Quand il enfila son costume et qu’il attrapa le petit calepin auquel était attaché un minuscule crayon, Hero se dit qu’il ressemblait beaucoup plus à un imbécile qu’à un serveur de café chic. Il lissa sa chemise et remit en place l’affreux nœud papillon qu’il était obligé de porter. La mode à la française, lui avait dit le patron du café. En attendant, leur café était beaucoup plus amer que le café qu’il buvait le matin, et il était quasiment sûr que ce n’était pas à la française.

«T’es prêt ? Dépêche-toi, les terrasses commencent à se remplir ! »

Hero se dépêcha de sortir et fut presque aussitôt poussé vers une table où deux hommes en costume venaient de s’assoir. Sûrement des hommes d’affaires. Il se pencha et nota leur commande (comment pouvait-on boire un café pareil ?) avant de se diriger vers une autre table où un couple de tourtereaux (beurk) venait de s’installer. N’empêche, ces deux types lui avaient fait une drôle d’impression, comme du déjà-vu. Mais c’était impossible, New York était bien trop grand pour qu’il puisse recroiser des gens, c’était sûrement son cerveau qui se fatiguait. Après cinq commandes notées, il alla donner le petit papier au comptoir et en profita pour attraper une tasse de capuccino qu’il vida d’un coup. En regardant à nouveau la terrasse de l’enseigne, il remarqua une silhouette familière – sauf que cette fois, il savait qui c’était et où il l’avait déjà croisée. Après tout, une déesse, n’est-ce pas remarquable ?

Alors oui, les dieux ont la capacité de prendre n’importe quelle apparence, il le savait tout ça. Mais quand on a pour sœur une déesse (et accessoirement un fleuve des Enfers) , on sait la reconnaître. Surtout quand il s’agit de la seule déesse que l’on parvient à supporter. Hero abandonna alors la conversation ennuyante qu’avait entreprise le barman avec lui et se dirigea vers sa sœur, oubliant momentanément que son job consistait à prendre des commandes et non pas à discuter avec les clients. Tant pis. Il finirait par se faire renvoyer de toute manière.

« Léthé ! »

Il s’arrêta devant elle et lui adressa le meilleur sourire qu’il pût – une sorte de grimace, en fait. Cela faisait combien de temps qu’ils ne s’étaient pas vus ? Longtemps, sûrement. Leur relation avait toujours été comme ça après tout : ils se voyaient, discutaient, et s’ensuivait une sorte de pause durant laquelle rien ne se passait, et ça recommençait à l’infini. Heureusement, Hero savait qu’il pouvait compter sur elle en cas de gros problèmes, et leur haine commune de leur mère les rapprochait aussi énormément.

La première chose que fit Léthé en le voyant fût d’éclater de rire. Hero fronça automatiquement les sourcils et regarda sa tenue : alors oui, il avait l’air d’un pingouin avec cet affreux nœud papillon, mais était-ce une raison pour se moquer de lui ? Malgré cela, il ne put s’empêcher de sourire à son tour et passa une main dans ses cheveux colorés.

« Ne goûte pas leur café, alors. Je n’ai jamais bu quelque chose d’aussi ignoble. J’vais plutôt te prendre… Disons, une pâtisserie à la française, ça te va ? »

Ce petit dialogue qui pouvait paraître banal lui fit beaucoup plus de bien que tout ceux qu’il avait dû entretenir ses derniers jours. Au final, les gens avaient raison, la famille était quelque chose d’important, et pour Hero sa famille se résumait à Léthé depuis le décès de son père. Le reste de la branche divine pouvait bien aller brûler en enfers qu’il s’en fichait, tant qu’il pouvait continuer à parler sa sœur en imitant l’accent français.
Sentant le regard inquisiteur du patron dans son dos, il griffonna rapidement la commande sur son calepin.

