Levée aux aurores, Eilis avait laissé sa petite sœur dormir alors qu'elle se rendait à son travail. Elle s'en voulait de ne pas avoir pu l'accompagner la veille, alors qu'elle était rentrée lessivée d'un combat, mais les enquêtes n'attendent pas, c'est bien connu...

Sur les coups de dix heures, son chef lui indiqua qu'il lui laissait une pause en plus de celle du midi, le temps de faire le point sur l'enquête en cours, et qu'il lui laissait quartier libre jusqu'à dix heures quarante-cinq, avant qu'elle ne revienne jusqu'à midi. C'était parfait pour Eilis, qui put ainsi envoyer un message à Lyanna lui indiquant de venir au café le plus à mi-chemin entre son domicile et son lieu de travail. Ce serait l'occasion de voir si sa frangine avait réussi à se lever, heureusement qu'elle ne dispensait pas de cours... Enfin normalement.

Elle s'installa à la terrasse du café et un serveur lui amena la carte ; quelques secondes plus tard, Lyanna arrivait et déposait un baiser sur la joue de sa soeur avant de lancer :

Tu sais, j'apprécierai encore plus nos petits rendez-vous s'ils avaient lieu l'après-midi ou le soir.

Plains-toi, j'aurais pu te demander de venir courir avec moi à Central Park, répliqua Eilis en souriant avant d'aviser les cernes sous les yeux de Lyanna. Ah, je t'ai réveillée.. Pour me faire pardonner, je t'invite pour ce midi ! Tu t'en es sortie hier soir ? Et Noah ?

Le serveur revint et toutes deux commandèrent un chocolat viennois avant qu'il ne reparte au bar pour préparer la commande. Eilis regarda Lyanna et soupira :

En tout cas, j'espère que tu as pu t'en débarrasser plus ou moins facilement... Tu commences quand tes cours ? Histoire que tes élèves ne te voient pas dans cet état.

La réponse de Lyanna intrigua Eilis qui haussa un sourcil :

Oh, la routine tu sais... Rien de très intéressant. Et puis ça va tous les deux, il était même déjà parti quand je suis sortie.

Allons bon.. C'est vrai que, maintenant qu'elle y pensait, Eilis n'avait pas vu Noah depuis un moment, mais si elle avait su que sa petite sœur allait poutrer du monstre toute seule... Elle poussa un soupir avant que Lyanna ne reprenne :

Et je déjeunerai avec toi avec plaisir ! Surtout si tu invites...

Mouais. Fais-moi penser à préparer de quoi l'attraper, ça fait un moment que je l'ai pas vu... Et t'inquiète, quand tu auras moins la flemme tu me paieras le resto, finit-elle avec un sourire amusé, comme si elle se doutait que sa petite soeur ne lui disait pas toute la vérité.

Elle en eut la confirmation quand Lyanna répondit à sa question en tentant de garder une certaine assurance :

Oh non ! Ne t'inquiète pas ! Je n'ai pas cours avant 16h au moins ! Et toi? Tu ne devrais pas être au boulot ?

Lyanna Stuart. Que tu mentes à tes collègues, passe encore, mais à ta propre sœur... Je ne t'ai pas élevée comme ça !, répondit Eilis en secouant la tête. Et pour te répondre, normalement si, mais comme j'ai bien fait mon boulot, mon chef m'a autorisée à ne pas assister au point sur une enquête, vu que j'ai fourni un rapport assez complet. Mais j'y retournerai pour onze heures moins le quart avant de partir pour la pause de midi. Tu veux un mot de ton médecin pour justifier ton absence auprès de ton administration ou ça ira ?

Elle avait prononcé sa dernière phrase avec un sourire à la fois moqueur et complice ; pour Lyanna, elle ferait tout, ou presque, pour couvrir ses arrières. Le fait de l'avoir pratiquement élevée, mine de rien, ça renforçait des liens déjà forts...

