Six semaines. Cela allait faire six semaines que Hero n’avait pas remis les pieds à la Colonie et qu’il devait traîner d’entrepôt en entrepôt pour se trouver un coin où dormir. Malheureusement, les récents évènements auxquels il avait été mêlé à New-York l’empêchaient de rester plus longtemps dans la ville. Malgré l’aide que Cyril, un flic qu’il aimait bien, il ne pouvait pas se cacher éternellement dans le grenier du commissariat en attendant que ce foutu gang lui fiche la paix. Il devait trouver un endroit où personne ne pourrait le trouver, et cet endroit portait le nom de la Colonie des Sangs Mêlés. Il avait appelé un taxi qui l’avait déposé non loin de ladite Colonie, mais il restait encore toute la forêt à traverser s’il voulait retrouver le confort de son bungalow. Il tendit son dernier billet au taxi qui repartit sans tarder avant de se tourner vers la forêt. Celle-ci semblait avoir doublé de volume durant son absence, ce qui ne lui inspira pas confiance… Mais il n’avait pas le temps de se poser pour pouvoir mieux observer. Là, sur la route, à l’affut de n’importe quel monstre, il ne se sentait guère en sécurité. Il prit une grande inspiration, serra les bretelles de son sac à dos et s’enfonça dans la forêt.

Les minutes devinrent rapidement des heures. Cette partie de la forêt était beaucoup plus dense que toutes celles qu’il avait explorées jusque-là, durant les différentes parties de Capture L’Etendard. Totalement épuisé, il finit par s’assoir sur un rocher et prendre sa tête dans ses mains. Etait-ce un signe des dieux, voulant l’empêcher de revenir à la Colonie ? Il leva les yeux et fixa le ciel d’un air énervé. Décidemment, rien ne pouvait être pire… Grossière erreur. Au moment même où il formula cette pensée, une goutte d’eau tomba sur son front, suivie d’une autre et encore d’une autre. Bientôt, ce fut le déluge. Il enfila sa capuche, bien que son geste soit totalement inutile vu l’intensité de la pluie, et courut chercher un refuge, n’importe quoi qui pourrait le sauver de ce raz-de-marée. Après avoir parcouru une dizaine de mètres, il aperçut une grotte qui lui apparut comme le Paradis. Sans même entendre la mélodie quelque peu torturée qui s’en échappait, il courut se mettre à l’abri… Pour tomber nez à nez avec une violoniste en plein morceau. S’arrêtant brusquement, il cligna des yeux avant de reculer se plaquer contre l’un des murs et porter la main à son sac à dos, sentant le contact froid du métal de son pistolet. N’était-on jamais trop prudent…

Qu’est-ce que tu fous ici avec un temps pareil ?!

Il avait crié. Il baissa aussitôt les yeux et tenta de calmer sa respiration saccadée. N'importe qui pouvait deviner qu'il était plus que tendu, prêt à exploser à n'importe quel moment.

La jeune femme lui lança un regard empli de méfiance et rétorqua.

J'y étais avant que ça ne dégénère... Toi, par contre, tu risques d'attraper froid si on n'agit pas rapidement.

Il fronça les sourcils, ne comprenant pas où elle voulait en venir, jusqu’à ce qu’elle fasse apparaître une boule de flammes comme si c’était la chose la plus anodine qu’on puisse faire. Méfiant, il fixa la boule de feu avant de concentrer son attention sur la jeune femme.

Viens te réchauffer, de toute façon on ne peut pas faire grand-chose en attendant que ça se passe... T'es nouveau à la Colonie ? C'est la première fois que je te vois, en tout cas... Je m'appelle Leslie, et avant que tu ne reposes la question, je... m'éloigne de la Colonie.

L’idée de se rapprocher d’un feu flottant ne le rassurait pas plus que ça mais les frissons qui remontaient le long de son dos le firent avancer d’un pas vers la source de chaleur. Et puis, ses dernières paroles l’interloquaient. Lui aussi, il cherchait à tout prix à s’éloigner de la Colonie, comme pouvaient en témoigner ses nombreux séjours à New York. Ses raisons étaient plus qu’obscures… Et il avait du mal à imaginer ce qui pouvait causer l’éloignement d’une violoniste créatrice de boule de feu.

