Héphaïstos était derrière cette vague de journalistes. Tous n’avaient d’yeux que pour un seul et même homme. Christopher, ou plutôt Monsieur Lowe, nouveau géant dans tout ce business électronique que faisaient les humains. Mais pour le dieu, il restait son fils. Qu’importe qu’il soit Résistant, qu’importe qu’il ait fait de mauvaises choses, il était la chaire de sa chaire, son sang, sa création. Comme tous ses enfants, Héphaïstos gardait un œil sur eux, et même Eléa avait droit à ce traitement particulier, mais ces derniers temps étaient compliqués. Bref, malgré les restrictions de Zeus, le Forgeron avait décidé de tout faire à l’ancienne et de la suivre de près et de visu. Ainsi donc il s’était retrouvé là, au milieu de ces paparazzis, de ces fans transis (à en juger par les cris stridents des jeunes femmes présentes), à observer de loin son propre fils.
   Adossé à un vulgaire mur, bras croisés sur sa poitrine, Héphaïstos avait assisté à l’interview.  Christopher était sûr de lui, répondant aux questions avec précision, calme. C’était un homme désormais, plus un gamin comme lorsqu’il avait rejoint le mauvais camp. Dix années s’étaient écoulés depuis ce jour, beaucoup de choses s’étaient passées, des bonnes mais surtout des moins bonnes. Encore maintenant, tout n’était pas rose, et s’exposer comme cela en plein New York rendait le dieu vulnérable. Le Forgeron avait donc manipulé la Brume à son avantage, modifiant quelque peu son apparence. Oh, rien de trop important, non. En ces temps et ces lieux troubles, un individu massif et boiteux ne pouvait passer inaperçu, une chance sur deux pour qu’il s’agisse  effectivement du dieu. Autour de lui se trouvait donc un épais nuage de Brume, la magie d’Hécate. Elle masquait cette fichue boiterie, vestige de sa naissance. Quant à son aspect physique … voilà bien longtemps qu’il cachait sa laideur, son visage déformé. Sa carcasse impressionnante n’était pas unique, ni ses mains et ses épaules puissantes, inutile alors de s’embêter à cacher cela. Le reste relevait de simples accessoires d’habillement. Héphaïstos avait troqué son tablier de cuir pour un costume d’une couleur gris cendre, ainsi qu’une cravate d’un rouge foncé. Quant à ses habituelles chaussures de sécurité, le dieu les avait troqué pour une autre paire, noires à lacets. Sans compter son dernier accessoire, en quelque sorte sa fierté : un simple chapeau noir, semblables aux fedoras. Si on avait l’habitude de son allure de bourrin, il était difficile de le voir ainsi, tiré à quatre épingles, élégant.

   Christopher quitta l’interview, et aussitôt qu’il fit quelque pas, la nuée de journaliste se rua sur lui. Héphaïstos ne le quitta pas des yeux, l’observant lorsqu’il les renvoya d’un vulgaire geste de la main, passant aux minettes transies qui lui réclamait des autographes à tout va. Un rictus se dessina sur les lèvres du Forgeron. Pas de doutes, son gamin avait bel et bien réussi ce qu’il avait entreprit, Apple n’avait qu’à bien se tenir. Et quelques instants après, le demi-dieu quitta la foule. D’un geste nonchalant, son père parti du mur qui soutenait sa lourde carcasse, avait de zigzager à travers la foule, guettant son fils. Sa première idée était de le suivre encore un peu, voir une autre partie de sa vie, et peut-être même l’aborder.
    Ils quittèrent l’endroit de l’interview, et Héphaïstos fut forcé de constaté que son succès était plus grand que ce qu’il avait imaginé. Même dans la rue, se baladant aussi simplement qu’il le faisait, Christopher se faisait reconnaître, et aussitôt d’autres lui demandaient une signature, yeux pétillants. Le Forgeron haussa un sourcil. Après tout, lui-même pourrait l’aborder d’une telle façon, bien que cela puisse paraître bizarre … De jeune minettes, Christopher se serait retrouvé avec un homme robuste qui frôlait la quarantaine d’apparence et le dominait au moins d’une tête. Lequel d’ailleurs le sermonnerait bien certainement sur son choix d’allégeance à la Résistance. Au fond, c’était cela qui le dérangeait, la Résistance. Non pas qu’il ait peur de se faire tuer, loin de là, mais c’était plutôt le fait que son fils puisse ne pas aimer son père. Même en tant que dieu, Héphaïstos avait toujours tout fait pour ses gamins, à son avis il était bien l’une des seules divinités qui s’en préoccupait autant. Il savait ce qu’enduraient des jeunes qui étaient délaissés par leurs parents, quels qu’ils soient, et il s’était toujours juré de garder un œil sur les siens. Alors se faire détester par eux … Dur à dire pour un dieu, mais cela lui faisait mal au cœur. Il avait déjà tellement perdu d’enfants dans ces guerres …
    Héphaïstos fixa son fils. Le dieu était sur l’autre trottoir, en face de Christopher, il n’avait qu’à traverser pour le rencontrer, pour lui parler comme lorsqu’il était plus petit et que le Forgeron se permettait quelques visites. Une voiture passa, et le dieu franchit l’espace qui les séparait, se retrouvant sur le même trottoir que le demi-dieu. Ses yeux toujours rivés sur lui, tandis que son pas lent et lourd le faisait se rapprocher. Mais au dernier moment, Héphaïstos changea d’avis. Il baissa la tête et accéléra l’allure. Non, ce ne serait pas aujourd’hui qu’il parlerait à son fils.  Le Forgeron avait rapidement jugé qu’il ne valait mieux pas l’aborder comme d’une telle façon, que cela lui ferait bien mal que de bien. Il le rencontrerait bien plus tard, en rêve cette fois-ci. Il passa en un coup de vent espérant que Chris ne lui ait prêté aucune attention, chose dont le résultat fut vain quand le dieu entendit des pas derrière lui. Il aurait pu se retourner, révéler son identité et mettre fin à ce suspense, mais il décida de continuer à la même allure, espérant que le demi-dieu laisse tomber.

