Il aurait aimé que les choses soient différentes. Sincèrement. Il aurait aimé trouver le courage d’affronter Leslie et son regard brûlant, lui dire la vérité, l’entière vérité, sans redouter les conséquences qui viendraient après. Il aurait aimé ne pas avoir fui toutes les conversations comme un lâche. Il aurait aimé se comporter comme un type respectable, pour une fois. Pour Leslie.

Mais il n’avait rien été de tout ça. La sortie à la fête foraine n’avait fait que le repousser dans ses retranchements et le rendre encore plus grognon que d’habitude. Il s’était senti à découvert, comme une proie à la merci de tous les prédateurs, sans aucune possibilité de fuite. Peut-être aurait-il du se laisser faire, ça aurait été plus facile pour tout le monde. Au lieu de ça il avait montré les crocs et réagi agressivement, brutalement, redevenant le Hero des rues qu’il pensait avoir laissé à l’entrée de la Résistance.

Il avait eu tort de penser qu’il avait changé.

Leslie lui avait donné rendez-vous dans le hangar aussitôt qu’ils étaient rentrés au QG, lui laissant une demi-heure pour se décider. La vérité c’est qu’il préférait prendre ses jambes à son cou et ne plus jamais revenir à la Résistance que d’avoir à l’affronter elle. Elle n’avait rien mérité de tout ça. Il aurait voulu lui épargner ces histoires et cette douleur superflues, lui montrer qu’il n’y avait que lui qui était responsable dans cette histoire. Il avait eu tort de penser qu’il avait changé. Il restait un trou noir, absorbant tout sur son passage, détruisant tout autour de lui. Il serait jamais rien d’autre que ça.

Il s’était enfermé aux toilettes pour prendre sa décision. Malgré les interdictions et règles de sécurité, il s’était allumé une clope et laissait la fumée se former dans un nuage autour de lui, faute d’avoir une fenêtre pour aérer la pièce. Foutu QG souterrain. Cadeau empoisonnée d’Até. Que fallait-il espérer de la part d’une divinité ? Elle n’avait même pas pensé à ce genre de commodités. Trop mortelles, sans doute. Crachant la fumée et une partie de ses poumons avec, il fixait son reflet dans le miroir, essayant de récupérer cette partie de lui exposée au reste du monde, piétinée par ce monde cruel et injuste. À quel moment les choses s’étaient-elles autant compliquées ? Ou plutôt, à quel moment avait-il cru qu’elles ne l’étaient pas ? Il était un Linkletter, il savait la malédiction qui frappait son sang. C’était dans ses veines, un poison se répandant lentement à l’intérieur de lui. Il n’avait pas le droit à une fin heureuse. L’apocalypse le guettait.

Il était sincèrement tenté de ne pas la rejoindre et de la planter. Ce serait probablement moins douloureux que la vérité, il le savait. Qu’est-ce qui le retenait de tourner les talons et de ne plus jamais lui adresser la parole ? Au moins, ça irait bien avec son numéro de pauvre mec.

Mais Leslie ne méritait pas ce numéro. Elle ne méritait aucun des traitements qu’il lui avait fait subir, à vrai dire. Il ne pouvait pas la traiter comme ça, c’était plus fort que lui. Il lui devait la vérité, au moins ça. Et c’est cette pensée qui lui donna le courage de jeter sa clope et de sortir des toilettes, une bonne vingtaine de minutes plus tard, pour rejoindre le hangar, lieu du rendez-vous. Le même sentiment de malaise serrait son cœur comme une étreinte, encore plus étouffant qu’à la fête foraine. Il n’y avait pas d’échappatoire cette fois-ci. Et même s’il y en avait une, il se jura de ne pas la chercher.

« Salut. » Il la trouva dans un coin du hangar, un peu à l’écart, tapie dans les ombres. Elle s’était changée, sentait le shampoing. Lui avait toujours son vieux sweat ainsi qu’une odeur tenace de clope, bien trop forte pour être agréable. « J’ai pas été honnête avec toi. » Peut-être des excuses auraient été attendues mais celles-ci ne franchirent jamais ses lèvres. Trop éloigné du personnage. Il se contenta de baisser la tête, incapable de soutenir les yeux noirs de Leslie. Elle s’attendait à des explications et en venant ici, il s’était engagé à les lui donner. Mais à présent tout restait bloqué au fond de sa gorge, comme retenus par une timidité soudaine. Hero n’était pas encore prêt à poignarder Leslie en plein cœur.