Et toi ? Comment tu t'appelles ? Comment t'as fait pour te perdre dans la forêt avant d'arriver à la Colonie ? Normalement, il y a un chemin entre la lisière de la forêt et l'entrée du camp.

Il décida enfin de lâcher son sac à dos et passa sa main sur sa nuque, l’air penaud.

Moi, c’est Hero. Et non, je ne suis pas nouveau… C’est juste que je passe le moins de temps possible à la Colonie.

Il contempla le bout de ses chaussures et soupira.

Je sais pas comment j’ai fait pour me perdre. J’emprunte toujours le même chemin, j’le connais par cœur mais va savoir pourquoi, il a fallu que je me paume et que je me retrouve ici, avec un orage à la clé.

Il y eut un silence, troublé par le bruit de la pluie sur les feuilles des arbres au-dehors. Au lieu de diminuer, l’orage semblait augmenter en intensité. À ce rythme-là, il devrait rentrer au bungalow d’Eris en barque. Sortant de ses pensées, il fixa Leslie et croisa les bras, se remémorant ses paroles.

Pourquoi tu cherches t’éloigner de la Colonie ?

Leslie leva la tête quand il lui posa sa question. À la voir comme ça, les genoux ramenés contre sa poitrine, les yeux rouges à force d’avoir pleuré, il lui trouvait des airs d’animal blessé.

Parce que les magiciens ont la vie dure, là-bas. Nous sommes deux à être des enfants d'Hécate, mais sur les deux, il n'y en a qu'une qui a réussi à s'intégrer, et c'est certainement pas moi.

Il hocha la tête. Il était vrai qu’à la Colonie, les préjugés sur les parents divins existaient même si tout le monde faisait comme si de rien n’était. Il suffisait de voir ces adolescents qui baissaient la tête à chaque fois qu’il passait à côté d’eux, ou encore les murmures moqueurs qu’il entendait très bien lorsqu’il mangeait seul à la table des Eris. C’était douloureux, à la longue.

De toute façon, quand j'aurais trouvé un endroit où aller, je partirai définitivement de cet endroit. Je ne suis pas faite pour la Colonie, il m'a fallu une dizaine d'années pour m'en rendre compte...

Il haussa un sourcil, interloqué. En entendant Leslie, il resongea soudainement à la conversation qu’il avait eu avec son demi-frère, Matthew, qui lui avait parlé d’un groupe s’alliant contre les dieux et, par conséquent, la Colonie… C’était là où il avait prévu de se rendre, après récupérer ses affaires dans son bungalow. Et si cet orage n’avait pas freiné son élan, il serait déjà probablement en route.

Tu sais où tu vas aller ? En dehors de la Colonie, tu risques d’être constamment en danger

Oui, il lui faisait la leçon, lui qui passait le plus clair de son temps dans les coins les plus mal fréquentés de New York. C’était l’hôpital qui se foutait de la charité.

Est-ce que tu aurais… D’autres raisons pour vouloir quitter la Colonie ? J’aimerai pouvoir t’aider.

Il grimaça un sourire et s’adossa contre la paroi de la grotte, glacée. Une goutte d’eau dégoulina le long de son visage pour au final s’écraser au sol. Lentement, il tendit une main vers la boule de feu et sentit immédiatement une chaleur agréable l’envahir. Il en oubliait presque à quel point il pouvait être remonté contre la Colonie et pourquoi il s’apprêtait à quitter le seul lieu où il pouvait être en sécurité. Il n’était même pas sûr de l’endroit où il allait, si celui-ci existait réellement. Il avait confiance en Matthew, mais il ne pouvait s’empêcher de se questionner sur son choix.

La fille d’Hécate lui répondit aussitôt.

Je ne sais pas... Peut-être dans une des maisons secondaires de la famille Stark, la plus éloignée du monde mythologique, sans mettre mon père en danger, répondit Leslie en haussant les épaules. A moins qu'il existe un endroit où je serais sûre de ne pas être jugée tout en étant avec des gens comme moi, mais je doute que ça soit possible...