« Je vais apporter ça au cuistot, je reviens dans deux secondes. T’as qu’à t’installer et… Faire semblant d’être une mortelle appréciant les cafés à hipsters. »

Et il s’empressa d’aller griffonner deux-trois autres commandes pour faire semblant de travailler. Puis, apportant la note au comptoir, il patienta à nouveau le temps que la fameuse pâtisserie à la française arrive. À vue d’œil, Hero trouva que c’était juste des sortes de cookies, mais sans pépites et de drôles de couleurs. Face à son air déconcerté, le barman se sentit obligé de lui expliquer qu’il s’agissait de macarons.
Presque contre sa volonté, Hero jeta un coup d’œil aux deux hommes en costume dont il était allé prendre la commande plus tôt. Ceux-ci étaient en train de fixer Léthé, comme si celle-ci portait une robe de viande à la Lady Gaga. Agacé, il poussa discrètement un serveur vers leur table en lui demandant de les faire dégager puis alla retrouver sa sœur comme si de rien n’était, posant l’assiette sur la table.

« Un mec m’a dit que c’était des macarons. Mais à mon avis, ils se font largement défoncés par un bon carotte cake bien préparé. »

Tandis que Hero revenait vers elle, Léthé lui adressa un grand sourire.

« Bas, on verra bien. Il me semble en avoir déjà goûté, il y a longtemps. C’était bon, mais effectivement, rien de bien consistant ou de super intéressant. Je pense qu’un cheese cake ou qu’un carotte cake bien préparés peuvent battre cela. Tu en veux un? »

Il eut un petit sourire. Il y a longtemps, c’était une fourchette assez longue… Après tout, Léthé était une déesse, un détail qu’il avait tendance à oublier quand il était avec elle. Mais il se fichait bien de savoir que c’était de l’ichor qui coulait dans ses veines, car leur lien familial était à ses yeux bien plus important que sa haine des autres dieux.

« Non merci, j’ai le droit à en prendre des sacs entiers après mon service. C’est le seul repas que je prends depuis des semaines. »

Il grimaça en songeant au sac rempli de gâteaux et plats soi-disant raffinés qui l’attendrait à la fin de la journée. Il ne comprendrait jamais ceux qui préféraient la gastronomie française à un bon fastfood bien gras et consistant.

« Je te rapporterai un carotte cake après, si tu veux. Histoire que tu te remplisses un peu l’estomac. »

Puis, remarquant que l’attention de sa demi-sœur avait été attirée par le duo d’hommes d’affaires qu’il avait servi un peu plus tôt, il fronça à son tour les sourcils en les observant d’un air suspicieux. Au ton de leur voix, il comprenait que ceux-ci n’appréciaient visiblement pas de se faire virer du café… Mais Hero n’appréciait pas ce genre de comportement, leur façon de fixer Léthé comme si elle était différente et qu’ils pouvaient le voir.

« Tu sais qui ils sont? Ils ont l’air un peu étranges, non? »

Visiblement, elle aussi semblait se poser quelques questions à leur sujet.

« Non, mais je les ai trouvés très louches quand je les ai servis tout à l’heure. Crois-en mon expérience, ce ne sont pas des hommes d’affaires mais autre chose, voilà pourquoi ils devraient dégager bientôt… »

Il indiqua d’un signe du menton le serveur qui leur montrait la sortie d’un air impassible, comme s’il dégageait les individus louches tous les jours. L’un des hommes en costume se leva et commença à gesticuler d’un air énervé.

« Je vais te chercher ton carotte cake et jeter un coup d’œil à ce qui se passe, ça va me prendre deux minutes. »

Et il prit un air très sérieux avant de retourner au bar pour demander un carotte cake et, deux secondes plus tard, il repassait entre les tables, un air faussement distrait, s’approchant de la table où le conflit semblait s’envenimer. S’arrêtant pour ramasser une serviette par terre, il eut le temps d’entendre l’homme encore assis murmurer à son camarade.

« Chut… On n’est pas censés se faire remarquer, ces mortels risquent d’avoir des doutes quant à notre couverture… Sois plus naturel, plus humain… »

Et c’était suffisant pour que Hero reparte rejoindre sa sœur et commence à retirer son costume.

« Je crois que tu vas devoir l’emporter. Ces mecs ne sont pas de simples mortels. »

« Si je l’emporte, ils me suivront sans doute. Et simples mortels ou non, à moins de me retrouver face à des dieux, je n’ai qu’à claquer des doigts pour les renvoyer à l’état de bébés. Tu me connais. Tu sais ce que je peux faire, non? »

Hero grimaça. Des fois, il oubliait la nature divine de sa demi-sœur – il oubliait qu’elle était capable de réduire n’importe qui en morceaux par la simple force de sa pensée. Mais elle avait toujours fait preuve d’une grande prudence avec lui, comprenant sûrement son aversion pour les autres divinités, après tout, elle était du même avis que lui. La haine commune de leur mère en était le parfait exemple.