« Attendez ! »

    Il y eu une esquisse d’arrêt, et Héphaïstos ralenti le pas. Aussitôt que cet appel résonna à ses oreilles, il sut qu’il lui était impossible de passer outre. Il mit en fonction son plan.

   Manipuler la Brume était quelque chose de très facile, surtout en étant un Olympien. Il avait déjà modifié son apparence, et il pouvait leur donner un peu d’intimité. Une sorte de bulle de Brume les entoura. D’un œil extérieur, il n’y avait personne, et le duo pouvait voir l’endroit où ils se trouvaient (un parc en l’occurrence), mais personne n’était présent. Ils seraient seuls, cachés même à la vue des dieux, de certains seulement.  
    Un bref mouvement effleura Héphaïstos, mais ce dernier continua sa marche, bien plus lente que précédemment. Il ne fuyait plus. Et le dieu s’arrêta.  Machinalement, le dieu replaça son chapeau, l’enfonçant un peu plus sur son front, une ombre se dessinant sur ses yeux. Il resta figé, attendant que Christopher vienne faire face à la large Montagne qui se dressait devant lui, de dos certes. Il parut s’écouler des heures avant que son fils ne vienne lui faire face. Héphaïstos se redressa, le fixant d’un œil sévère, bien plus qu’il ne le souhaita. Nul doute que si une autre personne que Chris se trouvait devant lui, elle aurait souhaité fuir très loin. Le Forgeron irradiait la puissance, littéralement. Non pas grâce à son statut de dieu, mais en contrepartie de sa laideur. Il n’avait pas le visage d’Apollon ni le charisme barbare d’Arès. C’était une autre force qui l’animait. Mais la certaine rancœur qu’il éprouvait contre Christopher alimentait cela. Sur l’instant, il aurait voulu lui passer le savon sa vie clairement l’engueuler pour son choix, mais il savait pertinemment que ce n’était en aucun cas la marche à suivre. Son fils en avait bavé dans sa vie, et il méritait bien mieux, pour une première rencontre de vive voix, qu’une vulgaire engueulade.
    Héphaïstos garda le silence, laissant le temps au demi-dieu de le reconnaître. Il le détailla du regard. C’était une première pour lui aussi de le voir d’aussi près à ses trente-cinq ans, et il voulait prendre le temps de le regarder, de voir quel homme il était devenu. Un bien bel homme qui avait réussi dans la vie mortelle, au dépit de mauvaises périodes dans sa jeunesse. Malgré son titre de Résistant, le dieu était fier de son fils.

    Contre toute attente sur ce visage dur s’afficha un doux sourire, celui bien veillant d’un père, contrastant avec ses traits rudes.

« Bonjour Christopher, finit-il par dire. »