Encore une longue journée de prévu. Crio fixe le plafond de son bungalow d’un air las. Ça fait depuis quelques temps qu’elle n’arrive plus à trouver l’énergie de faire les activités qu’elle adorait autrefois, sans parvenir à déterminer si c’est de la faute du temps passé ici, de l’absence de Luke ou bien des derniers évènements comme l’enlèvement de Jade et l’attaque de la Colonie. Tout lui semble à des années-lumière à présent. Elle est là, elle voit les autres, elle les entend, mais c’est comme si une vitre la séparait du reste. Des fois il faut répéter plusieurs fois son nom pour qu’elle se reconnecte à la réalité. On doit la secouer pour obtenir une réaction. Pire encore, il lui arrive de ne pas fermer l’œil avant deux ou trois heures du matin, elle qui pourtant n’avait jamais eu de problèmes de sommeil auparavant, merci papa. Tout ceci ne lui était jamais arrivé, même quand elle vivait en Argentine dans ce vieux bidonville rempli de problèmes. Elle n’avait jamais eu ce genre de sentiments.

« Debout Crio, on t’attend dehors ! » Lui souffle l’un de ses demi-frères en secouant son lit. Elle s’extirpe de ses draps avec difficulté, glisse comme un fantôme jusqu’à son armoire pour en saisir le strict nécessaire : un teeshirt de la colonie, un sweatshirt appartenant à Luke et un bas de jogging. Elle a même pas l’énergie de changer la couleur de ses cheveux, aujourd’hui rose bonbon, pour les accorder à sa tenue. Si seulement elle savait accélérer le temps, elle l’avancerait jusqu’à son prochain week-end à New York ! Mais on l'attend à l’armurerie, où elle est censée remplir à nouveau les stocks avec les armes reçues quelques jours plus tôt, envoyées par Hermès et ses fameuses livraisons express. Elle sort du camp, la capuche recouvrant ses mèches roses, et se dirige donc vers l’entrée du camp sans passer par le réfectoire – ce matin, elle n’a pas envie de manger quelque chose. Alors qu’elle aperçoit les fameux colis de livraison, elle voit aussi un satyre, ramenant sûrement un nouveau pensionnaire qui, bizarrement, lui semble plus âgé que la moyenne d’âge, celle-ci tournant habituellement autour des onze ans. Enfin, elle-même est arrivée alors qu’elle avait 16 ans, elle n’a pas vraiment de commentaire à faire là-dessus. Elle salue le satyre d’un signe de la main et le voit s’approcher d’elle, visiblement désireux d’engager la conversation.

« Salut Criostal ! Devine d’où je viens. De France ! Spécialement pour ce demi-dieu. Si c’est pas un traitement de luxe ça… Au fait, c’est quoi ton nom déjà ? » Demande-t-il en se tournant vers le demi-dieu tandis qu’une voix l’interpelle au loin, l’invitant à se rapprocher ce qu’il fit sans même attendre la réponse du concerné. Crio esquisse un petit sourire au nouveau demi-dieu – après tout, s’il vient de France, il doit sacrément se sentir dépaysé ! Elle-même se rappelle parfaitement de son premier jour aux Etats-Unis. Elle avait mangé pour la première fois dans un fastfood. Elle n’avait jamais vu autant de voitures jusque-là - à vrai dire, elle n’avait jamais vu de vraie ville jusque-là, juste la crasse et la misère du bidonville. C’était une grande première pour elle, un tout nouvel univers. « Moi c’est Criostal. Je suis du bungalow d’Hypnos. » Elle se rappelle alors de sa venue jusqu’ici : elle doit récupérer ces cartons pour les apporter à l’armurerie, mais en vue de leur nombre elle en aurait pour la journée si elle s’y mettait seule. « Dis, tu viens bien m’aider à transporter ces cartons jusqu’à l’armurerie ? On n’a qu’à dire que c’est ta première quête de demi-dieu ! » Souffle-t-elle en tournant sa tête vers lui, ses cheveux tournant légèrement au violet après s’être souvenue de sa vie avant les Etats-Unis.

