Matthew hésita. Le visage fermé, le cœur battant, il resta figé devant la porte. Il l’observa s’entraîner sans bouger. Il ne voulait pas avoir ce rôle. Il ne voulait pas être celui qui réduirait son monde en cendres. Il ne voulait pas la faire souffrir. Son envie immédiate était plutôt de fuir à toutes jambes et de laisser quelqu’un d’autre le faire à sa place. Mais, ça aurait été lâche. Et il en avait marre d’être lâche. Alors il avança vers elle. Il ne savait pas si c’était à lui de le faire. Après tout, il était loin d’être la personne qui était le plus proche d’elle dans la Résistance. Mais, il se voyait mal charger quelqu’un d’autre de lui dire.

Il finit à son niveau et tenta de garder un air impassible. Lorsqu’elle croisa son regard, il lui dit gentiment : « Allons ailleurs, je dois te parler. » Il l’entraîna dans une salle de stand de tir vide et ferma la porte, pour dissuader les autres Résistants de venir. Puis, quand il se retrouvèrent seuls tous les deux, il la fixa cherchant ses mots. Il ne savait pas comment lui dire. Il ne savait pas comment on disait ces choses-là habituellement.

Matthew avait une plutôt bonne mémoire des visages. Aussi, lorsqu’il avait vu Clayton Lawrence dans une ruelle sombre ce jour-là, il n’avait pas eu du mal à le reconnaître. Il l’avait vu au mariage de Sora. Il se souvenait bien de ce qu’il avait ressenti ce jour-là. De la joie, bien sûr, à l’idée que quelqu’un arrive à vivre normalement au milieu de la guerre. Mais également du scepticisme. Comment Sora avait pu finir avec ce type ? De ce qu’il avait pu voir, il n’avait aucun point commun… Mais il avait vu leur amour. Et cela lui avait suffi. Toujours est-il que ce dernier était en pleine altercation avec un autre type. Puis l’autre type en question avait, sans raison apparente, sorti une épée et l’avait plongé dans la poitrine de Clayton. Matthew avait couru après ce qu’il supposait être un demi-dieu. Il lui avait hurlé de s’arrêter. Mais l’autre avait disparu dans la foule. Alors le Résistant s’était hâté de retourner auprès du mortel qui gisait dans la rue déserte. Mort. Comme dans un rêve, il avait appelé les urgences et avait disparu.

Et maintenant, il se retrouvait devant la femme de Clayton. Il ne comprenait toujours pas la situation. Tout ce qu’il savait c’est que Sora avait le droit d’être au courant. Lui dans son cas, il aurait voulu être au courant. Mais, il ne savait pas comment lui dire. « Sora… J’étais en ville tout à l’heure, et j’ai… »  bafouilla-t-il. Il ignorait la bonne manière de dire ces choses-là. Il doutait même qu’une bonne manière existe. Alors, il plongea son regard dans celui de Sora et dit doucement : « Sora, ton mari est mort. ».

« C'est quoi cette blague de mauvais goût ? » La voix de Sora claque comme un fouet avant même qu’il n’ait eu le temps de s’expliquer. Il n’arriva pas à répondre. Aucun mot ne voulut franchir la barrière de ses lèvres. Il n’était pas fait pour ça. Il ne trouvait pas les mots justes. A la place, le silence se fit pesant alors qu’elle lui tapa gentiment l’épaule, comme pour le faire sourire. « Pourquoi tu me fais ce coup là ? Tu t'ennuyais vraiment tant que ça avec Pandy pour que tu viennes me chercher des noises ? Je sais qu'elle est pas sympa avec toi mais elle t'aime bien tu sais. » Matthew ouvrit la bouche. Mais la seule chose qui traversa son esprit fut de se demander s’il existait des gens assez stupides pour faire ce genre de blague. La voix de Sora se fit suppliante : « Dis, dis-moi que c'est une blague, je ne t'en voudrais pas... »

Le silence offrit à la jeune demi-déesse la réponse que Matthew n’arrivait pas à formuler. Elle attrapa son téléphone et composa un numéro alors que le Résistant la fixait, désemparé. Une attente interminable s’écoula avant qu’elle ne recommence. Il savait pertinemment que personne ne répondrait à l’autre bout du fil. Alors, il saisit doucement le téléphone, alors que des larmes venaient inondées les joues de la jeune femme. Il ne savait que dire. Il ignorait s’il devait la laisser seule, mais cela lui semblait être une mauvaise idée. Il raccrocha et entreprit de lui expliquer ce qu’il avait vu. Elle avait le droit de savoir comment cela s’était passé. Maladroit, il finit par la prendre dans ses bras.

