Je m'allume une énième clope, perché ... sur mon perchoir, un oiseau de proie qui scrute l'horizon. La fumée de ma cigarette emplie l'air d'une délicieuse odeur de tabac. Je réfléchis furieusement. Depuis qu'Hypathie est rentrée aux Etats-Unis, mon univers s'est retrouvé chamboulé, j'ai la sensation d'avoir perdu le pied quant aux récents évènements. Elle est arrivée comme un boulet de canon, détruisant ce que j'ai construit en 7 ans. 7 ans depuis qu'elle est partie de ma vie, me volant au passage mes rêves d'une possible vie à deux avec elle. Moi le grand lascar, connu dans toute la banlieue de New-York pour être un des plus grand chef de gang, un fou de moto, ne renonçant à aucun défi. Se surpassant qu'importe la difficulté, est mis en PLS par une minette qui se révèle être mon amie d'enfance ... du parle d'un gros dur ! J'ai juste envie de me rouler en bouler et de boire jusqu'à détruire mon foie et emplir mes poumons du fumée jusqu'à ne plus pouvoir respirer. Il faut que je me ressaisisse ! Je ne suis pas le genre de gars à se larmoyer sur son sort, je me relève toujours, je ne vais pas me morfondre pour attendre un espoir qui est déjà mort dans l'oeuf.

Je me redresse soudaine, sur le toit de cette école, je me sens comme un roi qui regarde ses sujets d'un oeil bienveillant, pourtant, aujourd'hui, je me sens à côté de la plaque. J'ai la sensation que quelque chose m'échappe, j'ignore de quoi il s'agit, mais si je n'arrive pas à mettre rapidement le doigt dessus, ça va m'énerver. Je ne suis pas du genre à cogiter sur ce genre de chose, mais quand il s'agit de mes proches, je me sens poussé une âme de détective. Hypathie est revenue, c'est un fait. Mais elle me cache quelque chose, et je ne suis pas sûr que ce soit très plaisant à savoir. Je pourrais m'en foutre totalement, mais ça concerne une amie tellement vieille que ses problèmes sont devenus les miens.

Ne pouvant pas trouver un début de logique dans ma réflexion, j'écrase ma clope contre le béton, laissant une énième trace de brûlure sur le toit du bahut. Quand je n'arrive pas à mettre de l'idée dans mon esprit, je ne peux aller voir qu'une personne : ma docteur adorée. Je saute du haut du toit, je ne crains pas l'altitude et depuis le temps, j'ai appris à me réceptionner sur le sol. Je suis le mec qui a tellement eu les os cassés qu'il ne ressent presque plus la douleur. Je ne connais qu'elle pour me sortir du pétrin, peut-être parce qu'elle est la personne la plus bienveillante à mon égard, ou peut-être que j'aime le calme et le sérieux qui émane d'elle ...

Je me dirige d'un pas léger vers l’hôpital, je cours presque, j'aime la voir. Je me demande si des fois, je frôle pas la mort juste pour voir son air désapprobateur,  comme une mère aurait avec son enfant. J'ouvre la porte de son bureau, un sourire lumineux sur le visage, comme un enfant qui va pouvoir jouer avec le jouet qu'il convoite depuis des semaines ...

"Bonjour ma Chère Doc' ! Tu sais ce qu'on fête aujourd'hui ?"

Je m'assois dans le fauteuil en face de son bureau et je n'attends pas qu'elle cherche la réponse, je ne tiens plus en place, je suis comme survolté.

"Je n'ai pas franchi l'hosto par les urgences cette fois ! Sors la bouteille de champ !"

Je n'ai envie de lui dire que je suis ici parce que je cherche un peu de réconfort, Ellis est la seule qui ne me fait pas de cachoteries ou si peu que je ne lui en tiens pas rigueur. Je ne sais plus si je peux encore faire confiance à Hypathie et cela me tue.