« Salut, moi c'est Erwin, enchanté ! » Lui répond donc le garçon avec un franc sourire, et elle remarque alors la petite boîte qu’il tient à la main. Un cadeau ? Peut-être connaît-il déjà quelqu’un à la Colonie, ça arrive parfois. Mais il vient de loin quand même… Peut-être alors que c’est un cadeau de bienvenue remis par un des pensionnaires, un de ses demi-frères ? Encore faudrait-il qu’il ait été revendiqué. Il finit par ranger la boîte dans sa poche et répond à sa proposition. « Ça sera avec plaisir Criostal ! Tu es la première personne à qui je parle depuis mon arrivée, j'ai envie de sauter de plein pieds dans ma nouvelle vie, je te suis ! »

Elle attrape donc l’un des cartons et le soulève, avant de lui indiquer un bâtiment un peu plus loin d’un geste du menton. « Tout le plaisir est pour moi. Je suis arrivée ici il y a deux ans et j’étais toute aussi perdue que toi, si ce n’est pire ! » Dit-elle en commençant à marcher, évitant soigneusement de passer trop près des arbres pour ne pas se prendre les pieds dans l’une des branches et tomber par mégarde – faudrait pas abîmer le nouveau stock d’armes à peine arrivé.

« Et donc… Tu as été revendiqué ? Ou tu ne sais toujours pas qui est ton parent divin ? » Demande-t-elle en tournant sa tête vers lui alors qu’ils repassent devant les bungalows pour rejoindre l’armurerie, un peu plus éloignée. Elle n’est pas trop du genre à lier parent divin et physique, même si certains Aphrodite s’amusaient à raconter qu’Héphaïstos transmettait une part de sa difformité à ses enfants pour se moquer d’eux. Mais elle n’est pas très sûre que ce soit vrai, car à ses yeux les enfants d’Héphaïstos sont tous on ne peut plus normaux. « C’est trop cool que tu viennes de France ! Une de mes amies y est née aussi, mais je me rappelle plus du nom de la ville. C’est aussi beau qu’on le dit ? J’ai toujours rêvé d’y aller, mais je peux pas vraiment. Alors j’écoute les gens me raconter leur histoire. » Dit-elle, toujours avec son accent espagnol, avant de lever les yeux au ciel d'un air rêveur.

Spoiler:

« D'où est-ce que tu viens toi ? Ton arrivée a été mouvementée ? »

Criostal esquisse une grimace. Mouvementée est un euphémisme – son arrivée avait été une véritable péripétie, s’étalant sur une période de plus d’un an. Elle est loin du schéma habituel avec les pouvoirs qui apparaissent, la rencontre avec un vilain monstre et le sauvetage in extremis par un satyre en infiltration depuis trois mois. Si elle a eu du mal à en parler au départ – car toutes ces aventures avaient été difficiles à digérer et conserver encore un goût amer dans sa mémoire – elle a fini par accepter le fait qu’elles faisaient partie intégrante de son histoire et qu’elle ne peut pas faire comme si tout cela n’est jamais arrivé. Mieux encore, elle a appris à en tirer des points positifs.

« Je viens d’Argentine, près de Buenos Aires. Enfin, disons plutôt d’un bidonville dans la banlieue… J’ai été élevée par ma tante, je ne suis jamais allée à l’école alors t’imagines bien que je n’avais aucune idée de ce qu’était la mythologie grecque. Quand j’ai commencé à endormir les gens partout autour de moi, j’étais terrifiée. Tu sais, les dieux sont censés te revendiquer à tes onze ans ? Hypnos n’a jamais daigné m’accorder de son attention. La flemme de s’occuper de sa propre fille. Alors mon enfer a continué. J’ai continué de vivre dans la pauvreté et la saleté. Au moins, les décharges puaient tellement qu’elles masquaient mon odeur de demi-déesse – mais je sais pas si être attaquée par un monstre aurait été pire que ce que je vivais. Au final, c’est Morphée – ouais ouais, le dieu – qui est venu me tirer de là. J’avais quinze ans. » Elle passe une main dans ses cheveux colorés en souriant tristement. Evoquer ce genre de souvenirs n’est jamais facile, surtout quand elle s’était jurée au départ de ne plus jamais en parler. « Enfin bref. On est partis pour les Etats-Unis, j’ai goûté à mon premier Big Mac et j’ai instantanément sû que ma place était ici. Mais quand j’ai commencé à changer de couleurs de cheveux sans rien contrôler, j’ai recommencé à flipper – je pouvais pas m’empêcher de repenser à l’Argentine où j’endormais tout le monde. Alors Morphée m’a conduite à la Colonie en me disant que ça serait mieux ainsi. J’avais seize ans, je parlais pas un mot d’anglais et j’avais quasiment jamais fréquenté de jeunes de mon âge. » Elle hausse doucement les épaules, avant de rajouter. « Généralement, quand je raconte mon histoire ça fait relativiser les gens. »