La colère de Leslie est grondante, se répandant dans le hangar comme un nuage gorgés d’orages prêt à éclater. Dans la froideur de son expression Hero ne peut que sentir sa frustration et sa rage – et elle a beau avoir raison d’être dans cet état, ça ne l’empêche pas de réfléchir à une façon de détourner son attention. Mais il n’y a pas d’échappatoire possible, la brune ne le permettra pas. Alors comme un condamné à mort accueille la faucheuse dans sa cellule, il la laisse s’approcher, redoutant les couteaux qu’elle plantera dans sa chair. La punition est méritée mais cela n’efface pas la douleur.

« Je le sais. Tu mens très mal. »

Le silence laisse un amer goût de charbon dans sa bouche. Il aurait aimé des insultes, des cris, n’importe quoi – mais pas ce silence glaçant. Il est un homme d’action, pas de paroles ; subir ce traitement le rend particulièrement tendu mais ça, Leslie le sait.

« Au moins, tu es venu me faire face, c'est déjà ça. Mais est-ce que tu seras capable de me dire ce que tu m'as caché ? Ce que tu nous as caché, à Nath et moi ? Parce qu'autant je me sens la première concernée, autant il est aussi ton meilleur ami autant que le mien, et lui aussi aimerait savoir, ou du moins comprendre. Alors soit tu me dis tout maintenant, et j'aviserai par la suite, soit tu continues ton cirque de la fête foraine et là, je ne donne plus aucune garantie sur l'état de ces murs et sur ton état physique. Est-ce que j'ai été claire, Hero Linkletter ? »

Il peut voir du coin de l’œil quelques objets se soulever sous l’impulsion des sentiments de Leslie et déglutit péniblement. Il est pas fou Hero, il sait dans quelle situation il s’est mis, et naturellement il a peur. Il a peur de la colère de Leslie, de ce qu’elle lui fera subir – ou plutôt de ce qu’elle ne lui fera pas. Il est trop habitué aux coups, aux insultes vociférées, aux disputes violentes et incessantes, il est imperméable à tout ça. Mais cette confrontation n’a rien de tout ce qu’il a déjà connu. Elle est glaciale, intraveineuse, pleine d’un poison se répandant lentement dans l’air, un poison qui le tuera à petit feu et le suivra toute sa vie.

Il finit par baisser la tête, offrant sa culpabilité dans toute sa splendeur à Leslie, tout en évitant au passage d’avoir à affronter les deux braises qui lui servent de yeux. Il essaie une première fois de parler mais ses lèvres n’articulent que du vide tant sa gorge est sèche, sèche à force de rester si près du feu qu’il a lui-même déclenché. La seconde fois, c’est un râle qui s’échappe de ses lèvres jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à prononcer quelque chose.

« Je t’ai trahi Leslie. » Murmure-t-il. Ça veut tout et rien dire à la fois. Il espère que Leslie comprenne, qu’il n’ait pas à utiliser d’autres termes plus précis, mais il sait au fond de lui que ce n’est pas suffisant. Même le sol finit par devenir trop douloureux à regarder alors il relève la tête et fixe un point dans le vide, mais toujours pas au bon endroit. « C’est une sale période en ce moment. Je me retrouve à douter de mes choix, à ce qui m’a mené à la Résistance, à ce que j’ai fait de ma vie. Honnêtement, je pensais fuir un système trop restrictif en rejoignant la Résistance mais ici, ce n’est pas mieux. Nous ne sommes plus les mêmes qu’avant, nous avons perdu une grande partie de notre essence en pactisant avec une déesse… » Il tourne autour du pot, il le sait. Mais c’est la seule façon pour lui de continuer et d’éviter l’inévitable. « Je me reconnais plus ici, plus nulle part. J’me sens à l’étroit comme si j’étais pris au piège. Avec ma nature de demi-dieu, avec la résistance, avec ma malédiction…. Et avec toi. »

Et la pierre est jetée. Hero lève les yeux au ciel et, pour la première et dernière fois de sa vie, supplie les dieux de lui sauver la vie face au courroux de Leslie. Il voudrait disparaître sous terre, fuir loin de la Résistance et ne jamais y retourner pour ne plus jamais avoir à subir les conséquences de ce qu’il vient de dire. Mais les dieux ne l’entendent pas – ou plutôt font la sourde oreille – et il ne disparaît pas. Il est même un peu trop présent, comme si ses pieds étaient ancrés dans le béton du sol, faisant de lui une petite figurine de plomb à la merci de l’orage de Leslie. Fais tes prières mon vieux. Il aurait aimé vivre plus longtemps. Voyager autour du monde. Braquer une banque française. Cracher au visage de sa mère. Tout cela fait parti du passé à présent. Leslie va le tuer.