Ce n’était clairement pas naturel, pour lui. Mais, ça lui semblait la chose à faire. Il la laissa exprimer son chagrin. Chagrin qu’il ne pouvait pas comprendre. Elle n’avait même pas vingt ans. Et elle était déjà veuve. Il ne pouvait pas prétendre comprendre sa douleur. Il n’essaya même pas. Il laissa plusieurs minutes s’écouler avant de dire « J’ai appelé les urgences. Il a dû être transporté à l’hôpital. Tu veux que je t’y emmène ? » Il ignorait encore une fois si cela était une bonne idée mais, elle avait le droit de le voir non ? De toute manière, la morgue ne tarderait pas à l’appeler normalement, alors autant qu’il l’y conduise plutôt qu’elle y aille seule.

« Tu te trompes, il est en vie. » Malgré sa certitude apparente, elle attrapa sa veste et se précipita vers le garage. Matthew la suit en lançant un regard noir aux résistants qui levaient les yeux, curieux. Une nouvelle recrue alla même jusqu’à les suivre. Le fils d’Eris l’en dissuada avec colère. La demi-déesse ouvrit la porte d’un véhicule et Matthew n’eut même pas le temps de fermer la portière qu’elle avait déjà démarrer. Il doutait même qu’elle sache qu’il était avec lui. L’œil hagard, elle conduisait si vite qu’il craignit de la voir tuer quelqu’un. Il la regardait avec inquiétude. Elle n’y croyait pas. Elle avait l’espoir qu’il se trompe. Et il savait très bien que l’espoir pouvait faire plus mal que tout.

Ils arrivèrent aux urgences et lorsque Sora demanda son mari, on lui dit qu’elle ne pouvait le voir à la morgue. Il sent bouillit. Il sait qu’elle ne va pas tarder à exploser. « Pourquoi tu ne l'as pas protégé ? » Il ne fut pas surpris. Sa réaction était parfaitement normale et lui aussi s’en voulait un peu de ne rien avoir fait. Il n’était ni en colère, ni blessé. Non, c’était juste normal. « Je ne pouvais rien faire. J’ai essayé de poursuivre le type mais, il avait disparu. » Elle cherchait un coupable, et cela ne le dérangeait pas de jouer ce rôle. Elle y avait le droit.

Il se tourna vers l’infirmier qui les avait éconduits et le prit un peu à part. Il lui dit d’une voix basse et menaçante « Mon amie veut voir son mari. Elle a le droit de lui dire au-revoir. » L’autre bafouilla que c’était impossible mais le demi-dieu le plaqua contre le mur, le visage noir. Et visiblement, son petit numéro d’intimidation fonctionna car l’infirmier s’empressa de les conduire à la morgue. Le long du trajet, il lui saisit la main dans le but de la consoler un peu, bien qu’il doute que cela ne fonctionne. Puis, une fois arrivé, il s’arrêta, estimant qu’elle avait besoin d’être seule.

Les larmes qui dévalaient les joues de Sora le mettaient aussi mal à l’aise qu’elles l’attristaient. Il ne savait quoi dire pour la réconforter et il voyait la colère qu’elle éprouvait contre lui. « Et tu n'as pas été capable de la rattraper ? Et tu te dis membre de la Résistance ? Va falloir revoir sérieusement des compétences. » Matthew resta silencieux, songeant que c’était sans doute la meilleure chose à faire. Il n’avait pas voulu se lancer dans une course poursuite car même s’il y avait eu une infime chance de le rattraper, il n’était pas certain de la mort de Clayton. Il avait préféré retourner voir s’il y avait une chance de le sauver que de poursuivre un assassin. Peut-être était-ce le mauvais choix. De toutes manières, le Résistant ne saura jamais s’il aurait fini par l’attraper ou non.

Durant tout le long de la marche, il avait la désagréable impression d’avancer vers l’autel. Un autel morbide, triste et froid, comme l’était la morgue. Il sent la haine qui émane de Sora et il est conscient qu’elle le déteste. Les portes s’ouvrent et Matthew reste immobile alors qu’elle entre. Il n’ose même pas imaginer sa douleur. Pourtant, lorsqu’elle ressortit, elle ne pleurait plus. Il ne vit que la flamme de la vengeance dans ses yeux. Bien sûr, il pensait que c’était une très mauvaise idée, mais qui était-il pour donner des leçons ? « Viens. Quittons cet endroit. »

Elle s’éloigna et il la suivit sans un mot. La parole était inutile dans ce contexte. Il ne savait pas quoi dire et s’excuser lui semblait être la pire des choses à faire. Pourtant, il en avait bien envie mais une partie de lui savait que ce n’était pas de sa faute. Il se devait de rester fort, parce qu’actuellement, c’était Sora qui avait besoin de lui. Et non l’inverse. Il grimpa dans la voiture mais prit le volant cette fois-ci. Il conduisit lentement, alors que le silence pesait dans le véhicule. Finalement, il se gara et choisit un bar désert où il incita Sora à entrer. Il s’installa à une table pour deux et commanda deux bières. Il était si mal à l’aise qu’il ne trouva rien à dire pour meubler le silence. Il se contenta donc de la regarder, très gêné.