« J’en ai une vague idée, oui. En tout cas, je crois que le patron va arriver, il déteste quand il y a trop de bruit dans son café. Un vrai parano, j’te jure… »

Elle sortit quelques billets qu’elle posa la table – suffisamment de quoi faire plaisir à n’importe quel serveur qui empocherait cet argent. Après tout, ce métier étant souvent ingrat, c’était les pourboires qui faisaient toute la différence.

« Tu sortais profiter de ta pause avec moi, ou bien on se revoit ce soir? »

Le fils d’Eris hocha la tête et arracha son nœud papillon qu’il disposa à côté du pourboire laissé par sa sœur.

« Je te suis. Qui sait, ça justifiera peut-être mon renvoi imminent, mais est-ce que c’est vraiment important ? »

Il haussa les épaules et sortit du café sans un regard en arrière. À vrai dire, à ce qu’il entendait, son patron avait rejoint les deux hommes louches et s’entretenait à présent avec eux, leur demandant sûrement de payer le prix pour avoir fait autant de boucan. Connaissant le bonhomme, il devinait sans mal que cela les retiendrait pas mal de temps, ce qui le fit sourire et s’adresser à Léthé.

« Je crois que l’on peut arrêter de se poser des questions sur ces types. Mon futur ex-patron va probablement les sermonner pendant une bonne heure. »

Léthé marchait rapidement, bien décidée à s’éloigner le plus vite possible de ce café. Hero ne pouvait que la suivre, même quand elle bifurqua dans une ruelle bien moins active que la grande avenue dans laquelle ils se trouvaient quelques secondes plutôt. Ralentissant le pas, il lança un regard interrogateur à sa sœur, qu’elle comprit sans même qu’il ait à formuler sa question puisqu’elle lui répondit immédiatement.

« Ouais. Mais mieux vaut prendre des précautions et passer par ici. Si tu veux, je te raccompagne chez toi illico presto et je retourne chez moi tout aussi rapidement. Sinon, on peut toujours les attendre… et les prendre par surprise pour savoir ce qu’ils voulaient. »

Il pencha la tête. C’est vrai qu’avec le comportement plus que suspect de ces hommes, ils devaient s’attendre à être suivis, voire à avoir affaire à des représailles. Et puis, il n’avait quasiment pas passé de temps avec sa sœur, alors quoi de mieux qu’un bon dégommage de présumés monstres entre frère et sœur pour fêter leurs retrouvailles ? Il porta sa main à sa poche, sentant le métal froid de son briquet, aka son flingue adoré, à travers le tissu. Cette arme ne le quittait jamais, il était bien trop menacé de toutes parts pour pouvoir continuer à penser qu’il pouvait se promener sans danger.

« Je propose d’attendre un peu et de leur défoncer la gueule quand ils arriveront. »

À nouveau il croisa le regard de sœur et ne put s’empêcher d’esquisser un sourie en coin. Il était sûrement beaucoup plus agressif qu’elle, parce que la vie l’avait rendu ainsi. Léthé elle avait eu la chance d’avoir le choix, de choisir entre différentes options. Lui avait été jeté encore enfant dans un monde empli de violence sans rien avoir demandé. Néanmoins, quand ils discutaient de leur chère mère Eris, il pouvait voir la haine dans son regard, comme s’il se voyait lui-même dans un miroir.

« Après les avoir questionnés sur leurs intentions, bien entendu. »

Des pas se firent entendre au tournant de la ruelle et quelques secondes plus tard, les deux individus du café surgirent comme s’ils avaient couru, essoufflés comme des bêtes. Hero jeta un coup d’œil à Léthé pour voir ce qu’elle comptait faire, et il la vit changer de vêtements en un claquement de doigts, revêtant une armure et brandissant une longue lance. Ah, l’avantage de la divinité… Il se contenta de sortir son briquet, activant la molette avec son pouce pour que l’objet se transforme en un pistolet chargé de balles en bronze céleste.