"Alors malheureusement je n'ai pas de champagne dans mon cabinet, mais je peux proposer du jus de fruits, en attendant d'avoir autre chose de plus... clinquant."

Mon sourire s'agrandit encore. Je ne sais pas pourquoi, mais depuis quelques temps, la voir me rends heureux. Enfin, plus que d'habitude. La voir me donne l'effet de détruire tous mes maux, tout s'efface à la vue de son sourire lumineux, mes questions, mes doutes. Oui, elle est comme une pluie qui lave cette tristesse qui m'étreint depuis le retour d'Hypathie.

"Allons-y pour le jus de fruit !"

Et je me pose dans le siège, attendant patiemment mon jus, comme un gosse, plus je suis en contact avec la doc' et plus j'ai la sensation que je rajeuni. Je rattrape quelque chose que je n'ai pas connu avant, quelque chose de doux et chaud. Je n'ose pas mettre le doigt dessus, à chaque fois que j'y pense, le visage de ma meilleure amie hante mes pensées, comme un juge accusateur sur mes actes. Comme si espérer une vie différente que celle que j'avais imaginé adolescent était un crime odieux, balancer presque quinze de rêves et d'espoir rabroué et mis au placard était un meurtre. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce que j'ai le droit d'entrevoir un autre avenir avec quelqu'un d'autre ? Est-ce que c'est permis ? Je ne sais pas, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu'il m'arrive vraiment. Mais tout s'efface quand Ellis se tourne vers moi, tendant gentiment un verre vers moi. Je me sens ébloui, mon âme s'envolant. Je me sens heureux et ... incroyablement idiot. Le peu de neurones qu'il me reste disjonctent, je suis en train de faire un AVC tout ça avec le sourire bienveillant d'une amie. Oui, y a rien à dire, j'en ai perdu, je suis plus le dur à cuire qui faisait la loi dans les quartiers il y a quelques années ...

"A la première fois où tu as franchi cette porte sans blessure !"

"Santé !"

Je souris, c'est vrai que c'est bien plus agréable de franchir la porte du cabinet en étant à peu près dans un état correct. Oui, les plâtres c'est bien mais c'est chiant, surtout quand j'en ai marre de les porter et que je les enlève bien avant échéance, provoquant la colère sourde de tout le personnel hospitalier, à se demander si je suis pas à moitié divin ... Guérir aussi vite repose sur des miracles. Mais non, je suis simplement humain, avec une volonté grande que mon corps suit de lui-même.

"Comment te sens-tu en ce moment ? A part la joie qui se lit sur ton visage, je veux dire."

"Bien, je te vois."

Et l'instant, je me mords la langue, me rendant compte de ma connerie trop tard. J'ai la sensation d'être l'amoureux transi pas capable de dire ses sentiments à la fille qu'il aime et fait une boulette au pire moment. J'ai envie de me frapper contre les murs, ou pire, de me jeter par la fenêtre. Mais bon, ça signifierait la revoir et lui devoir des explications, essayant de trouver une réponse qui ne fait pas tâche, j'essaie de combler le silence qui s'installe.

"Jveux dire ! D'habitude, tu m'engueules, c'est tellement rare que tu m'accueilles avec le sourire, j'ai pas l'habitude !"

Dans l'art de se rattraper aux branches pourries, je me donne la note minimale, sérieusement. En plus de me sentir comme un parfait crétin, enfin, plus que d'habitude et horriblement gnangnan. J'ai la sensation de me retrouver dans un film à l'eau de rose pour adolescente de quinze et ça me donne clairement envie de me tirer une balle dans la bouche. Je suis un mec, un vrai, viril ... et pas le truc qui est en train de se décomposer sur sa chaise, en essayant vainement de cacher la transpiration qui commence à apparaître. Je déglutis difficilement avant de reprendre le pourquoi de ma raison. Tirer les vers du nez d'Hypathie. Je dois connaître la psychologie féminine si je veux arriver à mes fins.