Le silence se prolonge, mais quelque part, Matthew sait que ce n’est pas à lui de le rompre. Lui n’est pas en deuil aujourd’hui et c’est à Sora de voir comment elle veut gérer. Certaines personnes ont besoin d’extérioriser quand d’autres préfèrent tout garder pour eux. Aucune méthode n’est la bonne et tout dépend de la personne. Aussi, il attend de voir comment Sora veut faire son deuil mais si elle veut parler, alors il sera présent, et si elle veut juste boire, il sera là aussi.

- Je voudrais tuer ce mec qui a fait ça ... mais je refuse. Je le laisserai vivre et je ferais en sorte que chaque jour de son existence soit plus douloureuse que la précédente. Je n'ai plus que ça maintenant, la vengeance. Moi qui voulait arrêter de me battre, je me suis bien fais niquer tiens ! Je voudrais que cette journée se finisse le plus tôt possible, que je puisse passer à quelque chose d'autre.

Elle vida sa bière d’une traite et Matthew lança un regard au serveur qui se dépêcha d’en ramener une autre. Il la regarda. Il voyait toute sa souffrance et aussi tout le mal qu’elle se donnait pour le cacher. Il comprenait parfaitement cela. L’idée d’afficher son mal, de paraître faible… c’est peu flatteur. Il comprenait parfaitement mais il savait également que c’était une très mauvaise idée. Pour l’avoir fait à de nombreuses reprises, il finissait toujours mal. Quant à la vengeance, il avait compris que ça n’arrangeait rien. Quand il avait tué le chauffard qui avait tué sa fille, il n’avait rien ressenti d’autre qu’un grand vide. Mais, encore une fois, ce n’était pas à lui de donner des conseils. Pourtant, il ne put s’en empêcher. Pour éviter qu’elle n’arrive au même stade que lui.

- Ne vis pas pour la vengeance Sora. Il n’aurait certainement pas voulu ça. Essaye juste de vivre avec… Je sais que ce n’est pas facile. Mais essaye de vivre avec et de vivre heureuse. Pour lui. Pour lui rendre hommage.

A ses mots Sora releva la tête pour le fixer. Puis, quand il vit sa réaction, il aurait bien aimé retirer ses mots. Il vit son masque se fissurer. Sa carapace se craqueler. Il lut dans ses yeux toute sa souffrance. Toute sa détresse. Il comprit que ses mots l’avaient ramené à la réalité. Et cette réalité faisait mal. Elle était moche. Et elle frappait de plein fouet. Il vit toutes ses interrogations. Pourquoi ne pas se venger ? Et elle n’avait pas tort. En tant que Résistants, ils étaient en vengeance constante. Alors un homme de plus…

Mais il garda le silence, laissant Sora tirer ses propres conclusions. Ce n’était pas à lui de choisir la voie qu’elle déciderait d’emprunter. En revanche, une question lui trottait dans la tête. Pourquoi ? Clayton n’était qu’un mortel. Il n’était pas engagé et était plutôt un type discret, pour ce qu’il en avait vu. Alors pourquoi est-ce que l’homme l’avait tué ? Il rejoua la scène. Il n’y avait même pas eu de combat. Un échange de mots et le meurtre. L’assassin avait prévu son coup. Le mortel était clairement une cible. Mais il ne parvenait pas à l’expliquer. Sora le tira de ses pensées en se blottissant contre lui. Il sentait les sanglots secouer son corps et Matthew la serra contre lui, désemparé. Il ne savait que faire. Il ne savait que dire.

- Je fais quoi alors ? Qu'est-ce qu'il me reste ?

Matthew chercha ses mots. Il n’y avait pas de réponses à cela. Lui-même avait enchaîner les mauvaises décisions. Le deuil était si difficile… Ilse posait toujours la question. Et après ? Pourquoi vivre ? Ces mêmes questions qui restaient sans réponse. Tout simplement parce que les réponses n’existaient pas. L’être humain est né pour vivre, souffrir, se relever et vivre. Il n’y avait pas de raison à cela.  S’il y en avait, la vie ne serait pas si injuste. Il la serra fort contre lui, faute de mieux. Finalement, il dit doucement :

- Il te reste la Résistance. On est tous là pour toi. Pandore, Alice, moi… On est ta famille Sora et on ne t’abandonnera jamais. Et plus que tout, il te reste toi-même. Ta force, ton courage. Quand le monde autour de toi s'écroule, c'est un signe que tu dois remonter tes manches et le reconstruire. Et je sais que tu vas y arriver.