« J’ignore ce que vous nous voulez. Mais vous ne l’aurez pas si facilement. La fuite est toujours une option, si vous le désirez. Sinon, vous mourrez. Ceci sera votre unique avertissement. »

Les deux hommes ne bougèrent pas. En dehors de leur grande taille, ils ressemblaient à deux hommes d’affaire tout ce qu’il y a de plus normal. Soudainement, l’un d’entre eux fit un pas en avant et enleva sa paire de lunettes, dévoilant un unique œil globuleux au milieu de son front.

« On avait senti l’odeur d’un demi-dieu dans le coin, on pensait s’en servir comme d’un petit déjeuner… Mais faut croire qu’on a chopé le jackpot ! Une déesse, hein ? Tu pues encore plus qu’un sang-mêlé ! »

Il s’esclaffa d’un rire gras, suivi de son compagnon. Hero serra les poings et adressa un regard entendu à sa sœur. À eux deux, battre ces cyclopes serait un jeu d’enfants. Il chargea son pistolet et le pointa sur celui qui avait pris la parole.

« Vous n’avez pas retenu la leçon lors de la bataille de Manhattan ? Vous n’avez aucune chance contre nous. Faut croire que vous n’avez pas réfléchi très longtemps avant de nous suivre, c’est tant pis pour vous. Vous allez être renvoyés au Tartare. »

Et il tira sur le monstre, visant son flanc droit. Il ne fallait pas le tuer, seulement le blesser pour pouvoir entendre ses explications car celles qu'il venait de donner étaient totalement insuffisantes.

Je m’étais changée rapidement, oubliant sur le coup que j’étais avec Hero… et qu’il n’aimait pas réellement les divinités. Enfin bon. Je n’abusais normalement pas de mes pouvoirs et, si c’était pour nous aider, voir nous sauver, ça valait quand même la peine. Sur le coup, j’eu un peu peur qu’il ne soit pas armé. Aussi, lorsqu’il activa son briquet, qui se changea en pistolet, je fus rassurée. Je poussais un léger soupir inaudible.

On avait senti l’odeur d’un demi-dieu dans le coin, on pensait s’en servir comme d’un petit déjeuner… Mais faut croire qu’on a chopé le jackpot ! Une déesse, hein ? Tu pues encore plus qu’un sang-mêlé !

Quand l’un de nos deux "agresseurs" s’avança, je pinçais les lèvres. Des cyclopes? Parmi tous les monstres imaginables, nous étions tombés sur deux de ces moins que rien? Les battre seule serait déjà un jeu d’enfant alors, avec Hero, ce ne serait rien de plus difficile que de claquer des doigts. Mais enfin. Ils m’avaient dit que je PUAIS. Qui pense pouvoir dire cela d’une DÉESSE et s’en sortir indemne? Encore plus idiots que ce que je le pensais de prime abord.

Vous n’avez pas retenu la leçon lors de la bataille de Manhattan ? Vous n’avez aucune chance contre nous. Faut croire que vous n’avez pas réfléchi très longtemps avant de nous suivre, c’est tant pis pour vous. Vous allez être renvoyés au Tartare.

Et il tira dans le flanc droit du premier monstre, le blessant. Le monstre ne put retenir un cri de douleur me rappelant le même bruit que celui d’un cochon. Saisissant ma lance, je la lançais. Qui a déjà vu une déesse rater sa cible? La ruelle était certes trop petite pour un combat rapproché. Mais une bonne lance bien lancée fait encore plus de dommage qu’un combat en règle.

Heureusement pour moi, je savais viser. lorsque la lame pénétra le corps du second monstre, je me fis un instant la remarque que j’y avais été trop fort. La ruelle était plus courte que ce que je pensais, et le corps d’un monstre comme lui n’est rien, pour la force d’une déesse… aussi, la lame le traversa totalement, je laissant que le manche en travers de son corps. Je pinçais mes lèvres, dégoûtée par l’idée de devoir toucher au sang du monstre.

Le cyclope déjà touché par Hero recula un peu, mais plutôt que de céder à la peur, céda à un genre de rage, je crois. Peut-être que l’autre affreux était de sa famille ou un truc du genre. Ainsi, il fonça sur nous.

J’ai eu l’autre. Tu veux garder celui-là pour toi ou tu as besoin de l’aide de ta soeur?

Je lui lançais un sourire un peu narquois, comme une mise au défi. Bien entendu, je faisais cela comme une soeur narguerais son frère. Cela n’était en rien une provocation, et j’espérais qu’il le savait.