 À l’évocation de maisons secondaires, Hero ressentit un pincement au cœur. Qu’est-ce qu’il aurait donné, lui, pour avoir ne serait-ce qu’un endroit à considérer comme une maison ? Cher, très cher. Presque autant que pour savoir qui avait fait de sa vie un enfer – mais ça, c’était une autre histoire.

Est-ce que tu aurais… D’autres raisons pour vouloir quitter la Colonie ? J’aimerai pouvoir t’aider.

Ce fut à son tour d’esquisser un sourire et de lui répondre.

L'autre raison, c'est le vœu de voir ma mère retrouver la place qui est la sienne et enfin la côtoyer comme on aurait dû le faire depuis toujours. Et pour ça, s'il faut détrôner les Olympiens, je le ferai. Bien que je ne sache pas si c'est possible, et si ça l'est, comment y parvenir.

Les derniers mots résonnèrent dans sa tête. Tandis que Leslie attrapait son violon pour jouer une mélodie aux notes un peu tristes, il avait passé sa main dans ses cheveux mouillés, essayant de comprendre s’il pouvait prendre ça comme un signe ou pas. Qu’est-ce que tu fous Hero, t’es pas là pour recruter les gens ! Oui, mais voilà, l’idée de s’embarquer seul dans une histoire pareille commençait à lui faire un peu trop peur. Et Leslie, à sa manière, lui permettait de rationaliser.

Moi, même si je le pouvais, je ne ferais jamais rien pour ma mère. Elle ne mérite même pas ce nom. Je ne l’ai jamais rencontrée, même dans les moments les plus cruciaux de ma vie. Elle aurait dû être là, je ne sais pas, ne serait-ce que pour me réconforter dans mes moments de doute, quand j’ai découvert le monde mythologique. Nada. Ca a toujours été un silence radio. Je crois qu’elle ne mérite pas sa place de déesse, ni aucun titre d’ailleurs. Aucun dieu ne le mérite vraiment. Ils ont juste eu un petit coup de pouce du destin, et ça s’est transformé en véritable hiérarchie. Moi, je ne veux plus vivre comme ça.

Pendant qu’il parlait, Leslie avait déposé son violon à côté d’elle et lui répondit d’une voix douce.

Les Olympiens sont comme tu le décris. A part un ou deux, et encore, ça dépend desquels, ils ne sont pas légion à enfreindre la règle pour voir si tout va bien pour leurs enfants. Ma mère est une déesse mineure, et elle souffre de cette règle tout autant que moi… Après, je ne connais pas ta mère, mais je pense qu’elle n’a pas encore trouvé le moyen de te dire qu’elle pensait à toi, d’une manière ou d’une autre.

Hero tiqua. Non, sa mère ne pensait pas à lui, de la même façon qu’elle ne pensait pas à tout le malheur qu’elle répandait. Elle était bien trop occupée à semer la Discorde, la seule chose qu’elle savait à peu près bien faire, quitte à sacrifier le reste de ce qu’elle avait. Ses deux fils, elle s’en fichait. Les hommes qu’elle avait appréciés, à un moment ou un autre, elle s’en fichait. Elle se fichait bien du mal qu’elle pouvait faire.

Bon, ce n’est pas prêt de s’arrêter, j’ai bien peur qu’on ne soit obligés de camper là jusqu’à ce que ça veuille bien se calmer. Si tu veux, une fois que ce sera fini, on repartira ensemble, loin de cet endroit…

Il pencha la tête et écouta le bruit de l’orage qui se tenait dehors. Leslie avait raison, ils en auraient encore pour longtemps…

Une fois que ce sera fini, je sais où j’irais. Je vais rejoindre des gens aux mêmes ambitions que moi. Si tu veux m’accompagner…

Il laissa sa phrase en suspense et reporta son attention sur les flammes s’agitant. Ses vêtements continuaient de sécher, lentement mais sûrement. La perspective de passer une nuit dans une grotte, avec à peine de quoi se nourrir, ne le réjouissait pas énormément, mais il avait dormi dans des endroits tellement plus lugubres qu’il ne se souciait même plus du confort.

Avec ta magie… Tu peux faire apparaître autre chose ? Je veux dire, à part des boules de feu…

Les paroles de Hero semblaient avoir attiré l’attention de Leslie qui releva la tête, l’air curieuse, avant de se concentrer.