"J'aurais besoin de toi, j'ai une amie qui a des soucis et impossible de lui faire admettre ce qui va pas."

Je fais jongler mon verre d'une main à une autre, j'ai la sensation de subir un calvaire grammatical.

"Ellis, t'es la seule personne en qui je peux compter, c'est pour ça que je suis là."

"Vas-y, explique-moi tout, je vais voir ce que je peux faire."

J'ouvre la bouche ... pour la refermer aussitôt. Par où commencer ?  J'ai des idées de construction de phrases, je vois comment le dire mais je ne vois pas quels mots utiliser. J'ai le sentiment d'être un bambin qui essaie désespérément se faire comprendre de sa mère. Seulement, je suis un homme adulte qui parle non pas à sa mère, mais à son docteur/amie/conseillère. Je soupire longuement, je joue avec mon gobelet en plastique. Que dire d'Hypathie ? Si ce n'est que c'est ma plus vieille amie ? Que dès je parle d'elle, je me sens pousser des ailes, je me mets à rêver à une vie avec elle. Je me vois heureux avec elle.

Non.

C'était avant. Avant qu'elle  ne parte en Angleterre, me laissant tout seul, m'abandonnant après des années de vagabondages, me laissant seul, détruisant tout ce qu'on avait construit, tout ça s'est envolé en milles morceaux. J'ai eu la sensation d'être comme un chiot qu'on abandonne parce qu'il est trop encombrant, un toutou gentil mais pas suffisamment malin pour qu'on puisse en faire une bête de concours. Oui, je me senti abandonné, j'ai beau regarder dans toutes les directions, je me suis senti tellement seul, tellement seul dans mon coeur que j'ai cru que j'allais mourir de l'intérieur. J'ai souffert comme je n'ai jamais souffert, toutes les blessures physiques que j'ai reçu jusqu'à lors n'étaient rien. Strictement rien.

"Eh bien ... Comment aborder le sujet de façon compréhensible ? Nous nous sommes perdus de vus pendant quelques années et récemment, elle est revenue la bouche en coeur. Sauf que je ne sais pas pourquoi, mais je crois qu'elle est mêlée à une sale affaire."

Je me vide complétement de mon souffle, pendant que j'énonce les faits, je réfléchis à pleine vitesse. Elle est mêlée à une sale histoire en effet, mais je le sens au plus profond de moi-même. C'est quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose que je ne connais pas. Et j'ai beau échafauder toutes les hypothèses possibles, il me manque toujours un élément clé, une donnée essentielle pour comprendre l'odieuse mécanique dans laquelle elle s'est embourbée et je ne peux rien faire. Strictement rien parce qu'elle gravite dans une sphère différente de la mienne. Je serre les dents, les années sont passées, j'ai beau la voir désormais comme une simple amie, l'idée qu'elle me cache ses secrets, à moi, son ami, son meilleur ami, son partenaire de toujours. Oui, ça relève de la trahison. Non, pas de la trahison, c'est trop fort comme mot, non, elle me brise mon coeur, encore une fois.

J'ai mis quatre ans à me remettre de son départ, je me suis levé tous les jours avec un goût amère dans la bouche, un goût de tristesse, que j'ai caché encore et encore sous de larges sourires, en étant toujours inconscient. Et d'un coup, ça s'est arrêté net.

Je venais de tomber du toit (encore) et je suis passé par la case hôpital, à se demander si je tentais pas de me suicider, à force de faire des allers et retours aux urgences. On m'a posé des tas de questions sur moi, et les médecins ont décidé que je souffrais d'un stress du à un choc que j'aurais subi étant enfant.

"C'est juste qu'un inconscient !"

Et elle est apparue, le regard sévère, pareille à une mère qui va gronder son enfant à encore fait une bêtise. Quatre ans de faux sourires, de remise en question sans fins et d'âme en peine. Pour la première fois depuis une éternité, quelqu'un ne s'intéresse pas à mes blessures physiques, mais à mettre du baume sur mon coeur, en me parlant franchement, en ne prenant aucunes pincettes avec moi. Jamais je me suis remis aussi vite de mes blessures, tellement vite qu'on a cru à un miracle. Un miracle qui pour une fois avait un nom.

