Depuis quelques temps, Eilis était inquiète. Pour Lyanna, pour Andreas, pour tout. Le fait qu'ils ne sachent toujours pas qui était le responsable du meurtre à Central Park l'amenait à se dire qu'elle devait mettre les bouchées doubles pour protéger son foyer et ses proches : si quelqu'un était capable d'assassiner quelqu'un, fût-il demi-dieu, il était tout aussi capable de tenter de dissuader la police en s'en prenant à leurs proches...

Elle se mit en tête de retourner à Central Park pour tenter de réfléchir plus calmement à la situation, le commissariat étant trop bouillant et bruyant pour se concentrer pleinement. Quand elle y mit le pied, la tranquillité des promeneurs et de l'endroit l'assaillit, la détendant complètement sans pour autant lui faire oublier ses soucis. Elle avait choisi le meilleur endroit et le meilleur moment pour penser en paix, aussi décida-t-elle de laisser ses pieds l'emmener un peu au hasard à travers le parc.

Mais la quiétude de la promenade se révéla bien vite brisée quand elle fut bousculée accidentellement par un homme, lui aussi en promenade, qui renversa sur elle sa glace. Surpris par la scène qui venait de se passer, il ne put que dire :

.... Oups ? ...

Et c'était tout. Bon, en soi, elle n'allait pas se formaliser pour si peu, même si sa veste allait finir au pressing dès qu'elle serait rentrée ; de toute façon, c'était la période du nettoyage mensuel pour ladite veste, voilà l'occasion rêvée de ne pas déroger à la règle. Souriant un peu gênée, elle retira sa veste et répondit :

Pas de mal. Mais pour vous faire pardonner, c'est vous qui paierez le pressing. C'est que j'y tiens, à cette veste.

Elle soutint son regard après avoir prononcé ces paroles, le défiant de refuser, mais elle n'avait pas non plus l'intention de se battre. Et puis, il n'avait pas l'air de vouloir faire preuve de mauvaise foi...

Heureusement, celui qui l'avait bousculée semblait prêt à accéder à sa demande de payer le pressing, et commença à chercher son portefeuille pour en sortir un billet avant de se raviser ; il ignorait le prix d'un pressing. En même temps, celui où Eilis avait l'habitude d'aller n'était pas spécialement cher, une dizaine de dollars pour une veste comme la sienne, mais au moins c'était efficace et en plus les tenanciers étaient des gens fort sympathiques avec lesquels la jeune femme aimait discuter en posant ses affaires.

Il leva la tête et demanda, sans lui laisser le temps de le rassurer :

Oh, vous voulez que je vous accompagne peut-être ? Pour ne pas avoir une mauvaise surprise quant au prix ?

Oh, ne vous en faites pas, le pressing où je vais d'habitude n'est pas cher du tout, mais peut-être un peu loin... Donc effectivement, m'accompagner pour payer votre forfait me semble une bonne solution, répondit Eilis en souriant. C'est là qu'il se présenta :

Au fait, Lucius Nightwell, enchanté.

Catherine Stuart, enchantée de même, telle fut la réponse d'Eilis. En présence d'un inconnu, elle donnait toujours son deuxième prénom, comme pour se protéger, avant de réfléchir rapidement. Nightwell ? Cela lui rappelait une affaire qui s'était déroulée environ cinquante années plus tôt, une jeune femme sans famille ni enfants qu'on avait retrouvée noyée dans la rivière... Peut-être un cousin ? Hum, à vérifier dans les archives de la police... Mais chaque chose en son temps. Les mains sur les hanches, elle regarda le dénommé Lucius et lui lança :

C'est à un quart d'heure à pied d'ici, on peut en profiter pour discuter un peu, qu'en dites-vous ? J'avoue que votre patronyme m'intrigue un peu, il me rappelle quelque chose...

Hum. Vu la réaction de l'homme, Eilis avait touché un point sensible. Mais ce fut un peu trop rapide pour qu'elle soit sûre de sa remarque ait réellement eu un impact sur Lucius, qui reprit contenance et répondit :

C'est étrange vu que je viens d'arriver ici et qu'à ma connaissance, je n'ai pas de famille dans la région.