Je peux essayer... Tant que ça reste de petite taille, je pense que ça devrait aller, j'ai encore du mal à maîtriser ma magie.

Et elle fit apparaître un véritable petit festin : des chips, du saucisson, des cacahuètes… Tout ce dont pouvait rêver Hero. Il tendit une main, s’apprêtant à attraper une poignée de cacahuètes quand Leslie sembla s’affaisser sur elle-même, il leva alors la main et la regarda d’un air inquiet.

Tout va bien ?

Ouf, je ne devrais pas m'amuser à faire ça tous les jours... C'est minime, mais tu vois ce que ça peut faire. J'espère que ça te rassasiera.

Elle poussa vers lui l’apéro improvisé avant de fermer les yeux comme pour retrouver son énergie. Le fils d’Eris se mordit la lèvre, se demandant bien ce qu’il pouvait faire pour qu’elle se sente mieux, mais il ne trouva aucune solution. Alors qu’il commençait à décortiquer des cacahuètes, il l’entendit souffler.

Dis... C'est qui ces gens qui pensent comme toi et moi ? Je veux dire, pourquoi je n'en ai jamais entendu parler jusqu'à maintenant ?

Il s’était posé la même question quand Adriane, puis Matthew lui en avait parlé. Il n’avait pas eu de réponse très claire, à vrai dire, mais c’était sûrement parce qu’ils étaient précautionneux.

Je crois qu’ils se cachent et qu’ils n’abordent que des gens à qui ils sont sûrs de faire confiance. Je veux dire, c’est mon demi-frère qui m’a vraiment tout expliqué… C’est une organisation secrète. Je suppose que ça leur permettra d’avoir un effet de surprise, le jour où ils attaqueront les dieux.

Il avala quelques cacahuètes et sentit que sa faim commençait déjà à s’atténuer. Dehors, il pouvait toujours entendre l’orage se déchaîner. Mais ils avaient ce feu et toute cette nourriture, ainsi qu’un très bon sujet de conversation. Il savait que le temps qu’il passerait dans cette grotte serait très précieux.

Leslie écouta son explication d’un air intéressé puis souffla.

Ils ont du mérite d'avoir tenu jusque là... D'ordinaire, ils se seraient reçu un éclair olympien depuis longtemps. A croire que l'Olympe soit naïf au point de sous-estimer sa propre descendance, ce qui serait la preuve que nous devons passer à autre chose.

Elle se servit d’une poignée de chips, imité aussitôt par Hero qui attrapa le saucisson et, sortant un canif pas très propre de sa poche, il entreprit d’en découper quelques rondelles après avoir nettoyé la lame comme il pouvait.

En tout cas, s'ils veulent bien de moi et de ma magie aléatoire, je les aiderai. Et je demanderai à Hécate si elle veut bien nous aider également, une déesse minorée par les Olympiens peut être une alliée de poids... Mais tous les dieux doivent être détruits, ou seulement ceux qui refusent le changement ?

Il haussa un sourcil, pensant lui-même à sa demi-sœur divine, Léthé. En entreprenant cette guerre contre l’Olympe, cela signifiait-il qu’il la mènerait elle-aussi à la mort, comme tous les autres dieux ? Il n’avait pas voulu se poser la question car il savait qu’elle ferait naître en lui des questionnements, mais entendre Leslie évoquer sa mère était inévitable.

Je ne peux pas te répondre. Moi aussi, je me pose la question, car je m’entends très bien avec ma sœur, Léthé, on déteste tous les deux notre mère. J’essaie de me dire qu’ils ne visent qu’à détruire les dieux orgueilleux, ceux qui nous ont poussé à devenir aussi extrêmes et je suis sûr que d’un côté, s’ils recevaient l’aide d’une ou plusieurs divinités mineures elles-mêmes opposées à l’Olympe, ils ne la refuseraient pas… Mais une fois la guerre menée, les Olympiens renversés, est-ce que tout cela s’arrêterait ? Ou est-ce que leur haine des grands Dieux se transformera en haine de tous les Dieux, même ceux qui sont du même avis qu’eux ? J’en sais rien.

Il soupira, l'air soudainement déprimé, et commença à manger le saucisson fraîchement découpé.