Elle s’approche, la fin meurtrière. Hero ferme les yeux. C’est devenu bien trop douloureux pour lui de supporter le spectacle visuel de celle qui lui offrira la mort. Il préfère le froid du néant du fond de ses paupières comme dernier tableau à contempler.

« Je ne m'attendais pas non plus à ce que tu t'excuses, mais quand même... Tu me déçois dans ton pathos, vraiment. »

Il en a déçu des personnes, sûrement bien plus que ce que peut compter Leslie. C’est la première fois que cela fait aussi mal. Peut-être parce qu’il s’agit de Leslie. Sûrement parce qu’il l’a aimé bien plus que le reste des personnes. Mais ça, elle ne le lui accordera pas.

Même avec les yeux fermés il peut sentir les pouvoirs de Leslie s’animer autour d’eux, les entourant petit à petit comme un voile qui n’a rien de protecteur. Elle psalmodie, signant probablement son arrêt de mort. Hero attend, le corps tout tremblant. Il ne cherche même plus à cacher sa peur. C’est sa peur qui l’a guidé à la Colonie en premier lieu, alors qu’il fuyait les autorités et le meurtre de son père qu’on voulait lui faire porter sur le dos. C’est cette même peur qui l’a fait rejoindre la Résistance, une fois qu’il se rendit compte qu’il risquait bien plus sa vie chez les gentils que chez les méchants. Et enfin c’est cette même peur qui le pousse aujourd’hui à remettre en question son appartenance à l’organisation, maintenant que ses projets de chaos sont prêts à être mis à exécution, devenant soudainement trop réel pour ce demi-dieu qui n’a jamais rien voulu d’autre que sauver sa propre peau.

Leslie se tait enfin. Bienvenue en enfer. Hero se risque à prendre une inspiration, lui qui retenait son souffle depuis le début, mais une force prodigieuse fond sur lui à ce moment-là, lui coupant le souffle d’un coup soudain et bref. Rouvrant ses yeux sous l’effet de surprise, il remarque alors que toute la pièce est plongée dans les ténèbres sous l’influence des pouvoirs de la fille d’Hécate dont il ne distingue que la silhouette, entourée d’un halo rouge. Il a à peine le temps d’admirer sa beauté destructrice pendant un instant : les ombres refondent sur lui et le projettent en arrière, l’assenant de milles coups qu’il aurait souhaité causer sa fin.

Mais il est projeté contre le mur, bien conscient, et c’est chaque os de son corps qui craque sous le choc. S’écrasant au sol, la douleur parcoure ses membres, les tétanisant un par un sous l’effet de la peur. Leslie ne causera pas sa fin. Elle causera bien pire.

« Tu n’es pas obligée de faire ça… » Tente-t-il, bien qu’il sache que ses paroles n’auront aucun effet sur Leslie. Pourquoi l’écouterait-elle, de toute manière ? Un bon à rien comme lui n’a rien à dire.

Le moindre mouvement lui fait mal. Il plie et déplie ses doigts, les refermant sur un vide cassant. Dans la lumière rouge, Leslie a des airs de démon.

« Je n’ai jamais voulu te blesser. » Ça n’excuse rien. Ça rend peut-être les choses plus pathétiques qu’elles ne le sont déjà. Il ne peut pas camoufler son égoïsme sous une couche d’altruisme et de bienveillance. Sa main glisse le long de son corps et en sort le petit briquet qu’il trimballe en permanence avec lui. Entre ses doigts, le métal pèse plus lourd que tout le cosmos entier. Il lui faut bien une dizaine de tentatives avant qu’il ne parvienne à allumer une petite flamme qui vient éclairer faiblement son visage, écrasé contre le sol. Même une fois les ombres parties, il ne parvient pas à se relever. Le poids de la culpabilité le cloue au sol. « J’aurais aimé que ça se passe autrement. Pour toi. Pour moi. Pour nous… »

Cela ne sert plus à rien de mentir. Peut-être que balancer des horreurs à sa figure aurait été plus virulent, plus noble, plus censé. Peut-être que c’est comme ça que les ruptures se font généralement, sans ombres meurtrières et sans briquet magique. Mais Hero n’a aucune idée de la normalité. Il n’a aucune idée des règles de bienséance, et encore moins des règles qui définissent les relations. Et il suffit qu’il se sente à découvert quelques secondes pour que le naturel revienne au galop et qu’il sente le besoin de se protéger reprendre le dessus, recouvrant son honnêteté et son désir de se faire pardonner.