Un homonyme, alors ? Hum, c'était quelque chose qui se tenait tout autant que l'idée du cousin éloigné de cette pauvre femme. M'enfin bon, Eilis n'allait pas insister davantage, et se dirigea vers le pressing où elle déposa sa veste et laissa l'homme payer son forfait. Elle ressortit de la boutique et lança à Lucius avec un sourire :

Bon, je ne vous retiens pas davantage. Merci d'avoir accepté de payer.

Elle lui tendit la main en continuant de sourire, avant de se diriger vers son appartement, s'arrêtant au passage dans la supérette la plus proche pour acheter de quoi faire le repas du soir pour trois personnes. Mais le nom de Nightwell était inscrit pour un bon moment dans sa mémoire, et elle ne pouvait pas s'empêcher de faire le lien avec la jeune femme retrouvée noyée cinquante ans plus tôt.

Perdue dans ses pensées, cherchant désespérément des réponses à ses questions, Eilis ne se rendit pas compte qu'elle avait été rejointe par Lucius, qu'elle n'avait pas recroisé ces derniers jours. Elle sursauta quand il lui lança d'un ton amusé :

Ne vous inquiétez pas, je ne porte pas d'arme ce coup-ci.

Ah, référence à la glace... D'ailleurs il lui faudra aller chercher sa veste au pressing, mais ça attendrait la fin de la journée. Au début, un peu embêtée d'être coupée dans son élan, elle grimaça, avant de sourire : il n'avait certainement pas fait exprès de la couper dans ses investigations, alors pas de raison de mordre. Elle répondit :

J'espère bien, sinon j'aurais été obligée de vous coffrer pour menace à agent. Bien que je ne sois pas de la police à proprement parler.

Elle le regarda sous toutes les coutures, fronçant légèrement les sourcils ; il dégageait une sorte d'aura qui lui rappelait celle qui flottait autour de l'homme de Central Park, mais elle était légèrement différente... Et cela la troubla. Elle ne pouvait pas non plus forcément lui demander de but en blanc de révéler qu'il appartenait au monde qu'elle haïssait le plus. Pourquoi n'existait-il pas de technologie suffisamment performante pour étayer une impression... Sentant le rouge lui monter aux joues, elle toussota et lança :

Par contre, excusez-moi, mais si vous ne pouvez pas m'aider à résoudre une affaire je vous demanderai de quitter cette zone, s'il vous plaît. Il y a eu un meurtre il y a quelques jours par ici, j'espère y trouver des indices... Même si je doute d'en trouver après tout ce temps.

Elle poussa un léger soupir de découragement ; promis, en rentrant chez elle avec sa veste, elle réfléchirait à comment être sûre qu'elle ne cédait pas à la paranoïa. Et peut-être qu'elle en parlerait aux deux êtres les plus proches d'elle, sa sœur et leur ami.

S'il sembla hésiter au début, Lucius finit par répondre à la demande d'Eilis :

Oh, et bien en quoi je pourrais vous aider alors ma bonne dame ? Vous savez, j'ai un assez grand réseau grâce à mon travail, ça coûte rien que je vois si quelqu'un sait des choses ou pas sur votre enquête.

Oh. Un détective privé ? Si la majorité des corps de police avaient un peu de mal avec ce genre de personnage, Eilis faisait partie de ceux qui considéraient que généralement, ils faisaient bien leur boulot et pouvaient éviter à la police de perdre du temps inutilement. Mais alors qu'elle s'apprêtait à répondre, il reprit :

Vous n'avez pas idée de la masse de gens qu'on rencontre quand on est en contrat avec la WWE, ça vole haut.

La WWE... Ah, oui, le catch ! Décidément, les Américains avaient des us et coutumes qui échappaient encore un peu à l'Ecossaise de naissance qu'était Eilis. Souriant, elle croisa les bras et répondit avec une pointe d'ironie :

Si vous ou votre réseau êtes en mesure de m'aider à retracer les événements qui ont précédé le meurtre, me donnant le nom du responsable, et ce de quelque manière que ce soit pourvu que j'aie des éléments tangibles, j'accepte avec plaisir. J'ai beau avoir de bons yeux, il y a forcément des indices minuscules qui m'échappent...