Eilis laissa Lyanna finir tranquillement son petit-déjeuner, les doigts croisés sous son menton, en attendant qu'elle lui réponde. Même si elle n'aimait pas la rabrouer, Eilis jouait son rôle de grande soeur à la perfection, trop inquiète pour Lyanna pour y renoncer. Et puis, leur grand-mère qui les avait accueillies lui avait bien appris à jouer ce rôle aussi régulièrement que possible...

Quand Lya eut fini, elle s'essuya la bouche avec la serviette avant de répondre :

"Mais ça ira, ne t'inquiète pas ! Surtout que ce n'est vraiment pas mon genre de te mentir, tu sais... Intéressantes tes enquêtes dernièrement ? Tu as des infos un peu... particulières, disons ?

Hum, l'enquête est encore en cours, normalement je ne devrais pas avoir à t'en parler, répondit Eilis avec un léger sourire. Mais ouais, il y a des choses intéressantes... Je t'en dirai plus tout à l'heure, rendez-vous devant le commissariat à midi. Et à l'heure !, conclut-elle en riant avant de poser sa main sur l'épaule de sa sœur. D'ici là, sois prudente, il y a des fous furieux qui traînent dans le coin, et ceux-là semblent appartenir à notre monde... C'est en rapport avec l'enquête en cours, je t'expliquerai plus en détail.

Elle attrapa son portable et regarda l'heure avant de soupirer :

Bon, je vais devoir y retourner. Midi, commissariat, s'il le faut tu me fais sonner par l'accueil, d'accord ?

Elle se leva et déposa un baiser sur la joue de sa soeur avant de filer vers le commissariat, où l'attendait son labo : son rapport avait beau être le plus complet possible, il y avait quand même des zones d'ombres sur le corps trouvé à Central Park, notamment sur le fait qu'il dégageait, même mort, une espèce d'aura qui lui rappelait celle de Lyanna. Peut-être le fruit de son imagination ou d'une certaine fatigue...

Quand Eilis revint au commissariat, elle fut frappée de voir la mine sombre de ses collègues ; leur enquête piétinerait-elle, malgré les premiers éléments de l'autopsie ? Hum, il lui faudrait donc creuser pour voir s'il était possible de leur offrir une piste. En tout cas, elle était sûre d'une chose : celui qui avait assassiné ce pauvre bougre à Central Park n'était pas un monstre mythologique, loin de là. C'était un humain, mais il était pour l'instant impossible de savoir quelle était sa nature...

Elle redescendit dans son laboratoire et se pencha de nouveau sur l'homme qui gisait sur sa table : à première vue, tout ce qu'elle avait pu signaler à ses collègues n'avait pas bougé, la poitrine présentant une plaie qui la traversait de part en part, au niveau du cœur. Et ça, c'était l’œuvre d'un humain, un psychopathe qui faisait quand même les choses bien. Pas de fioritures qui pourraient laisser deviner son identité.

Elle continua d'observer le cadavre sous toutes les coutures avant qu'une voix masculine ne lui lance, quelques longues minutes plus tard :

Eilis, tu es réclamée à l'accueil. Ta frangine, je crois, Mark vient d'appeler.

Oups, pardon Andrew, je n'ai pas entendu le téléphone sonner..., répondit-elle en se retournant pour voir son chef, un jeune homme d'une trentaine d'années sympathique et dévoué à son travail.

T'inquiète, miss, tu fais tellement bien ton boulot que personne ne t'en voudra. T'as trouvé quelque chose d'autre, avant que je ne te libère ?

Rien de plus que ce que j'ai déjà mis dans mon rapport, mais j'y retournerai après avoir déjeuné.

Andrew lui fit signe de filer et Eilis rejoignit sa soeur, en grande discussion avec Mark, l'agent d'accueil. Elle eut à peine le temps de le saluer que Lyanna l'entraîna avec elle dans la rue :

Alors, raconte-moi tout ! Je meurs d'envie de savoir !

Tout doux, princesse, où sont tes manières ? Attends qu'on soit posées quelque part, je commence à avoir vraiment faim pour le coup, répliqua Eilis en riant avant de l'emmener dans un bistrot classique mais sympathique. J'ai l'habitude de manger là avec mes collègues, c'est vraiment pas mal comme bistrot.