Dans ses mains, le briquet s’allonge et prend la forme d’un pistolet, pointé sur la figure de Leslie.

« Ne m’oblige pas à faire ça, Leslie. Laisse-moi partir d’ici sans me faire de mal. Tu m’as déjà suffisamment blessé. »

Il y a le regard rouge de Leslie, un mur d'ombres dans lequel Hero n'arrive pas à discerner ce qui se détache le plus: douleur ou colère ? Elle le déteste vraiment et il n'a rien pour se faire pardonner. Surtout pas avec cette arme pointée sur elle.

« Parce que tu ne l'as pas blessée toi ? »

Ce n'est pas la voix de Leslie. C'est quelque chose de beaucoup plus sombre, beaucoup plus vicieux, beaucoup plus cruel. Peut-être que c'est une facette qu'il n'a jamais connu de la fille d'Hécate. Ou peut-être que c'est une toute autre personne.

« Mets-toi à sa place, fils d'Eris ! Elle se sent trahie, il ne tenait qu'à toi de faire en sorte que ça se passe bien ! Tu mérites cette souffrance ! Quand ce sera terminé, elle t'oubliera, mais toi tu n'oublieras jamais cette traîtrise, tu es condamné à ne jamais connaître la paix ! »

Il y a un éclair et toute la salle s'illumine d'un rouge sanguin avant que les ombres ne fondent à nouveau sur Hero, frappant aux mêmes endroits, entaillant les plaies infligées, toujours plus fort, toujours plus profond. Hero lâche son pistolet pour se protéger le visage des ombres mais c'est déjà trop tard: il peut sentir le goût métallique du sang envahir sa bouche en même temps que son visage entre en collision avec le sol.

Parce qu'être maudit par une divinité ne suffit pas. Il fallait que son ex petite amie soit possédée par une sorte d'entité maléfique et essaie de le tuer.

Devant lui, son arme a repris son apparence habituelle de briquet, balayé misérablement par le mouvement des ombres vers un des coins de la salle. Même avec toute la volonté du monde, il n'aurait sûrement pas le temps de se lever pour l'attraper à nouveau et tirer sur Leslie. La douleur dans ses jambes et au niveau de son visage le paralyse totalement. Toujours au sol, il reprend péniblement son souffle, laissant un filet de sang couler le long de son menton comme pour garder le souvenir de ce qui vient de se passer.

« Que veux-tu que je te dise ? Que je suis désolé ? Que je m'en veux terriblement ? Qu'est-ce que ça changerait si je te disais ça ? » Ça ne changerait rien. Ça n'effacerait pas ce qu'il a fait, ça n'effacerait pas la colère et la frustration de Leslie. « Rien. Rien du tout. Je pourrais te dire tout ce que je peux, les choses restent les mêmes. Tu as le dessus sur moi Leslie. Tu l'as toujours eu. Tu peux me regarder de haut et me balancer toutes les horreurs que tu veux. Tu sais que tu as toujours valu mieux que ça, mieux que moi. »

Ses yeux se perdent dans les hauteurs du plafond du hangar, là où les ombres doivent se cacher en attendant de l'attaquer à nouveau. Là-haut, encore plus haut, il y a l'air libre et un monde qui l'attend. S'il survit, peut-être pourra-t-il le voir à nouveau.

« Alors tu vas faire quoi ? Me blesser ? Me couper un bras, une jambe ? Me défigurer ? Et tu penses que tu te sentiras mieux après ? On sait tous les deux que c'est faux. Tu continueras de te sentir misérable Leslie. Tu continueras de me détester. Rien ne s'arrêtera brusquement juste parce que tu m'as fait souffrir. On est pas des dieux, on ne rétablit aucun équilibre. Tu continueras de te sentir mal et rien, rien ne te soulagera. » Il lève ses deux mains en l'air dans un grognement de douleur, une façon de montrer patte blanche. Son briquet est à des mètres devant lui. Il n'est même pas en état de se relever et de partir en courant. Même s'il déteste se l'avouer, il est à la merci de Leslie.

« Laisse moi partir. Tu gagneras rien à me faire souffrir comme ça. Même si ta voix sombre... ou qu'importe ce que c'est, même si elle réclame vengeance, tu sais que ça n'aura pas l'effet que tu veux. »