Elle regarda leur environnement avec lassitude avant de reposer son regard sur Lucius :

Mais vous êtes catcheur ? Ou vous l'avez été et vous vous êtes reconverti en détective privé ? Ou vous avez un détective privé dans votre réseau susceptible de m'aider ? J'avoue que j'ai un peu de mal à visualiser un quelconque rapport entre le crime et le catch...

Et de fait, c'était une question légitime.

Eilis lui accorda un sourire alors qu'il lui répondait : effectivement, il était catcheur. Ma foi, pourquoi pas, après tout, c'était un moyen comme un autre de gagner de l'argent plus ou moins honnêtement.

Mais la suite de sa réponse la laissa un peu perplexe :

Mais certain des investisseurs de la WWE sont de riches notables, notamment notre cher président des états-unis que j'ai pu rencontrer une ou deux fois donc si je demande à mon PDG de me mettre en relation avec son vieil ami pour avoir accès à sa cellule de recherche, il ne refuseras pas, il m'adore après tout.

Ah. Ouais, d'accord. Là ça allait être un problème, elle ne pouvait pas non plus demander de l'aide au Président des Etats-Unis... Alors qu'elle hésitait, il reprit :

Enfin bref, si vous êtes d'accord bien sur, pourriez-vous me faire un petit topo de ce que vous avez déjà ? Histoire de pas leurs demander de partir de rien parce-que sinon, ça marchera moins bien.

Dilemme. Devait-elle dire tout ce qu'elle savait et tout ce dont elle se doutait ? Non, quand même pas... Autant rester sur les faits, rien que les faits, qu'un mortel pourrait voir s'il n'avait pas le don de voir à travers la Brume. Elle soupira et finit par répondre :

Un homme, jeune, de type caucasien, a été retrouvé égorgé à Central Park. Et c'est tout ce qu'on a. Même pas d'arme du crime, et pas sûre  qu'on arrive à voir s'il y a des caméras autour du parc pour voir...

Parce qu'elle ne savait pas s'il était possible d'accéder aux caméras de surveillance du coin - car dépendant de la municipalité - et parce qu'elle ne savait pas si ses supérieurs avaient fait la démarche. Dans tous les cas, l'administration ralentirait grandement l'enquête...

Eilis ne put s'empêcher de hausser un sourcil quand Lucius lui répondit :

Oh, bah biens sûr qu'il y a des caméras sur le parc. Vous avez votre plaque sur vous ? On peut y aller dès maintenant si vous voulez, ils sont cools ici, ils aident souvent les gens à avoir accès aux caméras pour retrouver de simples objets ou autres alors c'est pas à un membre de la police qu'ils vont refuser.

"Ils sont cools" ? Déjà, comment pouvait-il le savoir, et surtout il devait sûrement faire erreur, les autorités sont plutôt reconnues pour ne pas forcément aider ceux qui sont dans le besoin. Mais bon, il était vrai que si elle montrait la preuve qu'elle était de la police, ils pourraient... Ouais, non, elle n'avait pas de plaque, et si ses collègues avaient pu faire la demande, s'ils y avaient eu accès, elle aurait été prévenue.

C'est là que Lucius lui demanda, l'air de rien :

Mais dans tout les cas, pour avancer de manière efficace, vous n'avez aucun autre indice ? Même pas une intuition personnelle ? Vous savez, je suis large d'esprit, rien de ce que vous pourrez dire ne me choqueras outre mesure.

S'il savait... Mais pour qu'il ait ce genre de réflexion, c'est qu'il devait faire partie de ce monde honni par Eilis et ses proches. Instinctivement, elle se raidit et souffla :

A part que c'est dû à un esprit, je ne vois pas... mais c'est sûrement dû au surmenage, on est tous très impliqués dans cette affaire et ce serait dommage qu'on la classe.

Là, elle se sentait un peu en danger, elle ne savait pas où elle mettait les pieds, et quelque chose lui disait qu'elle allait amèrement le regretter. Mais avait-elle le choix, désormais ? Elle se sentait un peu acculée...