Ellis.

"A mon avis, tu ferais mieux de passer à autre chose avec elle. Si elle revient, sans aucune explication, après une longue absence et qu'en plus tu soupçonnes quelque chose de grave... C'est qu'elle ne mérite pas ta confiance."

Son regard se durcit, elle perd cette attitude maternelle qu'elle a souvent avec moi. Elle n'est plus la mère, elle n'est plus ce modèle de bonté qui m'a attendri. Non, devant moi, c'est la femme que je vois pour la première fois. Je retiens un petit rire gêné. Depuis tout ce temps, je l'ai vu comme un membre de ma famille, une soeur ? Peut-être pas. Une cousine ? Plus, un membre éloigné que je ne vois pas beaucoup mais qui a une place particulière pour moi. Mais jamais au grand jamais, je ne l'ai vu pour elle même. Non, elle a toujours été mon amie, quelqu'un avec qui je prends grand plaisir à partager du temps, un peu de réconfort derrière cette façade inébranlable que j'affiche. Elle bouche les fissures qui pourraient apparaître, elle panse les vieilles cicatrices avec attention. Pourtant, je n'ai jamais cherché à aller plus loin.

Jusqu'à maintenant.

Parce qu'elle change de visage, qu'elle ne veut plus ce rôle de mère qu'elle a eu si longtemps, parce que ce n'est pas son rôle, parce que ce ne la jamais été. Mais je lui ai imposé ce choix, sans vraiment prendre en compte son avis, pourquoi est-ce que j'aurais dû ? Je ne pensais qu'à Hypathie, seulement à elle, parce qu'après toutes ces années, c'est normal de faire passer ses amis d'enfance avant ? Non ? Je connais Hypathie depuis si longtemps, je suis obligé de la faire passer avant ? Parce que c'est la première ? Est-ce qu'une amitié supplante une autre ? Est-ce qu'elles sont égales, ces relations ? Elles ne peuvent pas l'être parce que l'humain est par nature partial. Une vieille amitié un peu couverte de poussière mais solide comme du titane ou une amitié neuve qui n'attend que cela que de se développer, devenir quelque chose de beau.

Et je me pose la question suivante : de qui la trahison me tuerait le plus ? Hypathie dont je suis fou depuis si longtemps ou de Ellis sur qui je me repose depuis toujours ? Je penche la tête en arrière, cherchant dans mes poches mon briquet et une cigarette à griller. Je soupire de dépit, ce genre de problème ne me concerne pourtant pas ! Je ne suis pas la personne qui hésite, j'agis, je fonce comme un idiot au delà du danger. Est-ce que je vieillis ? J'ai l'impression de devenir quelqu'un de réfléchit, diantre, que c'est chiant ce sentiment, c'est même très emmerdant, je laisse ça aux idiots indécis qui ne savent pas où ils vont. Je trouve une cigarette et la saisit entre mon pouce et mon index, je la regarde intensément comme s'il s'agissait d'un objet particulièrement précieux.

"Tu sais pourquoi je suis devenu prof ?"

Je laisse un moment de silence, laissant ces mots en suspension.

"Pour ne pas laisser tomber les gens. Qu'importe d'où ils viennent, qu'importe leur passé, qu'importe qu'ils me haïssent ou non, je leur viens en aide. Tendre une main quand on se trouve seul, tellement seul que certains voudraient mourir que de subir cette agonie plus longtemps. Moi ... je ne sais pas lâcher les gens tant que je ne suis pas sûr qu'ils sont parfaitement bien. J'aime à penser que je suis une sorte de corde de rappel, le dernier recours avant le grand saut. C'est poétique et utopique, mais des fois, ça ne peut pas faire de mal, de se sentir soutenu, même par un fou."