonnés à temps. Ils n’étaient pas là à notre époque, ils ne connaissent pas le vrai visage des dieux. Et crois-moi, je n’ai pas envie de le revoir. Assez de mal a été fait à mon goût. »

« Autre sujet moins frustrant et plus amusant, sais-tu que le concours de sculpture à New-York va bientôt débuter dans pas longtemps ? » La questionna ensuite Méduse, changeant subitement de sujet.

Connaissant la passion de Méduse pour les statues, Neven n’eut même pas à se poser la question quant à sa participation. Si elle abordait le sujet, c’était bien qu’elle était suffisamment intéressée par le sujet.

« Mais c’est super ! » S’exclama-t-elle en finissant son second donut. Décidemment, ces pâtisseries faisaient partie de ses péchés mignons. « Il risque d’y avoir énormément de participants, c’est un bon challenge ! »

Elle posa ses coudes sur ses genoux et coinça sa tête dans ses deux mains. Elle avait souvent rêvé d’avoir un talent particulier, d’être une artiste, mais elle avait toujours été piètre dans n’importe quel domaine, qu’importe ce que pouvaient dire les personnes autour d’elle. Tu ne peux faire que ce à quoi tu as été destinée. Voilà ce qu’elle comprenait quand elle tentait de faire quelque chose de créatif.

« Tu comptes y participer ? Je suis sûre que tu as des chances de gagner. Si tu veux, je viendrais t’encourager ! Je peux être une super supporter. Tous les regards seront tournés vers toi, crois-moi. » Lui dit-elle en lui adressant un clin d’œil complice. Si elle n’avait aucune aptitude dans le domaine artistique, elle plaçait une confiance aveugle en Méduse et ses capacités.

« Quelle est la récompense pour la personne qui remportera le concours ? Si c’est de l’argent, tu pourras investir dans quelque chose de dément ! » Elle posa un index sur son menton, affichant une expression extrêmement concentrée. « Entamer une carrière internationale ! Imagine, des jardineries de Tatie M partout dans le monde, de Londres à Pékin… » Elle sourit d’un air rêveur, puis agita une main devant son visage, comme pour chasser des volutes de fumée.

« Je m’emporte vite, c’est ça ? Désolée, c’est plus fort que moi, je peux pas m’en empêcher. »

Méduse se leva pour caresser les quelques statues qui se trouvaient autour du salon relax. Avec son air majestueux qu’elle avait si souvent, Neven trouva la situation presque irréelle, comme si elles étaient dans un film hollywoodien.

« Je te remercie de ton soutien Neven, il me sera des plus précieux. Pour te répondre, je ne sais pas vraiment combien il y en aura de participants, mais je m’en fiche. Pour la récompense, avoir ma jardinerie partout dans le monde serait une déception pour moi. J’aime avoir mes créations, mes amis près de moi et les laisser à l’autre côté du globe. Non la récompense n’est que de voir son nom inscrit sur un panneau des gagnants et obtenir un chèque de vingt mille dollars ainsi qu’une reconstitution d’une statuette très moche. Par contre, je dois proposer quelque chose d’exceptionnel. Il me faut un sujet unique, qui une fois en pierre provoque l’émerveillement. Dis-moi jeune Neven, en venant ici, n’aurais-tu pas vu quelque chose, un humain particulier ou un monstre pouvant servir de modèle ? » Lui expliqua la gorgone, passant de statue en statue.

C’est sûr que comme récompense, on avait vu mieux. Neven n’avait jamais réussi à saisir la notion de l’argent et avait abandonné l’idée de comprendre, elle se faisait toujours aider quand il fallait acheter des choses aux mortels. Mais ce n’était pas ça le plus important, c’était ce que lui demandait Méduse. À vrai dire, elle voyait énormément de belles choses là où elle allait. Elle faisait partie de ceux qui savait voir la beauté dans n’importe qui, et la reconnaître à sa juste valeur. Mais elle connaissait aussi son amie Méduse et sa terrible réputation. Pour capturer cette beauté, ne fallait-il pas la pétrifier ?

« Il est vrai que je croise énormément de personnes étonnantes. Mais de là à ce qu’ils puissent te servir de modèle, je ne sais pas s’ils sont à la hauteur pour provoquer l’émerveillement. »
Elle croisa les jambes et s’enfonça un petit peu plus dans le canapé.

« Si je pouvais encore accéder au ciel, je t’aurais bien parlé des Constellations. Après tout, c’est l’une des plus belles choses que j’ai été amenée à voir, même si ça a fini par me sembler banal. Mais… Je n’ai plus le droit d’y retourner. Alors, je ne sais pas trop. Je pense que beaucoup de gens vont s’attendre à ne voir que des sculptures anthropomorphes, puisque c’est ce qui se fait de mieux. Mais toi, tu as beaucoup plus de talent qu’eux, tu peux les surprendre en leur proposant une autre forme de beauté, une forme plus mythologique. Plus proche de toi et moi. » Déclara-t-elle en souriant.

Visiblement, ses paroles semblèrent aider la gorgone car quelque chose dans son attitude sembla changer, du moins Neven le ressentit comme tel.

« Tu m’as donnée une super idée petite étoile. J’aurais besoin de ton aide justement. »

Un grand sourire étira les lèvres de la nymphe et celle-ci plissa les yeux tout en se redressant.

« Bien sûr, tu peux compter sur moi ! » S’exclama-t-elle en faisant le signe de la victoire, mais déjà Méduse s’éloignait pour aller enfiler une veste en cuir. Neven se redressa et la rejoint en quelques bonds, ses yeux sombres brillant de milles éclats comme les étoiles dans le ciel nocturne.

« Viens donc avec moi. Pour la première fois, je vais aider un demi-dieu… De mon consentement. »

Elle haussa les sourcils, ses yeux s’agrandissant sous la surprise. Aider un demi-dieu ? Alors qu’il y a quelques minutes, elle se répandait en critiques sur ces sangs mêlés. Cela devait sûrement avoir un rapport avec son idée, songea-t-elle en s’adossant contre l’un des murs de l’entrée.

« Je veux voir ça de mes propres yeux. » Dit-elle d’un air malicieux. « Je te suivrais partout, Méduse, même si on doit se mettre en danger -et vu comment les demi-dieux ont un don pour s’attirer des ennuis… ça fait des années que je n’ai plus vécu d’aventures, il est temps de changer la donne ! »

Elle leva les pouces en l’air, comme elle avait vu des mortels le faire, et continua de sourire. Si elle pouvait aider Méduse à gagner ce concours, elle ferait tout ce qui est en son pouvoir ! Et, au fil des années, elle avait compris qu’un peu d’aventures ne faisait de mal à personne… Au contraire, ça lui ferait une histoire de plus à raconter, et de bons souvenirs à partager avec son amie. Même si les récits ne raconteraient probablement pas leurs histoires, celle-ci sera gravée dans leur mémoire et restera intemporelle, immortalisée par cette future sculpture. Qui sait, peut-être même que dans quelques siècles, une légende parlera de la célèbre Méduse aidant pour la première fois un sang-mêlé, aidée par une ouranie aux cheveux roses. Cette idée la fit sourire et elle se balança d’avant en arrière. Il fallait que ce soit inoubliable.