Elle retira son manteau et s'installa face à Lyanna avant de reprendre plus doucement :

Déjà, est-ce que tu es au courant qu'on a trouvé un homme assassiné dans Central Park l'autre jour ?

A peine assise, un serveur vint prendre leur commande, et Lyanna commanda un steak frites, rapidement imitée par son aînée. D'ordinaire, Eilis faisait plutôt attention à ce qu'elles mangeaient à la maison - en bonne maîtresse de maison qu'elle était - mais là, une fois de temps en temps, ça ne faisait pas de mal de se faire un petit plaisir.

Le serveur revint rapidement avec les boissons, un verre de vin rouge pour Lyanna et une carafe d'eau pour Eilis, avant de s'éloigner pour s'occuper d'autres clients. Ce fut le moment où Lyanna demanda d'une voix basse :

Ca me dit vaguement quelque chose... Tué par un monstre ? Ou bien... Un de ces fils de Dieux ?

Eilis se servit un verre d'eau et en but une gorgée avant de se pencher pour répondre :

Mieux que ça. Je crois que lui en est un. Ou plutôt en était un. Quand je suis près de lui, il dégage une sorte d'aura... C'est bizarre. Faudrait qu'on invente une machine ou un gadget qui permet de vérifier ce genre de sensations.

Elle se cala dans le fond de sa chaise et soupira :

S'ils s'entretuent, on va peut-être finir par avoir une vie à peu près tranquille...

Le serveur revint à ce moment-là pour leur apporter les plats, et Eilis ne put s'empêcher de saliver presque en sentant la bonne odeur qui s'échappait de son assiette. Elle fit signe à Lya pour commencer à manger avant de reprendre :

Bon, après, lui avait dû n'avoir rien demandé, mais je reste quand même surprise, c'est mon premier non mortel sur ma table et j'avoue que je ne sais pas trop quoi en penser...

Et c'est vrai que ça la troublait. Comme si une nouvelle page de leur histoire allait s'écrire à compter de cet instant. Et il leur faudrait probablement encore plus assurer dorénavant.

Les deux sœurs mangèrent un temps en silence, Eilis réfléchissant à cette histoire. Effectivement, c'est quelque chose qui était extrêmement intéressant pour elles, et aussi pour leur colocataire et ami. Cela pouvait les mener à d'autres demi-dieux, s'ils se mettaient à s'entretuer et à se traquer, et ça leur mâcherait le travail.

Elle croisa le regard de Lyanna qui lui lança en la fixant dans le blanc des yeux :

S'il est bien ce que l'on pense, alors il devait venir de cette faction dissidente. Ou alors c'est quelqu'un de cette faction qui l'a tué. Cela signifierait qu'ils prennent tous plus de risques, ils ont moins peur de se montrer... Peut-être cela nous permettra-t-il de les identifier plus facilement ?

Eilis eut un rire amusé et avala une bouchée de viande avant de répondre :

Sors de ma tête, j'ai eu à peu près la même pensée que toi !

Elle reposa sa fourchette avant de reprendre plus doucement :

En tout cas, c'est fort probable qu'ils soient moins craintifs... Mais ne fonçons pas dans le tas pour autant. Attendons qu'ils sortent en pleine lumière et là nous pourrons intervenir.

Tout en parlant, Eilis jugea du regard sa petite sœur, qui semblait avoir quelque chose sur le coeur et en même temps n'avoir pas trop envie d'en parler. En tant qu'aînée, c'était son devoir de veiller sur elle et de la guider dans ses doutes, voir Lyanna sans son éternelle joie de vivre lui serrait le cœur. Posant sa main sur celle de Lyanna, Eilis souffla :

Ecoute, je vois bien que quelque chose te tracasse... On en discutera ce soir, d'accord ? Avec un peu de chance, nous serons tranquilles si tu ne veux pas de témoin.

Eilis observa Lyanna : elle était plus rêveuse que d'ordinaire, moins bavarde, plus passive dans leur échange. Quelque chose n'allait pas, et la jeune femme ignorait le pourquoi du comment. Comment pouvait-elle remplir son rôle de grande soeur si Lyanna ne lui révélait pas ses inquiétudes ?