Quand elle évoque sa revendication, Erwin lui lance un regard interrogatif qui veut tout dire : il n’a aucune idée de ce qu’est une revendication.

« Aphrodite est ma mère, mais je n'ai pas été revendiqué.. je crois, ça consiste en quoi ? » Elle esquisse un sourire amusé et lui répondit. « Ça permet de faire savoir à TOUT LE MONDE dans le camp qui est ton parent divin. Un halo enveloppe ton corps, t’as un symbole perché sur la tête et il t’arrive tout un tas de trucs déments. Moi, j’ai fait une sieste pendant quatre jours. Pour les enfants d’Aphrodites, généralement… » Elle se stoppe dans sa phrase, réfléchit quelques instants avant de poursuivre d’un air malicieux. « Oh, je ne vais rien te dire. Tu verras par toi-même ! »

Elle sait très bien ce qui arrive aux Aphrodites : à chaque fois, c’est comme s’ils subissaient un relooking total. Pendant une semaine, on les voyait déambuler dans le camp comme s’ils sortaient d’une couverture de magasine, parfaitement maquillés et coiffés, libérés de tous leurs petits défauts, même l’acné la plus persistante. À côté de ça, la sieste de quatre jours paraissait ridicule.

« Cette amie, tu l'as rencontré à la colonie ? Oui c'est beau, je viens de Marseille, il y a plein de vieux bâtiments la bas  de tous les âges et styles! Si tu savais aussi toutes les créatures merveilleuses qui s'y trouvent.. j'ai pleins d'histoires à te raconter si ça t'amuses, et si tu me supportes.. j'espère qu'un jour tu pourras visiter ! »

Elle hoche doucement la tête tout en posant la boîte au sol, parvenus à leur destination finale, l’armurerie. Si ce n’est que le premier trajet, elle pouvait d’ors et déjà être sûre d’une chose : elle ne verrait pas le temps passer avec Erwin !

« Oui, je l’ai rencontré à mon arrivée. Elle n’est pas trop en forme en ce moment mais j’espère que tu auras l’occasion de la croiser… Vous pourriez parler français entre vous ! » S’exclame-t-elle en souriant, essayant de se rappeler des quelques mots français que Jade avait tenté de lui apprendre avant d’abandonner tant son accent était à couper au couteau. « En tout cas, je serais ravie d’entendre tes histoires. La France, l’Europe… C’est si lointain ! Je te supporterai avec plaisir. » Elle esquisse un doux sourire avant de sortir une clé de sa poche et d’ouvrir l’armurerie, dans un état pitoyable. Ayant été pillée et ravagée durant l’attaque de la Colonie, elle fait bien peine à voir à présent : ses étagères vides, ses murs gardant les traces de l’incendie, le sol couvert de marques noires et de cendres… Les Héphaïstos avaient fait un travail phénoménal pour tout réparer mais cela ne parvenait pas à effacer le tragique incident qui s’y était produit. Poussant un petit soupire, Crio saisit la caisse et l’emmène à l’intérieur pour la poser sur la grande table centrale.

« C’est ici que je travaille. Je m’occupe de la gestion des armes – je vérifie lesquelles entrent et sortent, je les classe, j’envoie celles abîmées aux forges pour qu’elles soient réparées… Ça peut paraître ennuyeux, mais j’adore ça. »