Elle regarda sa sœur avec inquiétude quand elle lui répondit :

Oh non ! Ce n'est rien ! C'est juste ce que tu viens de m'apprendre... C'est un peu inquiétant, il va falloir qu'on se méfie plus pour ne pas finir comme ce gars.

Hum. Pas dupe, Eilis se doutait bien que Lya en avait gros sur le coeur. Et il fallait bien qu'un jour la glace soit brisée. Se levant, elle se glissa derrière sa soeur et lui souffla à l'oreille :

Je ne voulais pas en arriver là, Lya, mais il va falloir qu'on cause. Et sérieusement. Ce n'est pas une engueulade, loin de moi cette idée, mais j'ai des doutes.

Elle se rassit à sa place et posa son menton sous ses doigts :

Ma chérie, j'aimerais que tu comprennes une chose : quoi que tu sois, qui que tu sois, tu restes ma petite sœur. Jamais je ne te ferai de mal, et je ne laisserai personne te faire du mal.

En parlant, une de ses mains était venue se poser sur le bras de Lyanna, alors qu'elle reprenait toujours avec douceur :

C'est pour ça que j'aimerais que tu me fasses confiance, et que tu me dises tout ce qui te tracasse. Pas forcément là maintenant tout de suite, je comprendrai que tu préfères qu'on soit à la maison pour ça, mais je te promets que tout ce que tu me diras, ce sera entre toi et moi. Et personne d'autre.

Sa main serra doucement le bras qu'elle tenait, pour témoigner un peu plus de l'affection qu'Eilis portait à sa cadette. Peut-être venait-elle de sceller son destin en décidant de la protéger coûte que coûte, peut-être que Lya déciderait de se confier sur ses doutes à elle, peut-être que leur lien s'en retrouverait comme renforcé. Qui sait...

Voyant le regard que lui lança Lyanna, Eilis sentit son cœur se serrer : aurait-elle mis le doigt sur le nœud du problème ? Aurait-elle compris ? Ses doutes se seraient-ils confirmés ? Dans le fond, elle espérait que non, qu'elle se faisait des idées. Mais d'un autre côté, si sa soeur refusait d'en parler, elle n'allait pas la forcer. Tant que Lyanna savait qu'elle pouvait s'appuyer sur Eilis en cas de besoin, c'était déjà ça.

Plaçant ses deux index devant ses lèvres, Eilis entendit la réponse de Lyanna :

De quoi parles-tu ? Qu'est-ce que tu vas t'imaginer Eilis ? Je ne suis peut-être pas la plus à ma place ici mais je ne suis pas différente d'avant. Je suis la Lyanna normale, pas un de ces monstres. Qu'est-ce que tu vas inventer ?

Bon. Décidément, soit Lyanna savait et lui mentait effrontément, soit elle était dans le déni. Mais dans les deux cas, Eilis n'avait pas l'intention de l'abandonner. Aussi décida-t-elle de jeter l'éponge pour cette fois ; esquissant un sourire triste, elle reposa sa main sur celle de Lya et la serra fort, silencieuse, pour lui transmettre tout son amour. Qu'elle sache qu'elle serait toujours là, qu'elle soit mortelle ou demi-déesse.

C'est là que le téléphone d'Eilis vibra, l'obligeant à retirer sa main pour l'attraper dans la poche de son manteau. Elle fronça les sourcils en voyant le message de son patron et soupira :

Bon, je suis désolée ma puce, mais il va falloir que j'y retourne. Est-ce que je peux te demander de passer rapidement à la supérette proche de chez nous quand tu rentreras ? Je te transmettrai dans l'après-midi la liste de ce dont j'aurais besoin pour le repas de ce soir.

Se levant un peu rapidement, elle héla le serveur pour lui signifier qu'elle allait payer, puis déposa un tendre baiser sur le front de Lyanna avant de se diriger vers le bar pour régler l'addition et filer au commissariat. Elle règlerait l'affaire familiale plus tard, quand elle serait plus à même de s'y concentrer.